ECRIRE ! François Cheng, le Dit de Tian-yi.

Publié le par Michel Durand

Pour sûr, c'est ce qui nous reste : écrire. D'autres l'ont fait, même au plus fort de la répression, en consignant à la hâte, qui des mots saisis au vol, qui des pensées obsédantes, qui un testament... Y a-t-il un autre chemin pour les enchaînés, s'ils veulent encore transformer tout ce gâchis en instants de vie ? Tant qu'on est là, c'est bien ce qui reste à sa portée. Mais qu'écrire ? Le plus simple ne serait-il pas de raconter par le menu le quotidien ? Est-ce si simple ? Certains s'étaient nourris de rêves si élevés que, foudroyés, hébétés, ils sont frappés d'impuissance à exprimer seulement les choses d'ici. Il ne faut rien de moins qu'un surgissement tout aussi foudroyant pour que...

Les jours suivants, Haolang continue d'écrire : tout ne fait que commencer. Il reprend, passage après passage, les ébauches qu'il a jetées sur le papier, livrant une véritable bataille. Il est impressionnant à voir. Non, il n'y a en lui ni rage ni hargne, encore moins de ces rictus volontairement désinvoltes dont parfois il s'affuble pour se donner le change. L'expression de son visage sévèrement fermé et anxieusement concentré est tout simplement celle de la dignité retrouvée, celle de quelqu'un qui, face à la perdition, a brusquement compris ce qu'il avait à accomplir. Le regardant - j'ai rarement l'occasion de le dévisager ainsi, longuement, tranquillement -, je vois que, malgré l'apparence, quelque chose d'irréductible a eu le temps de grandir en lui. A côté de sa figure cabossée mais indomptée, derrière laquelle on croit percevoir toutes les figures intransigeantes qui s'étaient dressées au long des siècles, ceux qui cherchent à le réduire au silence n'existent plus. Eux disparaîtront. Ils n'ont été sur sa route que de monstrueux obstacles qui l'ont acculé aux limites, donc à l'essentiel. Eux disparaîtront. Oui, la revanche de Haolang ne saurait être dans un coup de canif planté en plein dos de quelque petit chef, ni dans la fuite vers quelque région sauvage. Le voici enfin face à lui-même.

Mais le regardant, je vois aussi surgir en moi des questions en chaîne. Que fait mon ami au juste ? Redonner naissance par le chant à une inextricable histoire à trois ? En quoi celle-ci est-elle exceptionnelle ? Peut-être ne dépend-il que de lui pour qu'elle le soit ? Peut-être ne dépend-il que de lui de transformer la suite de ratages en une suite de révélations qui seraient autant de rachats ? Révélations de quoi ? Probablement le poète l'ignore. Il sait seulement, comme il l'a souvent affirmé, qu'en dépit de tout ce qui a été vécu et dit, rien en réalité n'a été vécu ni dit. Lui qui croyait être venu pour être le grand chantre de la vie, il en est donc réduit à raconter sa « petite histoire ». Y a-t-il bien une « petite histoire» ? Toute histoire même petite n'est-elle pas toujours liée à la grande ? La sienne était à ce point liée à la grande qu'il a fini par s'y noyer. Dans sa lutte pour la survie, il en était venu à oublier la seule arme qu'il détenait: l'écriture. Maintenant il la retrouve. Tant qu'il est là, à côté de la bougie, entre ces murs moisis, cette arme absolue est à sa portée. Personne - fût-il le plus cynique des tyrans - ne peut plus l'empêcher de tout dire. Personne ne peut plus l'empêcher d'aller jusqu'au bout de son dire. Jusqu'au bout ? Là encore, je me vois assailli par une autre série de questions. Où se trouve-t-il, ce bout ? Existe-t-il seulement ? Suffit-il de faire revivre ce qu'on a cru connaître pour que tout prenne forcément sens ? Dire, c'est certes ce qu'il est donné au poète, mais le vrai dire n'est-il pas une quête dont on ne peut encore mesurer la portée ni prévoir le terme ?

Excepté des remarques d'ordre général ou des questions sur des faits précis, Haolang reste muet sur la progression de son récit, soit par l'impossibilité de l'expliquer en mots simples, soit par pudeur : tant de choses qu'il évoque touchent aussi son ami de près. Je respecte son silence. Je ne veux en rien intervenir, sous prétexte de l'aider. Le plus étrange est que durant ces jours, une fois les pénibles tâches quotidiennes accomplies, je reste là, seulement là. Je ne peux rien faire d'autre, pris que je suis dans le mouvement concentrique des ondes qui émanent du corps tendu et inspiré de mon compagnon. Je sens que je ne dois pas m'en écarter ; une voix est là, si proche, si lointaine, qui nous parle à tous deux. Je ne doute pas que ma propre écoute est indispensable pour que celle voix demeure pleine et pleinement comprise. Je me demande toutefois si, en ces heures de sauvetage par l'énergie du désespoir, Haolang et moi entendons exactement la même chose.

Rien qu'à me le demander, je ressens combien nous sommes différents, combien aussi nous sommes complémentaires. Haolang aura toujours été cet être qui s'arrache de la terre la plus chamelle, qui va droit de l'avant ou qui s'efforce de s'élever vers l'air libre des hauteurs, coûte que coûte, vaille que vaille, fût-ce au prix d'atroces blessures infligées à lui-même et aux autres. Tandis que moi, j'aurai été cet être qui vient d'ailleurs et qui sera perpétuellement choqué par ce qu'offre cette terre. Si en dépit de tout je garde intacte en moi cette capacité d'étonnement et d'émerveillement, c'est que sans cesse je suis porté par les échos d'une très lointaine nostalgie dont j'ignore l'origine. Cette voix prenante qui à présent nous enveloppe tous deux ne peut provenir, bien entendu, que de Yumei, elle qui nous avait totalement aimés l'un et l'autre et qui avait reconnu justement celle différence et cette complémentarité dont elle n'avait pu se passer. Mais l'entendons-nous de la même manière ? Recueillons-nous la même chose ? me demandé-je encore. Là où Haolang n'entend peut-être que l'appel d'un être singulièrement terrestre, je suis ébranlé par on ne sait quelle résonance hors monde.

Au cœur de mon écoute retentit un sourd tonnerre de printemps dans lequel la chère voix se joint à tant d'autres qui n'ont cessé de murmurer leur vérité. Voix confondues en une seule, celle de la Femme qui jaillit d'un terreau inconnu, d'un fond proprement mythique. En cet instant de dialogue décisif, ce mot « mythique» me déroute-t-il ? Pas véritablement. Depuis mon séjour à Dunhuang et depuis ma visite au Campo-Santo de Pise, où j'ai vu les fresques du Maître de la mort, depuis que Yumei est devenue cette part de notre être aussi intime qu'inaccessible, s'affirme de plus en plus en moi la conviction que seule une vision mythique permettrait aux hommes de prendre en charge ce qu'ils ne parviennent pas à dire entièrement. Qui d'entre nous peut prétendre cerner la vraie vie, savoir jusqu'où elle plonge ses racines et étend ses ramures ? Peut -on se tenir pour quitte d'avoir consigné seulement les bribes de ce qu'on a cru vivre ou entendre ? Une fois parvenue à l'existence, ayant poussé son cri, toute vie se répercutera forcément d'écho en écho vers un Appel qui vient d'elle et la déborde infiniment. Comment exprimer cet Appel ? Existe-t-il une formule claire, définitive pour y parvenir ? Force est de recourir aux figures mythiques pour suppléer ce qui ne peut entièrement se dire. Et l'objet de la quête, la femme - plus que de la femme, ne faut-il pas parler du mystère féminin -, cette présence énigmatique entre toutes, énigmatique à elle-même, d'où qu'elle vienne, de la Renarde ou du Serpent blanc, du Nuage ou du Lotus, consent-elle jamais, en cette vie ou en d'autres, à se figer ? Elle le souhaiterait qu'elle n'y arriverait pas. «Femme au destin inaccompli, là où tu vas, je te rejoindrai. De vie en vie, tes pas incertains tracent au fond la voie la plus sûre », me dis-je. Je n'oublie pas que depuis ma visite à la chambre de la pendue, jadis dans la maison familiale, j'ai partie liée avec cette voie de la migration et que je n'ai pas à redouter d'éventuelles perditions.

« Mais il n'est pas trop tard ; faisons quelque chose encore ! » Cette phrase que Yumei aimait à dire en fin de journée sur un ton enjoué résonne à nouveau à mon oreille comme une ultime injonction. Je sais que pour moi aussi l'heure du sursaut a sonné. Du fond de la honteuse dégradation, quelque chose naîtra de ma main, une figure, la figure la plus aimée, aussi fidèle que possible à elle-même, aussi autre que possible.


Publié dans Anthropologie

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