Il serait temps pour l’Eglise de rompre avec la mythologie du développement

Publié le par Michel Durand

 

Conférence de François de Ravignan au colloque 2009 de  chrétiens et pic de pétrole

L'Évangile contre l'Économie ?

1hckc_480x270_1mim8v.jpgJe me présente ; j'ai 73 ans. Je suis retraité en pleine activité ! Je demeure dans un petit village des Corbières. Je suis administrateur d'une association qui s'appelle Association pour le Développement de l'Emploi et de l'Activité Rurale dans le Département de l'Aube. Association qui facilite l'installation d'agriculteurs hors cadre familial ; donc, dans des conditions plus difficiles qu'à l'ordinaire. Cette association a d'ailleurs des homologues dans beaucoup d'autres départements français. Je suis aussi militant d'une association qui s'appelle La ligne d'horizon. À ce titre, je fais de nombreuses interventions, en particulier sur les problèmes de la Faim ; sujet sur lequel j'ai écrit un livre intitulé : La Faim, pourquoi ?, qui va être édité le mois prochain à « La Découverte ».

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Richesse et puissance sont les objectifs fondamentaux de l'économie actuelle, tant à l'échelle des États qu'à celle des entreprises. Il est admis par la plupart des économistes, au moins depuis le xviiie siècle, voir Adam Smith : « que la richesse des nations est corrélative de celle des peuples, et que le bonheur du plus grand nombre lui est proportionnel ». On peut être très surpris de voir que ces idées se sont développées dans l'Occident chrétien, alors que l'Évangile contient une condamnation très ferme de la richesse. Condamnation, pour moi, ne veut pas dire ce qui est dans l'erreur ; non, cela veut dire que la richesse et la puissance conduisent à des catastrophes.

Quelle est cette condamnation très claire de la richesse ?

- Luc 6,24 : « Malheur aux riches ». Condamnation de la puissance. - Matthieu 20,25-26 : « Les chefs des nations leur commandent en maître et les grands leur font sentir leur pouvoir. Il n'en doit pas être ainsi parmi vous. » Alors, quoi qu'il en soit, je suis frappé par le fait qu'aujourd'hui, ceux qui nous rappellent avec vigueur la valeur de la pauvreté et la force potentielle des pauvres sont souvent des non-chrétiens. Je pense à Majid Rahnema. Je pense à mon ami François Bartan qui rappelait, dans un de ses textes, la double condamnation évangélique et qui, dans les dernières années de sa vie, ne voyait de chance de renouvellement en profondeur de la société mondiale, que dans un mouvement d'union et d'organisation interne des exclus économiques.

Et puis, on peut citer Majid : « Quand la misère chasse la pauvreté » et « La puissance des pauvres, c'est de vivre », très explicite là-dessus. À l'inverse, « Heureux les pauvres » de l'Évangile - Luc 6,20, a été souvent édulcoré de diverses manières par des auteurs prétendant se référer au message évangélique. Face à eux, on peut se réjouir de ce qu'il y ait, hors de l'Église, des personnes qui rappellent aux chrétiens les Évangiles et la nécessité de les lire. Comme disait  François d'Assise : « sine glosa » (sans commentaire). Mais, on aimerait aussi que l'Église elle-même soit plus rigoureuse dans sa proclamation.

La question est alors de savoir pourquoi cette parole de l'Église a été relativement timide dans le rappel de cette exigence de la pauvreté. Pour y répondre, nous devons faire appel à l'Histoire bien sûr ; en particulier l'histoire de l'Église d'Occident, et particulièrement d'Europe.

Au xviiie siècle, tous les mouvements philosophiques des Lumières, qui se sont largement construits contre l'Église, ont été, en revanche, largement suspectés par celle-ci. La Révolution française avec ses persécutions contre le clergé catholique, et puis, au xixe siècle, le mouvement scientiste, ont encore accru les craintes et le repli ecclésial. Mais, plus tard, au xxe siècle, par une réaction d'ouverture, les chrétiens ont eu davantage tendance à suivre le grand mouvement d'optimisme qui s'est développé particulièrement après la Seconde guerre mondiale. Toute la société occidentale, à ce moment-là, croit en la possibilité de voir le monde sortir de la misère et de le voir s'enrichir. L'idéologie du développement est la traduction de cet enthousiasme venu en grande partie des États-Unis. Et l'Église a pris le train en marche. Nombreux furent les chrétiens à embrasser la thèse d'un progrès co-extensif à l'histoire humaine.

Au xxe siècle, les hommes d'Église ont plutôt encouragé la modernisation de la société, et les mises en garde contre les dérives possibles ont souvent été contestées. Je pense en particulier à Bernard Charbonneau, je pense à Jacques Ellul, qui ont été torpillés par Emmanuel Mounier ; voir le livre la petite peur du xxe siècle. À l'inverse, un Teilhard de Chardin, encourant d'abord quelques réserves de la part des clercs, fut souvent considéré ensuite comme un Père spirituel de l'enthousiasme modernisateur. En France, par exemple, il est évident que la mécanisation-chimisation de l'agriculture n'aurait pas eu le succès rapide qu'elle a eu, sans le soutien actif de la Jeunesse Agricole Catholique (J.A.C.), devenue M.R.J.C., dans laquelle bien peu de voix discordantes se faisaient entendre ; j'en ai entendu quand même quelques-unes pour dénoncer les problèmes humains et écologiques qu'entraînait cette évolution.

Autre exemple : le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (C.C.F.D.), que tout le monde connaît pour ses actions au service des pauvres de ce monde, s'appelait au départ C.C.F., Comité Contre la Faim ; et puis, peut-être par scrupule du seulement contre, on a ajouté  pour le développement ; nous ne sommes pas seulement contre, nous sommes pour le développement. Ce qui sous-entend, hélas, que le développement est l'antidote de la faim. Or, on le sait aujourd'hui, le développement économique ne va pas, dans l'ensemble, contre la Faim ; et bien des chercheurs montrent depuis, que c'est même le développement qui provoque la Faim. Alors, je conseille régulièrement – mais sans succès jusqu'ici – le C.C.F.D. de s'appeler C.C.F.E., Comité Catholique contre la Faim et pour l'Équité, parce que cela correspondrait mieux à leurs intentions et à leurs pratiques.

Cet exemple montre comment les mouvements chrétiens, et l'Église en général, ont emboîté le pas idéologique du développement jusqu'à la fameuse encyclique Populorum Progressio, dont on a, en 1987, célébré dans l'Église d'une façon quasi inconditionnelle le vingtième anniversaire. Paradoxalement, c'est plutôt de Rome même, à savoir du texte de l'encyclique Sollicitudo Rei Socialis, parue la même année 1987, qu'ont germé quelques critiques. Les processus de régression qu'on peut observer actuellement dans le monde, y sont soulignés. Pourtant, dans cette dernière encyclique Sollicitudo Rei Socialis, le concept de développement n'est pas mis du tout en cause.

Aujourd'hui, de plus en plus nombreux sont ceux qui se rendent compte de l'illusion constituée par ce que les économistes appellent le « Trickle-down »*, et qui signifie que, si une nation augmente son produit brut, tout le monde en profite. Il faut rappeler un livre qui fut un bestseller dans les facultés d'économie de tous les pays à partir des années 1960, à savoir Les étapes de la croissance, de Rostow. Cet auteur fut nommé comme modèle des États-Unis, tous les peuples étant invités à suivre le modèle « étasunien ». Pour y accéder, il fallait passer par plusieurs étapes : le décollage – celui du perfectionnement des moyens de production et, en dernière étape, on aboutissait à la société de consommation de masse.

J'ai entendu dire dans les années 1970, en Algérie, par des ingénieurs d'un bureau d'études, « L'Algérie d'aujourd'hui, c'est l'Espagne des années 1940. » Application typique de l'idéologie moscovienne. Cette idéologie a été combattue par des marxistes ; il faut leur rendre cet hommage. Ils ont montré son caractère simpliste. En effet, les peuples ne sont pas indépendants dans la course mais, au contraire, nos économies sont liées, la richesse des uns est due à l' exploitation des autres.

Si, aux États-Unis et en Europe Occidentale jusqu'aux années 1970, la thèse du « Trickle-down » a été relativement vérifiée, on s'est vite rendu compte qu'au Sud, il n'en était pas de même, que le jeu n'était pas égal. En Afrique, par exemple, la course s'est soldée par un appauvrissement et une plus grande dépendance de la population aux marchés mondiaux. Enfin, on s'est aperçu que cela ne marchait pas parfaitement chez nous, et que le développement peut aller de pair avec une croissance de l'exclusion économique

Il y a quand même de beaux restes de ces idées de « Trickle-down », donc d'accroître le produit en pensant que tout le monde va en profiter. Par exemple, le récent débat à propos de la crise alimentaire, la réunion du mois de juin 2008 à la F.A.O., suite aux émeutes de la fin du printemps, va tout à fait dans le sens d'un encouragement à davantage de production alimentaire, en pensant que si on produit davantage, on résoudra le problème de la Faim. Or, les problèmes alimentaires du monde sont bien davantage dus à un manque d'équité qu'à un manque de quantité. Et, ce que disait Gandhi, en 1916 : « Working important is no the mass production but production by mass », (ce qui est important, ce n'est pas la production de masse, mais la production par les masses), est, aujourd'hui, toujours vrai et de plus en plus vrai : ceux qui ont faim sont ceux qui sont exclus du travail, de leur terre, du marché ou des trois à la fois. À Lyon, par exemple, il y a au moins 20 000 personnes qui souffrent quotidiennement de la faim. Et, dans la ville aux bouchons, il ne manque pas de nourriture, croyez-moi.

Concernant les problèmes alimentaires mondiaux, si on cherche la quantité, non seulement on n'aura pas l'équité, mais on développera l'injustice et l'exclusion ; alors que si on recherche l'équité, on aura la quantité. Et c'est là que nous rejoignons l'Évangile et la conclusion du discours sur la montagne : « Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Mais il y a, à mon sens, aujourd'hui dans le monde, quelque chose de très nouveau ; pour la première fois peut-être dans l'histoire du monde, il apparaît clairement que les pauvres ont raison, que ce sont eux qui tiennent le bon bout. La parole du Christ : « Heureux les pauvres », si mal comprise, si souvent occultée par les chrétiens eux-mêmes, prend une signification universelle et nouvelle, à savoir que les pauvres sont dans le droit chemin.

En 2007, je suis allé en Inde. J'ai vu des villages entiers passer à l'agriculture biologique, même si cela reste une minorité dans le pays. J'ai vu des pauvres se mettre en marche pour reven­diquer une remise en route de la réforme agraire. C'est le Roi juste qu'il faut suivre, c'est le Roi qui mène à la vie et au bien de la planète. Et je vois plus d'Évangile sur les routes de l'Inde que sur les nôtres. Quant à la richesse, elle voit concrètement aujourd'hui se préciser sa condamnation à travers les menaces qui pèsent sur le climat, les pollutions de l'environnement, les guerres. Aussi sommes-nous invités, de façon beaucoup plus évidente que jadis, non plus à secourir les pauvres, comme si la pauvreté était une tare, et la richesse le vrai chemin du bonheur, mais à nous inspirer des pauvres qui, eux, détiennent le vrai chemin de la vie. Et je voudrais que l'Église, au-delà de cette « option préférentielle pour les pauvres », ait plutôt le souci de leur donner la parole, de les écouter et de les entendre.

Il serait temps aussi, pour l’Eglise de rompre avec la mythologie du développement. En effet, on retrouve chez beaucoup de responsables catholiques la théorie selon laquelle il faut accepter la mondialisation à condition de la maîtriser, alors que la logique concur­rentielle qui anime cette mondialisation est, par définition, non maîtrisable ; et que ce ne sont pas des propos modérés qui peuvent efficacement s'opposer à une logique implacable et meurtrière.

Un des principaux enjeux du présent siècle est de savoir si, d'ici à cinquante ans, un tiers de l'humanité vivra ou non dans le bidonville mondial. Et, un enjeu comme celui-là requiert des choix extrêmes. Le choix de la pauvreté que véhiculent encore quelques communautés religieuses, mais aussi – je puis en porter témoignage – des jeunes qui s'installent en milieu rural, ce choix de la pauvreté est sans doute un de ces choix extrêmes. Une situation de crise générale pourra peut-être le rendre moins difficile, moins marginal, et réellement influent dans nos pays. En effet, cette pauvreté au lieu d'être simplement matérielle, est un « non » aux idéologies de la richesse et de la puissance. Elle est, de ce fait, comme le disait Pierre Ganne, inséparable du prophétisme, car le prophète, c'est d'abord celui qui dit « non ». Ce prophétisme qui est seul capable de nous faire naître à un véritable avenir.

Ceci peut apparaître aujourd'hui comme un rêve ou comme un miracle impossible à con­cevoir, mais il arrive qu'il y ait des miracles. Et, comme le dit Tzchestotoï : « Le plus étonnant dans un miracle, c'est qu'il arrive. »

 

 

-* théorie selon laquelle le bien-être des riches finit par profiter aux classes sociales défavorisées

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