Tous les rouages ont été figés. Ce qu'on appelait l'ijtihad dans le monde arabe, c'est-à-dire l'interprétation, a été arrêtée.
Salah Stétié : Avec l'Etat islamique, "nous avons affaire aux idées de l'homme des cavernes"
Entretien : Vincent Braun
Le chaos au Proche-Orient résulte du fait que l'islamisme a prétendu représenter une solution, nous dit l'écrivain Salah Stétié.
Salah Stétié est l'auteur de dizaines de recueils de poésie, essais, récits. Une œuvre que ce Libanais d'expression française poursuit toujours, à 85 ans. Né en 1929 dans une grande famille sunnite, il apprend très vite le français sous l'impulsion de son père, enseignant et poète (en arabe), et se tourne vers la poésie. A cheval sur deux cultures, occidentale et orientale, il embrasse la carrière diplomatique, représentant le Liban au Maroc ou aux Pays-Bas. Aujourd'hui, il ne mâche pas ses mots sur l'islamisme, un phénomène qu'il aborde, parmi beaucoup d'autres choses, dans ses mémoires.
"Ce n'est pas un livre de politique pure, bien que diplomate. C'est le livre d'un homme qui a été mélangé à la culture du monde, à la fois par métier et par vocation", nous précise-t-il à Bruxelles, lorsque nous le rencontrons. Il est venu présenter ses mémoires, intitulées "L'extravagance", qu'il voit comme faisant partie de la condition humaine.
"La vie, l'univers, tout ce qui a fait l'homme, qui aurait tout aussi bien pu ne pas être, tient d'une forme de délire. Qui est derrière ce délire, je n'en sais rien. Mais le délire est là. L'univers est délirant, dans son infinitude. La Terre est délirante, dans son évolution. L'homme est délirant depuis qu'il a commencé à partir de ses origines simiesques à avancer vers ce qu'il est devenu. Et toutes les créations humaines font partie de ce délire collectif. Donc, ce titre d'extravagance me paraît englober à la fois le mystère, le miracle et le péril que c'est, puisque tout ce qui est extravagant peut être fragilité du fait même de son extravagance."
Vous parlez de vocation suicidaire du monde arabe. Qu'entendez-vous par-là ?
Le monde arabe a subi, depuis plusieurs siècles, depuis la fin de l'Andalousie arabe qui a été un grand moment de la civilisation universelle, une décadence qui s'est confirmée de siècle en siècle à partir de la mainmise de l'empire turc sur le monde arabe et la Méditerranée. Tous les rouages ont été figés. Ce qu'on appelait l'ijtihad dans le monde arabe, c'est-à-dire l'interprétation, a été arrêtée. On n'avait plus le droit de pousser la pensée religieuse au-delà de certaines bornes. Qui étaient des bornes définitives. L'empire turc a eu la main lourde sur tout le pourtour de la Méditerranée, le monde arabe - sauf curieusement le Maroc - et déjà une partie de l'Europe avec l'ancienne Yougoslavie, la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie.
Puis il y eut le colonialisme
Oui, ce monde arabe sorti de l'emprise turque a été immédiatement sujet au colonialisme, français ou anglais, qui s'est installé partout. Donc il n'a pas eu le temps d'avoir une évolution normale. Et puis, brusquement, après la libération (décolonisation) et l'établissement de régimes politiques (arabes) militaires ou religieux provoqués par la naissance et l'établissement de l'Etat d'Israël, cela a ravivé dans la région l'idée d'un pays à la fois militaire et dont la raison d'être était la défense d'un territoire. Chacun s'est donc mis à défendre à la fois sa part du sol et sa part du ciel, l'un confondu dans l'autre. On a assisté à une montée de l'intégrisme religieux, à la fois en Israël mais aussi dans les pays arabes, souvent (à régime) militaire, sous prétexte de combattre Israël. Sont arrivés ensuite les mouvements extrémistes.
Quel regard portez-vous sur l'islamisme ?
Je jette sur l'islamisme un regard totalement négatif. Je pense que c'est une très mauvaise interprétation de l'islam, une manière de le figer, d'une façon à la fois politique et spirituelle. La catastrophe du monde musulman résulte du fait que l'islamisme a prétendu représenter une solution, ce qu'il n'est pas. On ne peut pas faire du neuf avec du vieux. Et d'autre part, cet islamisme est un système totalement fermé au dialogue avec l'autre, dans un monde qui ne peut plus exister que dans le dialogue. Le monde de la Méditerranée, dans lequel se passe cette tragédie, est un tout petit coin où sont nées les plus grandes civilisations, dont les trois abrahamismes (religions monothéistes, NdlR), mais où est née aussi la philosophie grecque. Tout cela est arrivé (en Occident) par les Arabes qui ont été, à un moment, le grand peuple de la diffusion culturelle de l'humanisme grec dans le monde méditerranéen.
L'islamisme, malheureusement encouragé au départ par le wahhabisme de l'Arabie Saoudite, représente une régression majeure qui a bloqué et qui menace les révolutions. La montée de Daech est la régression absolue. Cela n'a rien à voir avec l'islam. Nous avons affaire aux idées de l'homme des cavernes, qui prend le pouvoir.
Où sont ceux qui professent l'islam des lumières ?
Ils existent. Au Maroc, en Tunisie, en France, il y a des gens qui réfléchissent avec beaucoup de rationalité à transformer l'islam de l'intérieur. Mais les choses ont trop tardé. Ils attendaient que l'islam des pays d'origine trouve sa modernité à travers l'islam européen. Ils pensaient que l'islam européen apporterait son lot mais, à cause de problèmes sociaux irrésolus, il n'a pas pu évoluer, même au sein de sa société d'emprunt. Il a même régressé dans celle-ci. Lui-même est devenu un poids au lieu d'être une solution. Cet islam qui menace l'Europe et qui menace l'islam d'Europe. Tout le monde est menacé. Alors, il faut casser la table. Je ne suis pas un va-t-en-guerre. Je ne suis pas un Bernard-Henri Lévy. Mais la maison brûle.
La modernité, c'est une séparation de l'emprise religieuse.
La solution est dans la laïcité. Malheureusement, elle n'est pas pour demain. Nous sommes dans une situation qui va durer longtemps. C'est ce que me dit mon expérience de diplomate.