Sous forme de révision de vie - Vivre l'humilité dans notre accompagnement de jeunes migrants. Accepter de ne pas pouvoir répondre à tout

Publié le par Michel Durand

Christian Delorme, 2022 : « A Bron, il y a une grande dynamique des laïcs, avec une tradition ancienne d’une communauté catholique très ouverte sur la cité et sur le monde ».  Photo Progrès /Laurie ABADIE

Christian Delorme, 2022 : « A Bron, il y a une grande dynamique des laïcs, avec une tradition ancienne d’une communauté catholique très ouverte sur la cité et sur le monde ». Photo Progrès /Laurie ABADIE

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(Intervention de Christian Delorme à une journée de relecture du réseau JRS-Welcome, le Châtelard, dimanche 7 avril 2024 )

 

Accueil de migrants 

 

1) L'humilité : une vertu biblique et évangélique.

L'humilité est, sans nul doute, une qualité, une vertu biblique et évangélique, même si elle ne fait pas partie de la liste traditionnelle des sept vertus chrétiennes (quatre vertus « cardinales » : Prudence, Justice, Force, Tempérance, et quatre vertus « théologales » : Foi, Espérance et Charité). Mais elle n'est pas « que » chrétienne ! Des non-croyants, ou simplement des « étrangers » à l'héritage biblique peuvent être humbles !

La prière du psalmiste : « Seigneur, je n'ai pas le cœur fier ni le regard ambitieux ; je ne poursuis ni grands desseins ni merveilles qui me dépassent. Non, mais je tiens mon âme égale et silencieuse ; mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère. Attends le Seigneur, Israël, maintenant et à jamais » (Psaume 130).

L'humilité : une qualité du Christ lui-même. D'une certaine manière : la « force motrice » de son incarnation.

L'humilité première du Christ : avoir refusé la « toute puissance ».

C'est ce dont témoigne le récit des « tentations de Jésus au désert » (Matthieu 4, 1-11). Sans doute celui-ci aurait-il désiré être en capacité de guérir tous les malheureux qu'il croisait ! Mais il n'aurait plus été un homme. Il serait apparu comme un « super être » déguisé en homme, un « super héros » et non point un frère accessible à chacun(e).

L'humilité est au cœur de « l'être dans le monde » de Jésus : « En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger. » (Matthieu 11, 28-30).

L'humilité, c'est la clé de compréhension du mystère de l'incarnation et de celui du Salut, la clé de le « Kénose » (Dieu qui se dépouille de sa divinité) comme l'exprime avec tant de force l'hymne contenu dans la Lettre de Paul aux Philippiens (2, 1-11) :

1 Aussi je vous en conjure par tout ce qu’il peut y avoir d’appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l’Amour, de communion dans l’Esprit, de tendresse compatissante,

2 mettez le comble à ma joie par l’accord de vos sentiments : ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment ;

3 n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par l’humilité estime les autres supérieurs à soi ;

4 ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres.

5 Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus :

6 Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu.

7 Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme,

8 il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix !

9 Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom,

10 pour que tout, au nom de Jésus, s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers,

11 et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu’il est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. Saint Paul, le premier, a bien saisi combien l'appel à l'humilité est au cœur du témoignage de Jésus, et donc de son enseignement.

L'extraordinaire et célèbre « Hymne à l'Amour », contenu dans la Première Lettre aux chrétiens de Corinthe, appelle dans sa totalité à l'humilité, particulièrement quand il souligne que « l'Amour ne se gonfle pas d'orgueil » (1 Corinthiens 13, 4-8).

Éphésiens 4, 2 : « Ayez beaucoup d'humilité, de douceur et de patience ».

Romains 12, 3 : « Au nom de la grâce qui m'a été donnée, je dis à chacun d'entre nous : n'ayez pas de prétentions au-delà de ce qui est raisonnable ; soyez assez raisonnables pour n'être pas prétentieux, chacun selon la mesure de la foi que Dieu lui a donnée en partage. En effet, comme nous avons plusieurs membres en un seul corps et que ces membres n'ont pas tous la même fonction, ainsi, à plusieurs, nous sommes un seul corps en Christ, étant tous membres les uns des autres, chacun pour sa part. Et nous avons des dons qui diffèrent selon la grâce qui nous a été accordée. Est-ce le don de prophétie ? Qu'on l'exerce en accord avec la foi. L'un a-t-il le don du service ? Qu'il serve. L'autre celui d'enseigner ? Qu'il enseigne. Tel autre celui d'exhorter ? Qu'il exhorte. Que celui qui donne le fasse sans calcul, celui qui préside, avec zèle, celui qui exerce la miséricorde, avec joie ».

Mais les apôtres Pierre et Jacques ne sont pas en reste :

1 Pierre 5, 5-7 : « De même, vous les jeunes gens, soyez soumis aux anciens. Et vous tous, les uns envers les autres, prenez l'humilité comme tenue de service. En effet, Dieu s'oppose aux orgueilleux ; aux humbles il accorde sa grâce. Abaissez-vous donc sous la main puissante de Dieu, pour qu'il vous élève en temps voulu. Déchargez-vous sur lui de tous vos soucis, puisqu'il prend soin de vous. »

Jacques 4, 13-15 : « Vous autres maintenant, vous dîtes : « Aujourd'hui ou demain nous irons dans telle ou telle ville ; nous y passerons l'année ; nous ferons du commerce et nous gagnerons de l'argent », alors que vous ne savez même pas ce que sera votre vie demain ! Vous n'êtes qu'un peu de brume, qui paraît un instant puis disparaît. Vous devez dire au contraire : « Si le Seigneur le veut bien, nous serons en vie et nous ferons ceci ou cela ! ».

Revenons sur l'énonciation par l'apôtre Paul, en Éphésiens 4, 2, de trois vertus qu'il est, selon lui, nécessaire que tout disciple du Christ cultive en lui-même : humilité, douceur, patience. C'est, pour l'essentiel, la reprise de la phrase de Jésus en Matthieu 11 : « Je suis doux et humble de coeur ».

Trois vertus qui vont bien ensemble, si nous en comprenons bien le sens. Se souvenir, d'abord, que le mot latin à l'origine de « vertu », le mot « virtus », évoque la force, une puissance pour bien agir.

Ensuite, pour bien comprendre une vertu, il est utile de s'interroger sur ce qui est son contraire. Car chaque vertu a son, et même SES contraires ! (Je me suis essayé, une fois, pour mieux comprendre les Béatitudes en Matthieu 5, 1-12, de tenter de définir leur contraire. Ainsi ai-je rédigé dix « Lamentations à peine imaginaires » de Jésus, et ce fut pour moi fort éclairant !).

Humilité, nous le savons, ou nous l'aurons deviné, vient du latin « humus », la terre. C'est, au vrai, ce que nous sommes : des surgis de la terre !

L'humilité est la juste estime de soi. Son contraire est l'exaltation de soi, ce qu'on appellera l'orgueil, la vanité, mais c'est aussi le mépris de soi. Exaltation de soi et mépris de soi peuvent être définis comme étant des vices, c'est-à-dire des défauts moraux, la première parce qu'elle est ouvertement contraire à la vertu d'humilité, et la seconde parce qu'elle la travestit !

Petit retour à l'étymologie :

Orgueil : de l'allemand « urgol » correspondant au latin « superbia ».

Vanité : du latin « vanitas », « qui est vide » (= tromperie, mensonge des apparences).

L'humilité, c'est la vérité sur soi. Se voir tel que l'on est, à sa juste mesure, sans orgueil, sans prétention.

Maintenant, si nous nous arrêtons quelques instants sur la douceur et sur la patience, vertus évangéliques complémentaires à l'humilité selon l'apôtre Paul, ainsi que sur leurs contraires :

La douceur se situe entre la brutalité (lorsque l'homme se durcit !) et l'attitude douceâtre.

Quant à la patience, elle a sa place entre l'impatience et l'excès de patience ou résignation.
Dans le mot « patience », rappelons-le, il y a le mot « pâtir », qui signifie souffrir.

L'impatient est celui qui refuse de souffrir des défauts des autres, qui refuse de souffrir de leur mal. Il y a un conseil monastique fort connu : « Supporte les autres, comme le Seigneur te supporte ! ».

L'humilité est aussi l'inverse de l'inquiétude, le manque de quiétude, le manque de repos. Un orgueilleux est sans repos car toujours en compétition avec les autres ! Il veut être le premier, le plus brillant, le plus remarqué... De plus, il ne laisse personne en repos !

Humilité renvoie encore à un autre terme, qui peut être considéré comme un synonyme : modestie. « Modeste » vient du latin « modestus », soit ce qui est « modéré», «mesuré».

Pour être vraiment humble, il faut savoir reconnaître le bien qui est en soi, soit les dons que Dieu a disposés en moi. Autrement, je vais soit jalouser les autres, soit me dénigrer au risque de m'auto-détruire. Si Dieu a déposé des qualités en nous, c'est pour les faire fructifier au service des autres. S'en référer à la « Parabole des talents » en Matthieu 25, 14-30 (où le maître confie cinq talents à faire fructifier à l'un de ses serviteurs, deux talents à un autre, et un talent à un troisième...).

Mais reconnaître le bien qui est en soi n'est pas synonyme de se mettre en valeur ! Toujours l'apôtre Paul : «Qu'as-tu fait que tu n'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi te vanter comme si cela venait de toi ? » (1 Corinthiens 4, 7 ).

Attention, aussi, à ne pas nous admirer en train de ne pas nous mettre en valeur !!! (« Je suis quand même quelqu'un d'exceptionnel : je connais mes qualités mais je ne m'en vante pas ! » ).

L'humble sait qu'il peut se tromper. Il connait ses qualités, mais il sait qu'elles sont limitées. Spontanément, il se met à l'écoute des autres (Sens premier du verbe obéir : « ob-audire », écouter attentivement en inclinant l’oreille.).

 

2) Notre présence aux exilés, migrants, demandeurs d'asile, réfugiés... déboutés ?

Ayant toutes ces notions sur l'humilité en tête, essayons, à présent de réfléchir notre présence, notre soutien aux exilés, migrants, demandeurs d'asile, réfugiés... ou encore déboutés.

Pourquoi, d'abord, agissons-nous ?

Il peut être utile de nous interroger et de trouver des éléments de réponse.

Je «liste» neuf motivations, mais il peut en exister certainement bien d'autres :

– Par suite d'une rencontre humaine inattendue avec un/des migrant(s) ? Peut-être par empathie ? Peut-être par séduction (il y a des pauvres, des exclus qui peuvent nous séduire par leur rayonnement particulier) ?

– Par fidélité à notre éducation, aux valeurs reçues ? Tout s'apprend et peut se transmettre, l'altruisme comme le reste.

– Par désir/besoin de se sentir utile ? Pour donner du sens à sa vie (ou à la fin de sa vie !) ?

– Par mauvaise conscience, ou simplement par esprit de justice et de réparation (en se disant : « J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie; ce n'est pas le cas de tous les êtres humains, et particulièrement le cas de ces migrants d'Afrique ou d'Asie » ) ?

– Par recherche/besoin de gratification : recevoir la gratitude de celui (celle) qu'on aide ?
Ou encore, se retrouver estimé pour son comportement perçu par d'autres comme généreux ?

– Par manque et par recherche d'affection ? Avoir besoin d'aimer, avoir besoin d'être aimé : quoi de plus naturel ?

– Par obéissance à l'Évangile (Matthieu 25, 35 : « J'étais un étranger et vous m'avez accueilli») ?

– Par obéissance au pape François, fils d'immigrés italiens en Argentine, dont tout le pontificat, du premier au (sans doute) dernier jour, aura été marqué par le souci des migrants qui meurent dans les déserts et dans les mers ?

– Par militantisme politique (imaginer faire la révolution avec les « damnés de la terre ») ? Etc...

Plusieurs de ces raisons peuvent s'ajouter les unes aux autres ; chacune n'est pas exclusive d'une ou des autre(s) !

Quand j'énonce ces raisons ou motivations possibles, je ne me positionne pas comme quelqu'un qui prétendrait pouvoir porter un jugement de valeur sur les motivations de tel(le) ou tel(le). Je crois, simplement, que nous avons toujours intérêt à être au clair avec nos motivations, afin d'abord d'être vrai, d'être lucide avec soi-même. Plus de clarté doit nous aider dans notre ajustement aux autres, et particulièrement notre ajustement avec ceux que nous sommes conduits à aider.

Je tente, aussi, de parler d'expérience. Vous avez le droit de demander et de savoir « d'où je parle » ! Cependant, je ne vais pas vous raconter ma vie : ce serait trop long et pas forcément intéressant ! Simplement : j'ai vécu une enfance et une jeunesse à la Guillotière, ce quartier de Lyon près de la « Place du Pont ». Les migrants (Algériens, en premier lieu) ont fait partie de mon paysage humain dès mes premiers pas dans la vie. Découverte des retombées de la Guerre d'Algérie (1954- 1962) dans le quartier. Empathie à l'égard de ces jeunes gens que je voyais parfois être arrêtés avec brutalité. Détestation de la violence. Recherche de solutions. Les lumières que m'ont apporté, alors, le Concile Vatican II et le combat non-violent de Martin-Luther King. Dès lors ma vie était tracée ! Je suis devenu prêtre avec la certitude que l'Évangile représente une force de transformation du monde.

Il y a très certainement du « pur » et de « l'impur » dans les choix de ma vie. Au vrai, je pense que, dans les motivations de mon engagement – cela aura été l'engagement d'une vie – il y a un peu des neuf motivations possibles que j'ai énoncées précédemment ! Mais aux divers moments de mon existence, les motivations n'auront pas été forcément toujours les mêmes. Ainsi, maintenant que, à presque 74 ans, j'arrive inévitablement au bout de mon existence, le besoin profond de donner aux autres ce que j'ai reçu se fait plus pressant. À la fois j'ai énormément de gratitude pour tout ce dont j'ai bénéficié dans ma vie depuis le premier jour ; à la fois je ressens cela comme une injustice par rapport à tous ceux – la majorité de mes frères et sœurs en humanité, en vérité – qui n'ont pas eu droit au millième de ce que j'ai reçu.

Inspiré depuis l'âge de mes quinze ans par l'exemple de Martin-Luther King, j'ai voulu être acteur de la transformation du monde, et j'ai cherché à être efficace. De fait, par chance, j'ai pu (avec d'autres, bien entendu : seul on ne peut rien faire) contribuer à faire avancer des choses (telle l'instauration de la carte de résident de dix ans en 1984, à l'issue de la Marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983). L'efficacité, cependant, n'est pas une valeur évangélique ! Qu'on se souvienne de la parole de Jésus en Luc, 5, 10 : « Vous aussi, quand vous aurez fait tout ce que Dieu vous a commandé, dites-vous : 'Nous sommes des serviteurs quelconques : nous n'avons fait que notre devoir ».

Quand on milite, et a fortiori quand on remporte des succès, le risque existe de se laisser griser par ses victoires et de savourer le goût de pouvoir être, de temps en temps au moins, « puissant » ! En tout cas, il y a le risque qu'on croit trop en soi-même. On peut acquérir de la notoriété – c'est ce qui m'est arrivé –, et cela ouvre indubitablement des portes et vous donne du pouvoir. Mais toute jouissance du pouvoir est un leurre, et, peut-être ? une offense à tous ceux qui n'ont pas de pouvoir !

Heureusement, d'une certaine manière, on n'est pas vainqueur tout le temps... et même rarement ! On subit des échecs. Il faut les accepter, les reconnaître, en tirer les leçons, prendre sa part de responsabilité. On fait l'expérience de ses limites, autrement dit : l'expérience de son humanité. Rappelons-nous que, en hébreu, le nom de Adam signifie « le terreux », le «glébeux » , autrement dit : celui qui est sorti de l'humus. Qui en est sorti... et qui y retournera ! Genèse 3, 19 : « C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière ».

Parlons un peu, maintenant, de ces exilés que nous accueillons...

En ce qui me concerne, depuis cinquante ans (!), j'ai toujours vécu en proximité avec des migrants, qu'il s'agisse de personnes ayant fait le saut migratoire pour des raisons de travail, de personnes nées de parents immigrés, ou encore de personnes ayant été contraintes de quitter leur pays à cause de la guerre, à cause de la misère, à cause de persécutions...

Depuis six ans maintenant, je vis, dans un même logement, avec de jeunes migrants sub- sahariens, demandeurs d'asile, et puis... déboutés de leur demande d'asile. Des jeunes gens, des garçons à chaque fois, âgés de 20 à 30 ans. À Cuire, dans le presbytère de l'église Saint Romain, puis dans le presbytère de l'église du Christ-Roi à Bron, nous avons été jusqu'à six à être ensemble, vivant une sorte de vie de famille. Actuellement, ils sont deux jeunes Ivoiriens à partager avec moi, à Gerland, le même appartement, de taille modeste.

À partir de ce vécu, permettez-moi de vous partager quelques observations ou convictions, douze exactement :

1) Sans doute pouvons-nous convenir facilement que ces « migrants » (acceptons, par commodité, ce terme générique), globalement, sont plus dégourdis que nous ! Plus courageux ? Plus « fous » ? Plus désespérés ou plus « pleins d'espérance » ? Les parcours qu'ils ont faits, qu'ils viennent d'Afghanistan, de la Syrie ou de l'Afrique de l'Ouest, aurions-nous été capables de les faire ? Ils ont survécu aux routes de la mort, ont traversé des déserts ou/et des montagnes hostiles, ont connu les attaques de brigands, parfois des enlèvements, parfois la mise en esclavage, parfois des viols... Ils ont traversé une mer dans une embarcation de fortune, prenant le risque de se noyer comme des dizaines de milliers d'autres ont péri...À vingt ans, à trente ans, ils ont survécu à plus de dangers que ceux que nous avons pu vivre et ne vivrons jamais... Ils ont traversé l'horreur, l'innommable... Ce sont des rescapés de la mort ! Des survivants ! Ils ont, sur la réalité de l'existence humaine, sur la méchanceté de l'homme (mais aussi, peut-être, il faut l'espérer, sur la bonté de l'homme) bien plus d'expérience que nous n'en accumulerons probablement jamais ! Mais des rescapés de la mort, ce sont aussi des poly-traumatisés ! Aussi ont-ils en eux à la fois une grande force et une grande faiblesse.

2) Ces « migrants » sont porteurs d'un capital de connaissances que nous n'imaginons souvent pas... et dont eux-mêmes ne sont pas toujours conscients ! Ainsi, beaucoup parmi eux – surtout parmi les jeunes africains sub-sahariens francophones – sont ce qu'on appelle communément des « analphabètes », des jeunes qui ne sont presque jamais, voire jamais allés à l'école. Ce qui ne les empêche pas de parler ou, au moins, de comprendre plusieurs langues ! En Afrique Noire, il est, ainsi, vital de pouvoir comprendre et parler plusieurs langues, tant les groupes ethniques et linguistiques sont nombreux.

3) Ces « migrants » ont toute une histoire qui a précédé leur parcours migratoire. Ils ont une vie « d'avant ». En eux, dans leur cœur, dans leur paysage intérieur, il y a des visages aimés ou détestés, des parents morts ou encore vivants, des fratries perdues, des souvenirs heureux et des souvenirs douloureux. C'est leur « jardin secret » (parfois, leur « enfer secret »).

4) Ces « migrants » sont le fruit et les acteurs de cultures souvent très éloignées de la nôtre. Ils ont appris à habiter le monde d'une façon autre que celle que nous avons apprise nous. Ils ont des représentations du monde, des sensibilités, des croyances qui nous sont difficilement accessibles et que nous ne comprendrons jamais vraiment totalement, même quand eux-mêmes peuvent nous en donner quelques clés, même quand nous nous efforçons de nous informer. Ainsi, que pouvons-nous comprendre des relations et des divisions entre ethnies en Afrique sub-saharienne ? Que pouvons- nous comprendre de la place des ancêtres, ou encore des questions de fétiches dans la vie de jeunes Africains ? Que pouvons-nous comprendre de la place de la religion (en particulier quand ils sont musulmans ayant grandi dans des milieux traditionnalistes) dans leur intériorité et dans leur fonctionnement ?

5) Ces « migrants » ont le droit au secret quant à ce qui a fait leur vie et quant à ce qu'ils vivent encore. Ils ont le droit de nous cacher des choses (parce qu'il y a des choses trop douloureuses en eux, peut-être aussi des choses qu'ils considèrent honteuses ; tout simplement parce qu'ils ont le droit d'avoir leur jardin secret). Au risque de choquer, je pense même qu'ils ont le droit au mensonge, s'ils estiment (à tort ou à raison) que ce sera davantage profitable à leurs tentatives de « s'en sortir ».

6) Ces « migrants » ont généralement des stratégies de survie. Certes, nous pouvons en rencontrer qui sont complètement perdus, désorientés. Mais, la plupart du temps, ils ont échafaudé des plans pour « s'en sortir », que ces plans soient judicieux ou complètements irréalistes, voire aberrants. Ces plans, ils peuvent nous les partager mais, la plupart du temps, ils ne nous les livrent pas, car ils savent que nous avons bien moins l'expérience de la lutte pour survivre qu'eux-mêmes !

7) Ces « migrants » ont généralement leurs réseaux de relation (sauf les plus « cassés », les plus « abimés » par leur parcours migratoire, qui peuvent se retrouver très isolés), et rien ne les oblige à nous en parler et à nous les faire partager. Des réseaux de relations ici dans le pays d'exil. Ainsi, quand vous vous rendez à la Guillotière, dans « mon » quartier de la « Place du Pont », entre la Place Voltaire, dans le 3ème arrondissement, et la Place Mazagran, dans le 7ème arrondissement, en passant par la rue Paul Bert ou la Grande Rue de la Guillotière, vous pouvez observer des regroupements d'ordre ethnique ou linguistique : ici les jeunes Algériens récemment arrivés « du bled » ; ici les gens de la Corne de l'Afrique (Somaliens, Ethiopiens, Erythréens) ; ici les Guinéens parlant soussou ; ici les Peuls parlant l'un ou l'autre des dialectes poulars ; ici les Soudanais et les Tchadiens parlant arabe ; ici les Gambiens et les Nigérians parlant un anglais créolisé ; ici les Congolais s'exprimant en lingala, etc, etc... Mais ils ont aussi des réseaux de relations au-delà de notre métropole : ailleurs à travers la France ou à travers l'Europe (souvent des personnes rencontrées lors de leur parcours migratoire, parfois des membres de leur famille), et puis également dans leur continent et dans leur pays d'origine. Tous ces « migrants » ont un téléphone portable ; presque tous ont accès au réseau WhatsApp qui leur permet de communiquer sans limite avec des gens qui sont à des centaines ou à des milliers de kilomètres.

8) Ces « migrants » vivent souvent dans une défiance/méfiance permanente, vis-à-vis de tout le monde, y compris vis-à-vis des autres « migrants » venus des mêmes régions qu'eux. Ils ont tellement subi ! Ils ont tellement expérimenté les dangers de la vie ! Pourquoi nous feraient-ils davantage confiance à nous, qu'à tant d'autres qui ont pu les tromper, les trahir précédemment ?

9) Ces « migrants » ont sur nous, les aidants, un propre regard... qui n'est pas forcément celui que nous aimerions qu'ils aient ! Comme nous les regardons, ils nous regardent ! Comme nous les « jaugeons », ils nous jaugent ! Il leur faut s'ajuster à nous autant (et même plus, peut-être !) que nous tentons de nous ajuster à eux ! Nous pouvons les choquer comme ils peuvent nous choquer. Nous pouvons leur paraître peu aimables (peu faciles à apprécier, à aimer), comme ils peuvent nous paraître parfois peu aimables. Pour beaucoup d'entre eux, nous leur paraissons être des personnages totalement irréels, tellement nous sommes vieux ! Comment peut-on vivre si vieux, alors que, dans leurs pays d'origine, on est souvent mort avant cinquante ans ?!

10) Ces « migrants » que nous accueillons doivent souvent... nous supporter, avec nos questions intrusives ou stupides, avec nos mœurs et nos habitudes qui peuvent les choquer ou les dérouter, avec nos tentations de nous montrer paternalistes, avec notre insistance à leur faire manger la nourriture que nous aimons, avec nos odeurs et, parfois, nos impudeurs, avec notre familiarité ou notre liberté d'être et de nous exprimer contraires à leur éducation, avec nos demandes de conversations, avec nos envies de leur faire plaisir qui ne rejoignent pas forcément ce qui leur fait vraiment plaisir... Ils sont appelés à faire preuve de beaucoup d'indulgence et de beaucoup de patience à notre égard ! Nous pensons les aimer, nous pouvons les aimer, mais ils n'ont pas forcément envie d'être aimés (en tout cas « trop » aimés, c'est-à-dire mal aimés !). Et ils ne sont pas forcément enclins à nous aimer !

11) Ces « migrants » peuvent nous induire en erreur... sans le vouloir ! Ainsi quand, Africains sub-sahariens, ils nous appellent « papa » ou « maman », cela ne renvoie pas, chez eux, aux mêmes réalités que chez nous ! Là où nous pouvons percevoir de l'attachement, il y a d'abord des règles de politesse. Par ailleurs, quand ils nous sourient, cela ne veut pas forcément dire qu'ils sont heureux : ce peut-être une manière de masquer leur mal-être, de le garder pour eux...

12) Ces « migrants » se sont « tirés d'affaire » bien des fois avant de nous rencontrer. Ils sont capables de continuer à se « tirer d'affaire » quand nous ne serons plus là, à côté d'eux.

Durant toutes ces années de « vie avec » (je mesure le mérite que ces jeunes ont de vivre avec un vieux comme moi !), j'ai engrangé beaucoup de moments heureux, beaucoup de satisfactions. Quel bonheur quand l'un d'eux obtient enfin un titre de séjour ! Quel bonheur, aussi, lorsqu’un tel que l'on a longtemps connu triste et déprimé, soudain se met à sourire et à croire de nouveau dans l'avenir ! Quel bonheur (mais quelle responsabilité, aussi !) quand on s'aperçoit qu'on a réellement gagné la confiance de tel ou tel, et qu'il y a de la complicité affectueuse qui s'est installée !

J'ai, aussi, traversé quelques épreuves avec les uns ou les autres. Des épreuves liées à leurs propres malheurs, à leurs propres échecs, mais aussi des épreuves liées à leurs défauts, ou encore à des attitudes qui n'ont pas été celles que j'attendais d'eux. Un tel qui était né et avait grandi en Afrique dans une famille de voleurs... nous a beaucoup volé ! Il est, malheureusement, mort depuis, et je l'ai beaucoup pleuré. Tel autre s'est montré très égoïste et jaloux, ne supportant pas que je puisse accorder à d'autres les mêmes aides que je lui apportais. D'autres, venus de pays marqués par des interventions militaires françaises, se sont révélés être fondamentalement très « anti-France », avec ce paradoxe que c'est en France qu'ils ont été amenés à venir chercher refuge ! L'un d'entre eux qui avait des membres de sa famille engagés dans des troupes djihadistes en Afrique, m'a causé, bien entendu, beaucoup de souci, et cela n'a pas été facile à gérer.

Tout cela, c'est « la vraie vie », et je peux dire avec Edith Piaf : « Non, rien de rien, non je ne regrette rien ! ». Car tout cela a enrichi, a « épaissi » mon humanité. Tout cela m'a davantage fait ressentir le goût d'être un homme avec d'autres hommes, le goût d'être un humain avec d'autres humains. Avec eux, certes je me sens souvent « petit », « limité », « indigne » parfois, mais leurs fragilités me disent aussi que je ne suis pas le seul à être fragile. Avec eux je me sens « humus » ! Avec eux, sans nul doute, j'apprends l'humilité.

Je relevais précédemment que l'humilité n'appartient pas à la liste des « vertus cardinales » traditionnelles de la théologie catholique. Peut-être parce qu'elle est « hors catégorie » ? En tout cas, je suis certain que, comme il existe des « péchés capitaux », c'est-à-dire des péchés sources d'autres péchés , de même il existe des « vertus capitales », des vertus qui engendrent d'autres vertus.

L'humilité se révèle être une matrice qui a des influences sur d'autres qualités. Avec elle on gagne de la joie, de la sérénité, de la douceur. Avec elle, on est davantage enclins à la renonciation à condamner les autres en raison de leurs défauts, et on se découvre davantage « au service ». Avec elle, d'une certaine façon, notre capacité à aimer se trouve stabilisée. « Heureux les humbles de cœur ! », comme l'énonce la première des béatitudes en l'Évangile de Matthieu ( 5, 1 ) : le Royaume des Cieux est à eux ! ».

Christian Delorme

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