Les célébrations à distance réintroduisent un sacramentalisme abstrait en même temps que le cléricalisme qui fait système avec lui
Aujourd’hui encore, je reçois des courriels concernant ma page d’hier. Ainsi, Christiane m’adresse une réflexion parue dans le blog(ue) de la Croix que je vais recopier ici au cas où la lecture ne soit pas gratuitement accessible à tous. Je suis étonné de la date : 6 avril 2020. Donc, dés le début de la diffusion d’eucharisties numériques en grand nombre, des gens se sont interrogés. En ce qui me concerne, vraiment, il m’a fallu plus de temps.
D’autres me signalent que la publication de Golias, comme je le précisais me semble-t-il, manque quelque peu de nuances : « J'ai trouvé certains termes un peu "exagéré", "déplacé" ; et d'autres très réalistes ». Même si tout n’est pas à prendre sans nuances, ignorer ce que pensent des chrétiens seraient un enfermement dans un monde fermé. Un peu comme certains s’enferment dans leurs habitudes et dévotions d’une Église non ouverte à la vie du monde.
Faire Église - blogs de La Croix
publié de 6 avril 2020
par Gregory Solari
Grégory Solari est philosophe (doctorat sur John Henry Newman, Institut Catholique de Paris), chargé d’enseignement en théologie (Chaire de théologie catholique de l’Université de Genève) et formateur d’adultes auprès du Vicariat épiscopal de Lausanne.
Il dirige les éditions Ad Solem.(Il me semble qu’ad Solem de copine pas vraiment avec Golias, ni même Témoigange chrétien).
John Henry Newman ! Je me permets d’indiquer l’ouvrage d’un collègue, Olivier de Berranger, publié également chez Ad Solem.
Gregory Solari près dix années à Paris et dans l’Ouest de la France, il vit non loin de Genève avec son épouse et ses trois enfants.
Absence réelle
Deux mots crèvent les écrans, les conversations numériques, peut-être même les mauvais rêves qui chahutent nos nuits : pandémie et confinement. Tous les discours – sanitaires, politiques, ecclésiaux… – se relaient pour expliquer, à juste titre sans doute, qu’il ne saurait y avoir d’issue à cette crise sanitaire mondiale sans une restriction drastique de notre vie sociale. Privations donc de relations essentielles qui font ressortir les manques de l’être humain, animal social plus qu’un autre ? Quelles conséquences en cette Semaine Sainte pour les Chrétiens qui sont appelés à vivre loin de la Présence réelle du frère et de l’Eucharistie ? Quelques propositions concertées avec Philippe Becquart, sous forme d’adresse à nos frères pasteurs.
Solidaires dans l’impasse
Le confinement met à mal notre pastorale de la solidarité sociale. La « distance sociale » ou « citoyenne » diminue voire empêche les contacts personnels et les rassemblements communautaires. Pourtant nous persévérons. Nous nous voulons « solidaires ». Solidaires avec les malades, avec les familles affectées, avec le monde en souffrance. Solidaires, y compris quand tout contact social est empêché, comme aujourd’hui – solidaires, envers et contre tout, à distance. Solidaires, quand bien même la solidarité est impossible, sinon comme un discours. Le confinement met également à mal notre pastorale de la « solidarité théologale » (la communion eucharistique). Ici aussi nous nous voulons solidaires. La solidarité se nourrit de communion « de désir », qu’alimentent à distance les messes mises en ligne sur les sites de nos Églises. Solidaires, doublement, avec ceux qui ne peuvent pas communier habituellement, et solidaires avec les prêtres qui, eux, peuvent communier quotidiennement, dans des célébrations sans communauté, sinon virtuelle.
Un confinement révélateur (*)
Le confinement fonctionne ici comme un double révélateur. Devant l’impossibilité de toute proximité, il impose aux deux postures pastorales qui caractérisent le catholicisme contemporain – solidarité sociale ici, solidarité théologale là -, à repenser leur agir si elles veulent éviter d’échapper au mieux au ridicule, au pire à la suspicion d’idéologie. Car enfin, et pour nous limiter aux sacrements, qui requièrent autant de présence « réelle » que la solidarité sociale, à quoi revient le recours pastoral aux messes à distance ? Sous prétexte de célébrer les sacrements, et à tout prix, c’est moins le Seigneur qu’une forme de cléricalisme qui s’affiche sur nos écrans. On entretient moins la communion de désir que le sentiment de manque, qu’accentue encore le « voyeurisme » auquel ne peut pas échapper une célébration ainsi objectivée. Ici, le sacrement devient une fin en soi. Pourvu que les sacrements soient célébrés, et l’institution aura le sentiment d’exister sinon dans la société réelle, elle indifférente, du moins sur les réseaux sociaux. Si certains ont pu croire à l’adage, déjà discutable : « Le prêtre est pour l’Eucharistie », il est pire encore de lui substituer cet autre : « l’Eucharistie est pour le prêtre ».
Quand une pastorale fait écran
Ce que nous voudrions souligner ici, c’est surtout le décalage qu’accuse une telle pastorale par rapport au Magistère de l’Église. Et d’abord par rapport à la nature des sacrements – ici de l’Eucharistie. Pour qui le Christ a-t-il donné sa vie ? Pour l’institution ? Pour l’Église ? Les sacrements trouvent-ils leur fin en eux-mêmes comme si l’on pouvait célébrait l’Eucharistie pour l’Eucharistie ? Pas plus que pour le Shabbat, l’homme n’a été fait pour les sacrements. Le Christ est venu pour les hommes. Pour ses disciples, pour nous. Pour entrer en communion avec nous – oui, être solidaire. « Dieu avec nous » : c’est son Nom. Imagine-t-on, comme le montre une image circulant sur la toile, une Cène sans les apôtres, sans ceux que le Christ appelle « ses amis » ? Qui entendrait ses dernières Paroles, qui recevrait son Corps et son Sang, le Don de lui-même à chacun de ceux qui le suivent ? Que fait, que signifie la célébration à distance, sinon faire mentir doublement le Nom de Dieu. Une première fois, parce qu’elle consiste dans une célébration à huis clos, sans la communauté. Sans signe de communion. Une seconde fois, parce que c’est sur un écran – arrêtez-vous, relisez : sur un écran –, c’est-à-dire sur ce qui par définition s’interpose, cache, offusque, bref : « fait écran » à ce qui est visé, qu’est exposé l’Eucharistie.
Un sacramentalisme à la limite
Ce que met en lumière cette option pastorale, c’est la limite du sacramentalisme qui caractérise le discours théologique sur les « mystères » et leur célébration. Vatican II a rééquilibré la théologie sacramentaire en faisant à nouveau droit à une compréhension de l’Eucharistie comme « nourriture ». Distinguant Sacrifice et Sacrement, il permet de réarticuler l’unique Sacrifice du Christ sur la Croix – non réitérable – avec la donation sans reste de la vie du Christ dans l’action de grâce qui constitue nos célébrations. Dit autrement : nous recevons, nous célébrons ce qui nous est déjà donné, en vertu du baptême. Voilà pourquoi, avec la participation active de toute la communauté, la communion eucharistique est requise aujourd’hui, alors qu’auparavant l’assistance à la messe, ou une communion de désir, pouvait tenir lieu de communion. Rappelons ici que la Forme extraordinaire ne possède pas de rite de communion. L’eucharistie est distribuée aux fidèles (dans ou hors célébration) après la communion du prêtre, laquelle n’entretient pas de lien avec celle de l’assemblée. Que font les célébrations à distance ? Elles réintroduisent un sacramentalisme abstrait (« communion de désir ») en même temps que le cléricalisme qui fait système avec lui.
Une ecclésiologie décalée
Et surtout elles ignorent le chantier pastoral ouvert par le pape François dans le sillage de Vatican II, à savoir la synodalité. Sur quoi repose la synodalité comme vie de l’Eglise ? Sur la communauté – sur le Peuple de Dieu, ou le Peuple saint des baptisés. Fidèles et pasteurs, dans leur grâce propre, mais sans différence de dignité et de sainteté. Le baptême habilite les fidèles à être des acteurs de la vie de l’Église, il leur confère le sacerdoce baptismal, il les dote du « sens de la foi ». Sans cesse, et de manière croissante depuis le début de son pontificat, le Pape rappelle que la réforme de l’Église passera par cette conversion synodale. Cette conversion requiert plusieurs choses, parmi lesquelles, et ce n’est pas la moindre puisqu’elle engage l’articulation à repenser des charismes et des ministères institués, une sortie hors du « sacramentalisme » abstrait qui caractérise le cléricalisme, comme ailleurs on est sorti de la « métaphysique » et de son conceptualisme.
L’ecclésiola
Dès lors, pourquoi, dans ces conditions, plutôt que de tenir à distance les baptisés, et ainsi d’entretenir une représentation obsolète de l’Église, avec sa bipartition – pourquoi ne pas profiter de ce confinement pour confier l’Eucharistie aux fidèles baptisés, aux familles qui le désirent ? Pourquoi ne pas profiter de ce confinement pour responsabiliser les baptisés plutôt que de les maintenir dans cette posture passive vis-à-vis des pasteurs et d’une pastorale pensée par et finalement pour les pasteurs ? Un peu de cohérence : on ne peut pas d’un côté chanter les louanges du Peuple de Dieu, renchérir sur la dignité des baptisés, défendre à grands cris la beauté de la famille, chrétienne ou non, et en même temps refuser que les foyers chrétiens puissent devenir de petites églises domestiques – des Ecclesiola. Imagine-t-on le « poids de grâce » que cela constituerait pour les multiples familles, qui accueillant l’Eucharistie y trouveraient leur force dans la violence de l’épreuve et deviendraient autant de reposoirs au cœur du monde, des quartiers, des campagnes, et non plus dans la solitude d’une église verrouillée ?
Dieu avec qui ?
On ne peut pas sans incohérence confesser que le Dieu chrétien a pour Nom « Dieu avec nous » (« Emmanuel ») et refuser que ce Dieu « pour nous », depuis toujours et pour toujours, demeure concrètement avec son peuple – avec tout son peuple. Une notion saine des sacrements non seulement n’interdit pas, mais implique la possibilité de recueillir cette « manne » du Seigneur dans les maisonnées chrétiennes. Dans des conditions à définir, certes, mais nous parlons du principe ici. Et puis enfin, un peu de réalisme. Que reste-t-il de l’institution ? Que va-t-il rester de nos plans pastoraux, de nos maillages territoriaux hérités d’une configuration ecclésiale et sociale aujourd’hui disparue ? Ici, il conviendrait de croiser l’insistance de Benoît XVI sur la communauté monastique comme paradigme de l’Eglise avec celle de François sur la synodalité comme paradigme de l’Eglise – de sa vie et de son agir.
Pour qu’Il se tienne « au milieu d’eux »
Pâques approche. Dieu veut être avec nous. Comme à travers le tombeau, que sa résurrection le fasse traverser tous les écrans. Là où le confinement n’est pas total, en Suisse romande par exemple, ouvrons nos portes – les portes de nos maisons, à Celui qui demeure seul dans les tabernacles, à Celui qui ne se veut pas et ne s’est jamais voulu sans nous. Sans sa communauté. Sans ses frères et sœurs. Pasteurs, nos frères, sortez à votre tour. De vos chapelles, de vos schémas. Apportez l’Eucharistie dans les familles et foyers, pour que le Seigneur ne soit pas seul. Pour qu’à Pâques nous puissions dire en vérité que « le soir étant venu ce jour-là, le premier de la semaine, les portes du lieu où étaient les disciples étant fermées par crainte du virus, Jésus vint, et se tint au milieu d’eux » (Jn 20, 19).