Des embarcations de fortune accostent sur le sol européen. Les enfants qui en sortent sont transis de froid, affamés, déshydratés

Publié le par Michel Durand

 Des embarcations de fortune accostent sur le sol européen. Les enfants qui en sortent sont transis de froid, affamés, déshydratés

Le lendemain de mon retour à Lyon, je découvre dans les médias, l’œuvre de Gaël Faye. Je suis une fois de plus (voir les pages des jours précédents) touché.

Déjà dans les années 65-66 j’entendais parler du Burundi, du Rwanda. Et, en 1998 du Kivu (RDC). À chaque fois, c’était des séminaristes, des prêtres, tous des amis, qui me racontaient ce qui se passait. Je ne pouvais être indifférent tout en ne réalisant pas vraiment, incapable d’imaginer quelques actions possibles. Impuissant ou indifférent ? Aujourd’hui, j’ai le sentiment que j’écoutais sans comprendre, sans vraiment réaliser. Et pourtant mon ami du Burundi me parlait souvent de sa souffrance. N’est-ce pas là une forme de péché par omission ?

À peine revenue de mon bref séjour à Helsinki et ayant rencontré de nombreuses familles rwandaises émigrées en ce froid pays, je découvre le roman, en grande partie autobiographique de Gaël Faye. À lire absolument. Un petit Pays, Grasset, août 2016.

Voir ci-dessous deux extraits de Un petit Pays, Grasset, août 2016. Gaël Faye se souvenant de son enfance regarde également les jeunes migrants échoués sur les côtes de la Méditerranée.

 Je ne sais vraiment pas comment cette histoire a commencé.
Papa nous avait pourtant tout expliqué, un jour, dans la camionnette.
– Vous voyez, au Burundi c’est comme au Rwanda. Il y a trois groupes différents, on appelle ça les ethnies. Les Hutu sont les plus nombreux, ils sont petits avec de gros nez.
– Comme Donatien ? j’avais demandé.
– Non, lui c’est un Zaïrois, c’est pas pareil. Comme Prothé, par exemple, notre cuisinier. Il y a aussi les Twa, les pygmées. Eux, passons, ils sont quelques-uns seulement, on va dire qu’ils ne comptent pas. Et puis il y a les Tutsi, comme votre maman. Ils sont beaucoup moins nombreux que les Hutu, ils sont grands et maigres avec des nez fins et on ne sait jamais ce qu’ils ont dans la tête. Toi, Gabriel, avait-il dit en me pointant du doigt, tu es un vrai Tutsi, on ne sait jamais ce que tu penses.
Là, moi non plus je ne savais pas ce que je pensais. De toute façon, que peut-on penser de tout ça ? Alors j’ai demandé :
– La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ?
– Non, ça n’est pas ça, ils ont le même pays.
– Alors... ils n’ont pas la même langue ?
– Si, ils parlent la même langue.
– Alors, ils n’ont pas le même dieu ?
– Si, ils ont le même dieu.
– Alors... pourquoi se font-ils la guerre ?
– Parce qu’ils n’ont pas le même nez.
La discussion s’était arrêtée là. C’était quand même étrange cette affaire. Je crois que Papa non plus n’y comprenait pas grand-chose. À partir de ce jour-là, j’ai commencé à regarder le nez et la taille des gens dans la rue. Quand on faisait des courses dans le centre-ville, avec ma petite sœur Ana, on essayait discrètement de deviner qui était Hutu ou Tutsi. On chuchotait :
– Lui avec le pantalon blanc, c’est un Hutu, il est petit avec un gros nez.
– Ouais, et lui là-bas, avec le chapeau, il est immense, tout maigre avec un nez tout fin, c’est un Tutsi.
– Et lui, là-bas, avec la chemise rayée, c’est un Hutu.
– Mais non, regarde, il est grand et maigre.
– Oui, mais il a un gros nez !

C’est là qu’on s’est mis à douter de cette histoire d’ethnies. Et puis, Papa ne voulait pas qu’on en parle. Pour lui, les enfants ne devaient pas se mêler de politique. Mais on n’a pas pu faire autrement. Cette étrange atmosphère enflait de jour en jour. Même à l’école, les copains commençaient à se chamailler à tout bout de champ en se traitant de Hutu ou de Tutsi. Pendant la projection de Cyrano de Bergerac, on a même entendu un élève dire : « Regardez, c’est un Tutsi, avec son nez. » Le fond de l’air avait changé. Peu importe le nez qu’on avait, on pouvait le sentir.
L’enfance m’a laissé des marques dont je ne sais que faire. Dans les bons jours, je me dis que c’est là que je puise ma force et ma sensibilité. Quand je suis au fond de ma bouteille vide, j’y vois la cause de mon inadaptation au monde.


Ma vie ressemble à une longue divagation. Tout m’intéresse. Rien ne me passionne. Il me manque le sel des obsessions. Je suis de la race des vautrés, de la moyenne molle. Je me pince, parfois. Je m’observe en société, au travail, avec mes collègues de bureau. Est-ce bien moi, ce type dans le miroir de l’ascenseur ? Ce garçon près de la machine à café qui se force à rire ? Je ne me reconnais pas. Je viens de si loin que je suis encore étonné d’être là. Mes collègues parlent de la météo et du programme télé. Je ne les écoute plus. Je respire mal. J’élargis le col de ma chemise. J’ai le corps emmailloté. J’observe mes chaussures cirées, elles brillent, me renvoient un reflet décevant. Que sont devenus mes pieds ? Ils se cachent. Je ne les ai plus jamais vus se promener à l’air libre. Je m’approche de la fenêtre. Le ciel est bas. Il pleut un crachin gris et gluant, il n’y a aucun manguier dans le petit parc coincé entre le centre commercial et les lignes de chemin de fer.
Ce soir-là, en sortant du travail, je cours me réfugier dans le premier bar, en face de la gare. Je m’assois devant le Baby-foot et je commande un whisky pour fêter mes trente-trois ans. Je tente de joindre Ana sur son portable, elle ne répond pas. Je m’acharne. Compose son numéro à plusieurs reprises. Je finis par me rappeler qu’elle est en voyage d’affaires à Londres. Je veux lui raconter, lui dire pour le coup de fil de ce matin. Ça doit être un signe du destin. Je dois y retourner. Ne serait-ce que pour en avoir le cœur net. Solder une bonne fois pour toutes cette histoire qui me hante. Refermer la porte derrière moi, pour toujours. Je commande un autre whisky. Le bruit de la télévision au-dessus du bar couvre un instant le cours de ma pensée. Une chaîne d’infos en continu diffuse des images d’êtres humains fuyant la guerre. J’observe leurs embarcations de fortune accoster sur le sol européen. Les enfants qui en sortent sont transis de froid, affamés, déshydratés. Ils jouent leur vie sur le terrain de la folie du monde. Je les regarde, confortablement installé là, dans la tribune présidentielle, un whisky à la main. L’opinion publique pensera qu’ils ont fui l’enfer pour trouver l’Eldorado. Foutaises ! On ne dira rien du pays en eux. La poésie n’est pas de l’information. Pourtant, c’est la seule chose qu’un être humain retiendra de son passage sur terre. Je détourne le regard de ces images, elles disent le réel, pas la vérité. Ces enfants l’écriront peut-être, un jour. Je me sens triste comme une aire d’autoroute vide en hiver. C’est chaque fois la même chose, le jour de mon anniversaire, une lourde mélancolie s’abat sur moi comme une pluie tropicale quand je repense à Papa, Maman, les copains, et à cette fête d’éternité autour du crocodile éventré au fond du jardin...

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