A petite échelle, le capitalisme et le socialisme peuvent donner de bons résultats ; à grande échelle, ni l'un ni l'autre ne marchent

Publié le par Michel Durand

 

Attaché par vocation à l’Évangile,  à chaque fois que j’entends parler de sobriété, d’austérité, je repense à la béatitude de la pauvreté, de la vie simple selon Jésus, le Christ. Aujourd’hui, fête de la Toussaint, Bienheureux les pauvres, je ne pouvais avoir d’autres pensées. Et cela convient bien dans la préparation du colloque conduit par le groupe Chrétiens et pic de pétrole auquel je suis attelé. Je vous invite à prendre le temps de regarder la vidéo ci-dessous, due au groupe Alternatives Catholiques, une conférence présentée comme introduisant au colloque des 8 et 9 novembre : « Quelle société voulons-nous ? » Il est toujours temps de s’y inscrire ; voir ici.

"Il vangelo secondo Matteo", Pier Paolo Pasolini (1964) avec Enrique Irazoqui, Margherita Caruso, Susanna Pasolini

"Il vangelo secondo Matteo", Pier Paolo Pasolini (1964) avec Enrique Irazoqui, Margherita Caruso, Susanna Pasolini

Dans le thème de la sobriété, je pense aussi à une page du livre de Vincent Cheynet qui cite Olivier Rey dont j’ai déjà parlé en ce lieu. Puis, je souhaite ensuite citer le dernier numéro de La Décroissance dont de nombreux articles insistent sur l’inéluctable réalité des limites dans nos existences. Il sera encore question d’Olivier qui intervient du reste au colloque de Chrétiens et pic de pétrole.

Encore du temps ? Se rendre alors  à la lecture de La Vie : tout est question de taille et de mesure. Le philosophe Olivier Rey y pose un regard critique sur notre modernité technicienne. Un monde où l’on ne sait plus vivre et penser à la bonne échelle. La phrase est du philosophe autrichien Leopold Kohr (1909-1994) : « Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. » «  Ce qui me paraît urgent, c’est de développer la sensibilité aux questions de taille et de s’évertuer, en cas de problème, à chercher des réponses adaptées à notre échelle ».

Vincent Cheynet, Décroissance ou décadence, le pas de côté, 2014, p.164

Le numéro de La Décroissance de juin 2012 (n° 90) titrait « la revanche de l'austérité », avec Gandhi en illustration. Le dossier d'ouverture était confié à l'essayiste Olivier Rey, spécialiste d'Ivan Illich. Le chercheur au CNRS y indiquait : « L'austérité a aujourd'hui mauvaise presse, et ce pour plusieurs raisons. La première est qu'elle signifie une baisse de la consommation, et qu'il n'y a rien de pire pour un monde drogué à la consommation que de lui annoncer un dosage moindre de son stupéfiant. La deuxième raison est que dans le monde tel qu'il est organisé, les dépenses "contraintes" sont si importantes qu'une baisse du pouvoir d'achat place immédiatement un grand nombre de personnes dans une situation très difficile: le système est absurde, mais son dérèglement est susceptible d'engendrer, à court terme, une situation encore plus douloureuse que sa simple continuation. Par ailleurs, le terme "austérité" est souvent associé à l'idée de tristesse et de macération. Pourtant, un sens beaucoup plus positif mérite de lui être attaché. L'austérité peut en effet signifier non pas privation, mais adaptation de la façon d'être aux véritables besoins humains ; non pas mortification, mais vitalisation, par adéquation d'un mode de vie à nos facultés corporelles, psychiques et sociales. » Le Monde diplomatique recensera d'ailleurs notre analyse par ces termes (n° de juillet 2012) : « l'austérité comme philosophie, au sens où l'entendait Thomas d'Aquin : "L'austérité, en tant que vertu, n'exclut pas tous les plaisirs, mais seulement les plaisirs artificiels et informes. Par quoi elle semble se rattacher à la convivialité." » La décroissance oblige de passer de la position du gourmand, dévoreur, pervers et braillard, à celle du gourmet dont le plaisir naît de la modération.

José Mujica, président « de gauche » de la République d'Uruguay, déclare : « Je vis dans l'austérité, la renonciation. J'ai besoin de peu pour vivre. Je suis arrivé à cette conclusion parce que j'ai été prisonnier durant 14 ans, dont 10 où si la nuit, on me donnait un matelas, j'étais content. » José Mujica a été emprisonné sous la dictature entre 1973 et 1985 dans son pays. Pour lui, ceux qui sont dans le besoin sont ceux qui courent après le toujours plus : « Le bonheur sur terre [ ... ] ce sont quatre ou cinq choses, les mêmes depuis l'époque de Homère: l'amour, les enfants, une poignée d'amis * ... »

*. «José Mujica : 'Je ne suis pas un président pauvre, j'ai besoin de peu" », AFP, 8 septembre 2012.

 

La perte de la mesure, extrait d’un entretien avec Olivier Rey. La Décroissance N° 114

Kohr (1909-1994) était quelqu'un de discret, dont la pensée n'a été reçue que dans des milieux très limités. Il a été un des premiers lauréats du prix Nobel alternatif, en 1983. Il n'a cessé d'insister sur l'importance cruciale des questions de taille dans l'organisation des sociétés. À l'époque où la controverse entre capitalisme et socialisme faisait rage, Kohr pensait qu'en économie comme ailleurs, il était vain de chercher une bonne solution à une échelle où les bonnes solutions n'existent pas. Pour Kohr, à petite échelle, le capitalisme comme le socialisme peuvent donner de bons résultats ; à grande échelle en revanche, ni l'un ni l'autre ne marchent.

Avec cette réflexion, on touche du doigt le cœur de son argumentation : avant de s'interroger sur les meilleures manières d'organiser quelque entité que ce soit, la question préalable consiste à déterminer la taille qui convient à l'entité concernée afin qu'elle remplisse le mieux possible son rôle. Pour Aristote, la première question concernant la cité était : « Combien de citoyens ? » Seulement ensuite, on pouvait réfléchir au bon gouvernement. Si le nombre de citoyens augmentait, la cité ne devait pas croître en taille, mais fonder d'autres cités. Kohr s'inscrit dans cette lignée. Selon lui, si la société a un nombre d'habitants inadéquats, soit trop petit, soit trop grand, la question du bon gouvernement est sans solution. Il faut insister sur le fait que l'on a souvent réduit Kohr à l'éloge du petit. Il ne fait pas l'éloge du petit, mais celui de la bonne taille. Pour les sociétés humaines actuelles, il situait cette bonne taille entre quelques millions et une douzaine de millions.

 

[Livestream] Les catholiques face aux enjeux et défis écologiques Présenté par Patrice de Plunkett, journaliste et écrivain.

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