On raconte Babel comme une fin.Or, elle est un début. La Tour s'est effondrée, pas le désir de la Tour. En lui point l'hubris, l’outrance
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J’ai lu avec grand plaisir La traversée des temps, 1 - Paradis perdu (fin du néolithique et déluge), 2 - La porte du Ciel (Babel et la civilisation mésopotamienne).
Il me semble l’avoir déjà écrit dans de ces pages. Pour connaître le monde, les gens, les pauvres, les riches, les dirigeants, les soumis, la lecture de romans, toutes formes de fictions, est très importantes. Cela nous à connaître ce qui se vit au quotidien.
Dans la ligne de mon homélie de dimanche dernier, j’ose dire encore qu’écrivains et écrivaines devraient être invités à se rendre dans les lieux de formations au sacerdoce, les séminaires, pour parler de leurs fictions. Une réelle actualité vécue par les uns et les autres est présente dans les fictions. La lecture de romans donne une juste connaissance de ce qui existe et dont, prêtres nous avons besoin pour sentir de l’odeur des brebis.
Je recopie ci-dessous quelques passages d’Eric-Emmanuel Schmitt, pris à la fin de La porte du ciel. Ils donnent à penser à l’actuel folie humaine œuvrant à toujours vouloir avoir plus.
« Noam quitte le palace où Hassan lui a réservé une chambre et monte dans la limousine dont le personnel hôtelier a chargé le coffre.
Silencieux, souple, le véhicule emprunte le chemin en goudron rose, bordé de palmiers lustrés et de magnolias aux grandes fleurs d'une blancheur de porcelaine. Noam éprouve un sentiment d’irréalité : alors qu'un grave danger menace le monde, que des intégristes s'apprêtent à saboter des centrales nucléaires, la comédie du luxe continue sa parade, indifférente, imperturbable.
Est-ce parce qu'il consigne ses Mémoires de Mésopotamie ? Tout ici évoque l'orgueilleuse cité de Nemrod. Dubai a édifié soixante-dix gratte-ciel qui dépassent les deux cents mètres, dont le géant Burj Khalifa qui culmine à huit cent vingt-huit mètres : Babel ! Sur ce chantier permanent, des travailleurs venus du Pakistan ou d'Inde besognent à des températures frôlant les cinquante degrés, dans des conditions si dures que l'on compte un suicide tous les quatre jours : Babel ! Les langues s'entrechoquent, pêle-mêle, même si l'arabe et un anglais rudimentaire coloré de mille accents percent le brouhaha : Babel !
Repoussant le désert à la périphérie, défiant le climat aride, déversant un air rafraîchi, on bâtit des archipels artificiels avec les sables dragués dans le golfe Persique, on élabore une marina gigantesque autour d'un canal colossal : Babel ! Des centres commerciaux, ces lieux de culte contemporains, rivalisent de splendeur opulente : Babel ! Plus haut, plus riche, plus grand… Tout record mène à son fracassement, la mesure devient la démesure, l'excès son étalon : Babel !
Même les odeurs ont été domestiquées. Dans son hôtel somptueux, Noam a humé un parfum de santal qui l'a intrigué : d'ordinaire, un effluve sort d'un point, se répand puis perd en vigueur ; là, Noam n'a pu identifier sa source tant il flottait, envahissant, homogène, imposant une atmosphère voluptueuse.
La voiture stoppe devant un portique monumental aux motifs entrelacés, inspirés par des moucharabiehs. Le chauffeur prend la valise contenant les tablettes d'argile et guide Noam à travers une galerie commerciale au toit de verre. Une végétation luxuriante, composée de fleurs issues des divers continents, agrémente les allées en marbre.
(…)
L'assistante de John de Lapidor reçoit Noam. Moulée dans une robe en soie émeraude, cette éblouissante rousse participe de la mise en scène : elle ondule plus qu'elle ne marche, elle chante plus qu'elle ne parle, elle émoustille plus qu'elle ne communique. Envoûté, Noam la talonne à travers un dédale de cloisons où sont accrochées des œuvres de maîtres.
Dans l'espace consacré à l'école flamande, il marque un léger arrêt. Trois toiles représentent la Tour de Babel. Elle n'a plus grand-chose à voir avec ce qu'elle fut, les peintres se sont affranchis de la réalité puisqu'ils l'ont imaginée en s'inspirant des architectes de la Renaissance, ronde, cerclée de galeries et d'escaliers en vis. Quant au message qui s'en dégage, il est transparent : la vengeance de Dieu punit les impies. Noam ricane. Quelle naïveté ! La Tour s'est écroulée d'elle-même, Dieu ne l'a pas touchée. À l'insuffisance technique humaine, les auteurs de la Bible, les poètes, les artistes ont préféré l'intervention divine. Finalement, tout en dénonçant la vanité de Nemrod, ils la reproduisent en excusant, voire en disculpant le responsable direct de la destruction. Or c'est l'homme, l'homme seul, qui a érigé puis anéanti la Tour.
Une autre naïveté dans ces représentations frappe Noam : elles racontent Babel comme une fin. Pourtant Babel constituait un début. La Tour s'est effondrée, pas le désir de la Tour. Avec celui-ci point l'hubris, l'outrance, la boursouflure. L'homme franchit une limite en se dressant au-dessus de la nature, en ignorant sa place dans l'univers, en s'estimant supérieur à tout ce qui n'est pas lui ; il crée des villes, il invente l'écriture, les sciences, les hiérarchies sociales et, malgré les défaites ou les impasses, ne reviendra jamais en arrière. Babel ne s'est pas terminée avec Babel, Babel n'a jamais cessé de gratter le ciel, Babel renaît, se transforme perpétuellement. L'échec accompagne l'ambition, il ne l'interrompt pas. De dépassement en dépassement, l'aventure folle se poursuit. L'avenir reste un chantier ouvert.
Si Noam donnait sa version de Babel, il ne peindrait pas une démolition, plutôt un inachèvement.
L'humanité évolue indéfiniment, se meut sans aboutir, poussée par la compétition, l'orgueil, le génie, la mégalomanie, le refus de ses limites. Babel l'inachevée ne sera jamais achevée et se nourrira de son désir sans jamais conduire à la jouissance.
Noam frissonne. Lui revient en boucle l'imminence de la catastrophe. Les activistes déterminés à pulvériser ce monde ne conduiront pas, eux non plus, les hommes à la jouissance, mais à leur disparition. Voilà le seul possible définitif de l'horizon humain.