Le divorce entre la papauté et le monde moderne et ses retombées sur l'ensemble des catholiques
L'Église, ce n'est pas seulement le pape et les évêques dont ils ont de plus en plus de mal à suivre la démarche ou à comprendre les silences. À la base, au plus humble niveau de certaines paroisses et des petits groupes informels qui se multiplient, l'Église, c'est aussi ce réseau de laïcs et de prêtres qui partagent les mêmes interrogations et la même volonté d'avancer ensemble à travers les ténèbres de la période actuelle.
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Les Cahiers du Libre Avenir – REVUE TRIMESTRIELLE "Jésus" n° 53 (juin 2012
parJean FROIDURE
Né en 1928, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'ULM, Jean Froidure a enseigné la littérature et la civilisation germaniques à l'Université de Toulouse le Mirail. Une longue fréquentation des évangiles avec sa femme et quelques amis l'a conduit à se plonger dans une étude approfondie du contexte historique dans lequel est né le christianisme.
C'est un fait : dans son combat contre la culture moderne, la papauté a longtemps entraîné derrière elle l'ensemble des catholiques, quelles que soient aujourd'hui les attitudes personnelles de la plupart d'entre eux. On peut parler d'un divorce entre l'Église catholique et le monde moderne.
Pour comprendre comment s'est opéré ce divorce, il faut d'abord se demander pourquoi les démocraties modernes ont dû se libérer de la tutelle de la religion chrétienne ; et ensuite, comment les Églises ont réagi à la perte de leurs monopoles et de leurs pouvoirs.
Les démocraties modernes, telles qu'elles fonctionnent aujourd'hui en Occident, sont le produit d'une double révolution. La première étape a concerné les sociétés, elle a débuté en Europe à la fin du 18e siècle avec la Révolution française. La seconde concerne les individus, elle a pris son essor dans le dernier tiers du 20e siècle après Mai 68. Dans les deux cas, on assiste au même phénomène général de sortie de la religion, telle qu'elle structurait jusqu'alors les sociétés et les mentalités.
Démocratie et sécularisation vont de pair. Pour voir le jour, les sociétés européennes ont dû s'affranchir de la tutelle de la religion. Droits de l'Homme et démocratie ne font qu'un. Démocratie signifie liberté. Et notamment liberté de conscience, liberté de croire ou de ne pas croire en Dieu, et donc fin du contrôle exercé par la religion sur l'ensemble de la population. En France, cette émancipation a pris en 1905 la forme de la séparation des Églises et de l'État : la laïcité. La République n'a pas besoin de Dieu pour asseoir sa légitimité et pour fonctionner, de même que la science n'a pas besoin de Dieu pour se développer. Les sociétés démocratiques ne sont plus des sociétés religieuses comme celles du passé. Ce sont des sociétés qui sont sorties de la religion.
Le processus de sortie de la religion a franchi une nouvelle étape après Mai 68. Cette fois, la mutation s'opère au niveau des individus et de leurs comportements personnels. Si on peut employer le terme de « sécularisation » pour désigner la première étape de ce processus, c'est le mot « indifférence » qui caractérise aujourd'hui, semble-t-il, l'attitude de la plupart de nos contemporains. À commencer par les jeunes. Ceci, on le constate parmi les enfants et petits-enfants de très nombreux parents et grands-parents catholiques.
Subsistent, aujourd'hui comme hier, les interrogations sur le sens de la vie...
Face à la révolution démocratique, quelle a été la réaction des Églises ? Toutes en sont affectées, qu'il s'agisse des catholiques, des orthodoxes ou des protestants. Il est évident que les confessions qui étaient minoritaires ont perçu la proclamation de la liberté religieuse d'une manière différente de celles qui étaient en situation de monopole. Ce qui est perçu par les premières comme une avancée et comme une libération est vécu par les secondes comme une dépossession, comme une violence qui leur est faite et comme une atteinte à leurs droits les plus sacrés.
En ce qui concerne l'Église catholique et sa relation au monde moderne, elle a très vite fait bloc contre les processus de démocratisation. Elle y a vu l'action de puissances hostiles qui voulaient la détruire. Pour elle, la question : « Comment s'opposer à leurs assauts ? » a été vécue comme une question de survie. La stratégie des autorités catholiques s'est développée selon deux lignes de force : d'une part, sauvegarder ou restaurer le rôle que l'Église jouait dans la société au temps de la chrétienté et d'autre part, faire triompher une conception monarchique de la papauté.
Tout au long du XIXe siècle, la papauté se retrouve à la pointe du combat contre les idées et les mouvements révolutionnaires. Les autorités religieuses mobilisent toutes leurs énergies pour soutenir les monarchies en péril, ainsi que les partis qui défendent la monarchie. Mais, à la fin du siècle, le pape Léon XIII constate l'échec de cette stratégie. Sans abandonner l'objectif initial, il prend acte du processus de démocratisation qui est partout à l'œuvre en Occident et il inaugure une nouvelle ligne d'action qui prendra le nom de « nouvelle chrétienté ». L'un de ses successeurs, Pie XI, fait de l'Action catholique en train de naître le fer de lance de la reconquête chrétienne des sociétés modernes. Rome entend garder la haute main sur ce qu'elle considère comme une « armée en ordre de bataille ». Mais la réalité de l'Action catholique sur le terrain sera tout autre !
Il faut attendre l'avènement des régimes soviétique et nazi pour que Pie XII amorce un ralliement discret à la démocratie, seul rempart désormais contre le péril totalitaire. Le concile Vatican II entérine cette évolution, notamment avec la constitution Gaudium et spes et avec la déclaration sur la liberté religieuse. Vatican II impulse d'incontestables avancées dans le domaine proprement religieux, sur la liturgie notamment et au niveau de l'œcuménisme, du dialogue judéo-chrétien et du dialogue interreligieux.
Cependant, malgré le concile, le blocage vis-à-vis du monde moderne est encore loin d'être surmonté au sein du catholicisme. Un schisme se produit avec Mgr Lefebvre qui regroupe la frange la plus hostile au monde moderne. Or, la priorité du pape actuel semble être, non pas de poursuivre l'entreprise d'ouverture au monde amorcée par Vatican II, mais de faire rentrer dans le giron de l'Église les adversaires les plus résolus du concile.
Le second aspect de la réaction de l'Église catholique à la modernité est le renforcement de son fonctionnement monarchique. Le concile Vatican I avalise en 1870 le processus qui fait du pape le véritable souverain de l'Église catholique. Son pouvoir est sacralisé. Les évêques du monde entier sont réduits au rôle de simples exécutants des consignes venues de Rome. Le Syllabus dresse le catalogue des idées modernes qu'il stigmatise sous l'appellation « d'erreurs modernes ». Autrement dit, l'évolution interne de l'Église se fait à rebours de celle de la société. L'Église catholique se transforme en monarchie absolue au moment où le monde, occidental accède à la démocratie. Ces évolutions en sens contraire sont l'une des causes les plus profondes du divorce entre le catholicisme et le monde moderne. Comment des partisans convaincus de la liberté et de la démocratie pourraient-ils être attirés par un tel catholicisme ? Comment des catholiques attachés à la liberté et aux mœurs démocratiques peuvent-ils se sentir à l'aise au sein d'une Église qui fonctionne comme une monarchie ?
Les retombées de ce divorce sur l'ensemble des catholiques
Quelles sont les conséquences de ce déphasage pour l'ensemble des catholiques ? L'une des plus importantes semble être la fin de l'unité du peuple chrétien, telle qu'elle s'était perpétuée vaille que vaille jusqu'à Vatican II. Une fracture s'est produite entre une petite minorité de catholiques traditionnalistes, adversaires de toujours de la démocratie et des libertés, et les catholiques attachés à Vatican II. Il s'agit même d'une double fracture : sur la fracture interne entre ces deux groupes s'est greffée la fracture du schisme qui a conduit les intégristes à sortir de la communion avec Rome. Pour être plus complet, il faudrait ajouter la masse de ceux que l'attitude de l'Église a conduits à « partir sur la pointe des pieds ».
Quelles que soient nos options, notre relation à l'Église est étroitement liée à cet environnement collectif. Nous sommes immergés dans la sécularisation de nos sociétés et dans le climat d'indifférence religieuse de la majorité de nos contemporains. C'est l'air que l'on respire. Cela fait partie de notre existence. C'est une composante intime de notre propre relation à nos enfants et petits-enfants, ainsi qu'à ceux de nos amis pour qui l'indifférence religieuse semble aller de soi. Avec une infinité de nuances, bien sûr : chaque cas est un cas particulier.
Quelle est, dans ce contexte, la situation des catholiques qui vivent paisiblement leur insertion dans le monde moderne, tel qu'il est ? Pour qualifier leur relation à l'Église, on peut employer le terme de « distance critique ». Cette distance présente des facettes très diverses. Tentons de les énumérer.
Distance critique, plus ou moins explicite, par rapport aux autorités religieuses et par rapport aux modes de fonctionnement de l'Église catholique. Si le Vatican est la dernière monarchie de l'Occident et si le pape jouit de pouvoirs exorbitants, l'autorité du pouvoir central se délite, en réalité, dès qu'on arrive à la base, qui est loin de tenir toujours compte des impératifs romains.
Distance critique par rapport à la pratique religieuse et sacramentelle. La messe dominicale n'est plus perçue comme une obligation. On y assiste plus ou moins régulièrement. La confession est un sacrement en voie de disparition. Mais ces libertés prises avec la règle n'empêchent pas un bon nombre de catholiques de toujours se considérer comme catholiques.
Distance critique par rapport à la morale sexuelle de l'Eglise. Là, ce n'est plus de distance qu'il faut parler, mais de l'abîme qui s'est ouvert entre les comportements de l'immense majorité des catholiques et les consignes de la papauté. Les enquêtes d'opinion montrent que les comportements de la plupart des couples catholiques ne se différencient guère de ceux de l'ensemble de leurs contemporains. Le pape peut dire ce qu'il veut, on ne l'écoute plus.
Distance critique, enfin, par rapport à la doctrine et au langage religieux en général. C'est un langage fait de mots du passé qui n'ont plus cours dans notre monde. C'est un langage que l'on répète par habitude plus que par conviction, car on ne sait plus ce qu'il veut dire. À ce niveau, la crise par rapport à l'institution débouche sur une crise bien plus profonde.
Faut-il parler de simple crise du discours de la foi ? Ou plutôt de crise de la foi ? À supposer que le fonctionnement monarchique du catholicisme se transforme par miracle en communion des églises du « peuple de Dieu », la crise serait la même. Elle prend sa source dans un déphasage séculaire par rapport à l'ensemble de la culture moderne. Apparue dès l'affaire Galilée avec la naissance des sciences, elle a gagné peu à peu tous les secteurs de la culture, et notamment celui de la philosophie. Qu'on le refoule ou qu'on l'affronte, le doute est devenu une dimension de la foi.
En conclusion
Que conclure de ce rapide inventaire ? Quelle que soit la manière dont nous nous situons, notre relation personnelle et collective à l'Église catholique est en train de changer de nature.
À première vue, elle semble doublement fragilisée. Quantitativement : il y a de moins en moins de pratiquants, il y a de moins en moins de vocations sacerdotales et de prêtres et le phénomène ne fait que s'accélérer quand on va vers les générations les plus jeunes. Mais aussi qualitativement, si l'on s'en tient aux critères traditionnels : la soumission à l'autorité du pape et des évêques de la part de ce qui reste de fidèles est devenue fort relative, à l'exception du petit noyau dur des plus traditionalistes (et encore, certains n'ont pas hésité à pousser la désobéissance en allant jusqu'au schisme). Le catholicisme sous sa forme monolithique de religion de la société telle qu'elle existait depuis des siècles est entré dans une crise d'une profondeur telle qu'on peut se demander si cette figure historique du christianisme n'est pas en train de disparaître.
Mais cette crise produit aussi des effets positifs. Moins soumis à l'autorité, davantage responsables de leurs choix, de nombreux laïcs prennent conscience que l'Église, c'est eux aussi. L'Église, ce n'est pas seulement le pape et les évêques dont ils ont de plus en plus de mal à suivre la démarche ou à comprendre les silences. À la base, au plus humble niveau de certaines paroisses et des petits groupes informels qui se multiplient, l'Église, c'est aussi ce réseau de laïcs et de prêtres qui partagent les mêmes interrogations et la même volonté d'avancer ensemble à travers les ténèbres de la période actuelle. Paradoxalement, les enseignements sur le peuple de Dieu qui étaient au cœur des principaux textes du concile Vatican II sont en train de prendre corps. Mais cela ne se réalise pas sous la conduite du magistère. Cette mutation s'opère par capillarité, silencieusement, presque sans qu'on s'en aperçoive. Elle se fait sans discours ni consignes officielles sous l'effet du vécu des fidèles et des déchirures provoquées par l'hiatus entre les positions opposées que les conciles Vatican I et Vatican II ont prises vis-à-vis du monde moderne.
Quel que soit l'avenir, ce constat soulève désormais une question que les générations précédentes ne se posaient guère. Le catholicisme s'identifie-t-il aux formes qu'il a prises depuis des siècles ? Ce qui fait rebondir sur cette autre question : qu'est-ce qui, fait l'identité du chrétien ? Qu'est-ce qui fait l'identité du christianisme ? Ce processus de fragilisation identitaire a pour effet de faire passer au premier plan le questionnement sur l'identité chrétienne. Du divorce entre la papauté et le monde moderne à la distance critique d'un grand nombre de catholiques vis-à-vis de leur Église, la dissolution des repères traditionnels oblige à se mettre à la recherche d'autres repères capables de répondre aux questions sur le sens de la vie. Si on se veut chrétien, ne faut-il pas les chercher en direction de l'Évangile et de Jésus ?