Regards sur le monde au nom du Christ, 1- Mai 68 comme une expérience spirituelle, p. 19ss

Publié le par Michel Durand

Mai 68 est avant tout un « événement spirituel ». Un moment où l'on ne pouvait plus se contenter de vivre sur des rails hérités du passé. Où l'on ne pouvait plus se contenter de répéter des leçons apprises.

La dimension spirituelle de mai 68 nous renvoie aux Évangiles, aux questions que pose Jésus, à sa rencontre avec les gens, à sa manière de leur dire non pas : « J'ai fait quelque chose pour toi », mais : « C'est ta foi qui t'a sauvé » (je fais confiance à ce qui t'habite en profondeur).

 

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 Il est, me semble-t-il, devenu fréquent que des évêques publient leurs pensées à l'heure de la retraite. Un droit de réserve devait au paravent leur en empêcher. Même si je pense souhaitable que de tels textes n'attendent pas la retraite pour qu'ils puissent être débattu aux pleins milieux des activités épiscopales, ne faisons pas la fine bouche quand ceux-ci arrivent quand même. Il faut, de toute façon un véritable courage et de l'audace dans l'Esprit-Saint pour écrire et publier chez de grands éditeurs ce que l'on pense quand ce qui est à dire sort du politiquement et religieusement correcte. Mgr Francis Deniau, évêque émérite de Nevers, est de ceux-ci.

Son livre comprend ses propos, pas du tout langue de bois, recueillis par Frédéric Teulon qui se dit peu averti des problèmes institutionnels de l'Église catholique et de sensibilité, pour le moins différente. "Tout au long de nos entretiens, écrit F. Teulon dans l'avant-propos, j'ai été frappé par la volonté de Mgr Deniau d'aller jusqu'au fond des problèmes et de tenir un discours de vérité. Je pense qu'il a été surpris par certaines de mes questions ; pour ma part, je n'ai jamais été déçu de ses réponses".

Je vous propose plusieurs textes que je mettrai progressivement en ce lieu. Des textes qui m'ont particulièrement touché parce qu'ils sont liés à des personnes et des situations que je rencontre ordinairement dans mon travail pastoral. Textes qui correspondent bien à ce que je ressens. Mais, bien évidemment lire l'ensemble de l'ouvrage est largement préférable.

La sélection ici proposée se présente sous la forme de témoignages. Rencontre de sa pensée.

 

En voici la liste :

-       Mai 68 comme une expérience spirituelle, p. 19ss

-       À propos du remariage, p. 39ss

-       À propos de l'ordination des femmes, p.62

-       En contact avec les sans-papiers, p.85 (je regrette ici que les mots sans papiers ne soient pas entre guillemets. 

-       À propos du capitalisme, p.9ss ; le don et la gratuité…

-       Miséricorde dans l'accompagnement ; l'écoute, p. 117ss

-       Pour une authentique évangélisation, p. 193ss

 

Aujourd'hui : Mai 68 comme une expérience spirituelle, p. 19ss

Mgr Francis Deniau, Un évêque en toute bonne foi, Fayard, avril 2011

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Dès la rentrée universitaire de 1966, un groupe de « situationnistes» répandait dans les facultés leur manifeste De la misère en milieu étudiant. Cela avait des aspects délirants, mais cela posait aussi quelques bonnes questions. Dans le même temps, les étudiants en sociologie terminaient l'année universitaire par une grève remettant en cause les conditions de leurs études.

« La France s'ennuie», notait Pierre Viansson-Ponté dans un fameux éditorial du Monde daté du 15 mars 1968 : « Les Français s'ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde. (...) Les Français ont souvent montré qu'ils aimaient le changement pour le changement, quoi qu'il puisse leur en coûter. » Aumônier des étudiants, j'ai le souvenir qu'à Nanterre on ne s'ennuyait pas !

Une semaine après la publication de ce texte prémonitoire, le mouvement du 22 mars préfigurait les événements du mois de mai. Tout a commencé par une fronde des étudiants de Nanterre qui contestaient l'absence de mixité dans les résidences universitaires. Mais les problèmes étaient plus profonds : multiplication du nombre d'étudiants, transformation des programmes, conservatisme de la société française, revendication de liberté sexuelle... La réalité universitaire était en plein bouleversement du fait de l'accroissement des effectifs et de la massification des études.

Le paradoxe est que tout a explosé à Nanterre non pas parce que c'était pis qu'ailleurs, mais au contraire parce que c'était mieux ! L'amélioration de la situation matérielle des étudiants dans une université neuve a mis en lumière les blocages qui restaient et les choses qu'il fallait changer. Nanterre était le fief de Daniel Cohn-Bendit. Un personnage hors norme, ayant une étonnante puissance du verbe, un sens aigu de la provocation, de ce qui est recevable ou non par l'auditoire. Quelqu'un qui aidait à poser des questions essentielles. Les étudiants s'identifiaient à lui : « Nous sommes tous des juifs allemands. » Un jour, je me suis retrouvé par hasard au self à la même table que lui et la responsable de l'Union des étudiants communistes. Nous avons donc déjeuné ensemble. Il nous regardait comme si nous étions les derniers spécimens d'espèces en voie de disparition (une communiste et un curé), à ses yeux de véritables dinosaures !

Le 10 mai 1968, la « nuit des barricades» opposa plusieurs milliers d'étudiants aux CRS. L'Église était partagée sur le sens à donner à ces événements qui semblaient projeter la France vers le chaos. Mgr François Marty, Rouergat chaleureux et pragmatique, irrita le gouvernement à son arrivée à la tête de l'archevêché de Paris ; alors que mai 68 faisait rage, il eut en effet ce mot devenu célèbre : « Dieu n'est pas conservateur. » Certes, mais les admirateurs de Che Guevara, les maoïstes, les trotskistes et les gauchistes paraissaient assez loin des Évangiles.

Placé aux premières loges, j'ai ma vision de cette époque. Pour moi, mai 68 est avant tout un « événement spirituel ». Un moment où l'on ne pouvait plus se contenter de vivre sur des rails hérités du passé. Où l'on ne pouvait plus se contenter de répéter des leçons apprises. J'étais persuadé qu'il ne fallait pas en rester à l'aspect superficiel de certains slogans : « Il est interdit d'interdire », « Jouir sans entraves » ...

Ce qui était en jeu, ce n'était pas seulement la réforme de l'université, mais une crise culturelle et un enchaînement imprévisible d'événements. Des questions radicales ont émergé, portant sur la justice, le sens de la vie, les relations avec les autres, la contestation de la société capitaliste et de l'oppression post-stalinienne. Sans compter la dimension internationale : « De Berlin à Berkeley», pouvait-on lire sur les banderoles.

Les étudiants interpellaient les adultes pour leur demander : Où en est-on ? Qu'est-ce que nous désirons vraiment ?

Des graffitis proclamaient : « Assez d'actes, des paroles », prenant à contre-pied la formule habituelle. Je crois que cette expression disait quelque chose de fort : cessons d'agir par habitude et posons-nous des questions ; osons parler.

C'est pour cela que, à mes yeux, mai 68 a été un « événement spirituel ». Une sorte d'arrêt sur image nous obligeant à réfléchir, dont Michel de Certeau a pu dire : « On a pris la parole comme on avait pris la Bastille. » J'ai vécu ce temps-là avec beaucoup de perplexité : autant les questions étaient fondamentales pour l'existence humaine, autant les réponses étaient insatisfaisantes. Trop rapides, souvent frelatées, superficielles, elles risquaient de refermer les questions à peine posées et relevaient de la vulgate marxiste.

Ces réponses s'entrechoquaient dans de multiples échanges et débats. C'était surprenant et passionnant ! Mais il y avait aussi une prise en main des assemblées, des manipulations et des manœuvres politiques antidémocratiques. Je n'étais pas du tout naïf devant les procédés utilisés. J'ai vécu mai 68 sans illusions sur ce qui se passait, mais en résonance profonde avec les questions posées.

Ma mission d'aumônier était d'accompagner des étudiants dans cette remise en cause. La dimension spirituelle de mai 68 nous renvoie aux Évangiles, aux questions que pose Jésus, à sa rencontre avec les gens, à sa manière de leur dire non pas : « J'ai fait quelque chose pour toi », mais : « C'est ta foi qui t'a sauvé » (je fais confiance à ce qui t'habite en profondeur).

Parmi les graffitis : « Je prends mes désirs pour des réalités, parce que je crois à la réalité de mes désirs. » Certes, on peut comprendre cela de bien des façons, et certaines peuvent être destructrices. Mais cela renvoie également à saint Paul et au chapitre 8 de la lettre aux Romains : faites confiance aux désirs qui vous habitent et qui sont aussi les désirs de l'Esprit en vous. Il m'arrive souvent de dire à des jeunes : osez faire confiance aux désirs qui vous habitent ; il vous faudra bien composer avec la réalité, avec le possible, mais laissez la réalité instruire et transformer vos désirs, non les détruire.

J'ai fait venir l'évêque de Nanterre, Jacques Delarue, à l'université pour un débat. Je l'avais prévenu : « Vous allez en prendre plein la tête... » Il est venu de son plein gré, mais s'est retrouvé dans la position du gladiateur jeté dans la fosse aux lions ! Je crois qu'il était comme moi persuadé qu'il fallait affronter la critique et voir comment, en traversant cette critique, on pouvait être chrétien.

Publié dans Témoignage

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