Créer une table eucharistique, l’autel christique
Il me semble que si l’on demande à un créateur de réaliser du mobilier liturgique pour une église particulière, il demandera tout d’abord de pouvoir longuement visiter ce lieu. Se laisser pénétrer par les volumes pleins, les espaces libres et vides, la hauteur sous la voûte est indispensable. La création dans l’abstrait n’est pas pensable.
Il demandera aussi de rencontrer les fidèles du Christ qui fréquentent ordinairement ce lieu, car c’est pour eux qu’il devra réaliser une œuvre artistique au service du culte notamment eucharistique.
Tout ceci indique que sa théologie est foncièrement primitive et totalement selon Vatican II. Je dois l’expliquer.
Par théologie« primitive », j’indique que ce travail est conçu pour être au service d’une Assemblée. N’oublions pas qu’« église » signifie « assemblée ». Le rassemblement de celles et ceux qui se savent appelés par Dieu à se mettre à la suite du Christ. Regardons les toutes premières « maisons-églises », celle de Pierre à Damas, par exemple. Autour de la table du partage du pain et du vin, dans la ligne du vécu des apôtres au soir du dernier repas de Jésus avec les siens, la sainte cène, l’action de grâce (eucharistia), les Douze, les anciens (presbyteros, prêtres), les fidèles, se trouvent réunis dans un même espace où la table, centrale, indique la présence du Christ, mort et ressuscité pour le salut, le bonheur de toute l’humanité. Au paravent, tous ont écouté la proclamation de Parole de Dieu. Deux meubles symbolisent cette action divine. L’ambon d’où l’on annonce la Révélation. L’autel, où le pain et le vin deviennent mystérieusement corps et sang du Sauveur. Sacrement eucharistique. Nous savons que le "mystère" grec (mustèrion) se scinde, en latin, en deux équivalents principaux : une transcription, mysterium, et une traduction, sacramentum).
N’est-ce pas au beau milieu de l’assemblée que ces deux meubles, rendant visible l’action divine, doivent prendre place ?
Évidemment ! Et alors nous voilà totalement plongés dans la liturgie selon Vatican II. La transcendance n’est plus signifiée par l’éloignement et la surélévation comme le pratiquait la culture du Concile de Trente (XVIe siècle), mais par l’immersion au sein de l’assemblée. Transcendance dans l’immanence.
Jacques Dieudonné, sculpteur, développe entièrement une culture cultuelle où les symboles du divin sont constamment enveloppés par la présence réelle de l’Église, corps mystique du Christ. Le XXIe siècle renoue donc avec la tradition de la toute première Eglise, celle des cinq premiers siècles. « L’espace paléochrétien et même médiéval ne s’orientait pas à partir d’un devant et d’un arrière. L’abside elle-même était orientée vers la nef, et le lieu du Christ se situait originairement au milieu de l’assemblée. (Pr Richter de Mûnster, cité par Frédéric Debuyst, o.s.b., dans Le génie chrétien du lieu, ed. du Cerf 1977 : Approche intérieure de la basilique paléochrétienne).
L’évêque (le surveillant), du haut de l’abside descend vers l’autel à la rencontre du peuple fidèle. Il n’y a pas d’un côté les acteurs ecclésiastiques et de l’autre les spectateurs.
Or, quand on regarde une création de Jacques Dieudonné, on remarque tout de suite cette circularité dynamique. L’autel, massif, carré est fait pour que l’on évolue tout autour. Il ne peut être que central. Et l’ambon, plutôt que de faire face à un groupe de personnes, prend sa place dans cette circularité. Je ne sais si toutes les architectures permettent cette disposition, c’est au moins comme cela que je ressens à Saint-Polycarpe la mise dans l’espace des meubles liturgiques créés par cet artiste.
Regardons donc une œuvre. Des formes rondes, enveloppantes ou rectilignes ; des lignes inclinées, élevant vers le haut s’inscrivent dans un cube (autel, tabernacle) ou dans un rectangle (ambon). Tout est de matière simple et noble à la fois ; tôles susceptibles de recevoir par des mains inspirées, l’imprégnation d’or des mosaïques ancestrales, comme si la lumière reçue et réfractée conduisait au divin. Dans cette ligne de la transmutation de la matière, Jacques, m’écrivant un lendemain de Noël, m’expliqua son émotion lorsqu’il se rappelle « ce que représente vraiment la venue de l’enfant-Dieu il y a deux mille ans, mais aussi, et surtout, aujourd'hui, dans l'étable de nos vies… La fange de nos vies ! selon les paroles de Saint Jérôme ». « Oui, écrit-il, c'est une illumination que de savoir qu'il vient chez moi, qu'il m'accepte tel que je suis. Cet amour sans limites m'appelle à Le suivre, sans limites ! C'est sans doute le travail de toute une vie. Car nous avons, j'ai la nuque raide ! Dieu entre en humanité, aujourd'hui encore ! »
Ambon, autel, tabernacle, croix, murs de gloire qui manifestent l’anoblissement de notre nature. Et je remercie le sculpteur de nous donner à sentir par le toucher même du métal transformé la saveur de la naissance du Divin.
«Et sa mère coucha l'enfant dans une étable, parce qu'il ne restait plus de place pour eux à l'hôtellerie » (Lc 2,7).
Voilà ce qu’en dit Saint Jérôme, cahier des charges pour une œuvre d’Église et d’églises :
« Pourquoi une étable ? Afin que s'accomplisse l'oracle du prophète : "Le bœuf a reconnu son bouvier, et l'âne l'étable de son maître" (Is 1,3). Parce qu'il ne restait plus de place pour eux à l'hôtellerie : le Christ ne trouve point place dans le Saint des Saints, où l'or, les joyaux, la soie et l'argent étincelaient : non, il ne naît pas parmi l'or et les richesses, mais il naît dans le fumier, j'entends dans une étable (car où est l'étable, là est aussi le fumier), dans la fange de nos péchés.
Que tous les pauvres trouvent consolation : Joseph et Marie, la mère du Seigneur, n'avaient pas le moindre esclave ni servante. Chose étrange, ils entrent en une étable, ils n'entrent pas en une ville. Leur pauvreté, timide, n'ose approcher les riches. Il ne restait nulle autre place pour la naissance du Seigneur qu'une étable ; une étable où étaient attachés bœufs et ânes !
Ah ! S’il m'était donné de voir cette étable, où Dieu reposa. En réalité, nous avons cru honorer le Christ en enlevant l'étable de boue et en en posant une d'argent. Mais elle m'est de plus de prix, celle qui a été emportée : la foi chrétienne mérite l'étable de boue.
Celui qui est né en cette étable condamne l'or et l'argent. Je ne condamne pas ceux qui ont cru l'honorer avec cette richesse, mais j'admire le Maître qui, créateur du monde, ne naît pas au milieu d'or et d'argent, mais dans le fumier. »
C’est par là que passe le souffle de l’Esprit, pour transformer l’humanité tout entière.
Pour m’en convaincre, soutenu par la foi au Ressuscité, il me suffit de regarder cette ligne ascendante inscrite dans la lourde forme cubique.