Descente ou montée

Publié le par Michel Durand

Communication  de Jean-Marie Delthil

Hyper centre-ville, hier, à Grenoble, début d’après-midi. Il y a foule sur les trottoirs : c’est le tout premier jour des soldes d’hiver. Moi, je n’ai rien à vous vendre par ces lignes, je ne vais pas brader mes idées… écoutez : j’approche de la Fnac, je remarque tout de suite la présence d’un homme, âgé de trente ans environs, il se tient assis sur son sac à dos posé sur le sol, juste en haut des marches du magasin. Il regarde droit devant lui, sans raideur, il observe, c’est tout. Il attend aussi. Il n’a pas déposé de panneau expliquant ce qu’il attend, ce qu’il attend des autres. Non. Il est là, présent à la rue, au monde qui passe. Alors que j’hésitais à m’engouffrer dans le magasin, j’ai subitement un doute : il est peut-être en train d’attendre quelqu’un tout simplement, une connaissance ? L’homme est habillé proprement, sobrement, à la sportive. Et toutes ces personnes qui passent à le frôler, presque à le bousculer, qui pour la plupart ne le ‘voient’ pas !... — je crois que c’est ça qui m’a poussé à parler à cet homme, à rentrer en contact avec lui… et puis si tout compte fait il attend quelqu’un, il me le dira, c’est tout, et j’irai faire mes minuscules emplettes le cœur soulagé.

— (moi) « Bonjour… »

— (lui) « Bonjour », l’homme me regarde.

— (moi, un peu mal à l’aise) « Heuu…, vous n’avez pas de domicile ?... »

— (lui) « Non… », et puis nous en venons tout doucement à discuter, à échanger, c’est surtout lui qui parle…

 

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J’aurai bien du mal à vous restituer clairement le contenu de notre échange qui dura à peu près un quart d’heures, nous avons en tous cas parlé ‘large’, sans tabous, il a évoqué brièvement son parcours professionnel, le fait qu’il ne voulait plus travailler, qu’il avait été bûcheron, et qu’il avait aussi fait tout un tas de travaux difficiles, usants, dangereux parfois aussi, et mal considérés, il me parle encore du fait qu’il va prochainement démarrer une formation ; j’avais en face de moi visiblement un homme découragé, profondément découragé même, amer, et toutes ces personnes qui défilaient, inlassablement — à la limite de le bousculer parfois, je le répète — et qui coulaient en un flux et reflux soutenu et presque mécanique autour de nous, c’était dur, difficile à admettre. Curieusement et paradoxalement, en l’écoutant et en regardant la foule sur le moment, je ne portais aucun jugement ou presque sur ces personnes manifestement plus occupées à aller mettre la main sur une très bonne affaire, que d’écouter, que de prendre le ‘risque’ d’écouter ou même de voir ou de regarder un homme planté en pleine rue, mal défini, assis sur son sac à dos et sans aucun message explicite à nous livrer… sans aucun message explicite à nous livrer ?... c’est à voir… Nous parlons, donc, lui plus que moi je vous l’ai dit, et nous en venons à évoquer cette cohue, la foule, toutes ces personnes sur lesquelles il est bien difficile d’émettre un jugement — soit, et quelle idée d’ailleurs de vouloir les réduire et les cataloguer à l’action du moment, en ceci ou cela ?!... Bref, là, maintenant, il va me falloir être plus précis dans mes propos, pour que nous puissions continuer à bien nous entendre, à bien nous comprendre, suffisamment profondément et honnêtement… l’homme me confie qu’il ne veut rien demander, pas d’argent : « Si des personnes veulent me donner quelque chose, elles le feront par elles-mêmes »… je comprends… puis il ajoute que notre société ainsi que le monde dérape de plus en plus, s’enfonce, se ‘perd’, définitivement, irrémédiablement selon ses dires… là, je suis moins d’accord. Je suis d’accord sur le fait que nous sommes vraisemblablement en train de nous perdre si nous ne réagissons pas vigoureusement et très rapidement face à tout ce qui abîme et parfois casse, brise l’homme dans ses espoirs les plus profonds, et ce de manière étendue si souvent au jour d’aujourd’hui… Nous irons vraisemblablement vers une crise très grave et très sévère (nous y sommes déjà), qui sera amenée à se répéter dans nos sociétés ainsi que dans le reste du monde, à se renouveler, de manière de plus en plus violente certainement — si nous ne réagissons pas vigoureusement et très rapidement face : pêle-mêle, aux injustices sociales et à l’injustice tout court, à l’indifférence, à l’égoïsme, à la solitude et l’isolement, etc. , et plus généralement face à l’ultra matérialisme (avec son corollaire : le réchauffement de la Planète, l’épuisement des matières premières) et l’ultra libéralisme qui sont manifestement liés l’un à l’autre et intimement liés également à nos modes de vies et de pensées (dans nos pays riches et industrialisés tout du moins). Mais de là à se perdre comme si c’était écrit, sans issue de secours, de recours — non, je ne le pense pas, je ne suis pas d’accord sur le fait que nous allions immanquablement et quoi qu’il puisse arriver, à la catastrophe… Je n’admets pas cette idée terrible, radicale, désespérante et dangereuse au plus haut point, qui n’est en rien liée pleinement et totalement à la réalité du moment selon moi (car actuellement et dans le monde entier, il y a tout de même des ‘résistances’ — il y a des résistances ! — des alternatives altruiste, généreuses, désintéressées, durablement positives) ; mais il y a bien des signes réels et très pressants d’alerte, je le répète, en rapport avec nos sociétés pour une part mortifères. J’ai continué à écouter cet homme, je ne suis pas intervenu, ou juste à demi-mot, des mots qu’il n’a d’ailleurs pas entendu… (lui, en évoquant la foule, parlait de personnes sans plus aucune conscience ou presque, moi j’évoquais plutôt des personnes préoccupées par autre chose sur l’instant, ou bien distraites, ou bien encore incapables de faire face à une réalité qui les dépassent — la pauvreté, l’exclusion — oui, incapables de faire face à une réalité qui les effraient car terrible et destructrice pour celui ou celle qui la subit) ; il poursuit ensuite par quelques traits d’Histoire : il évoque les grands bouleversements de notre Terre : les révolutions, les cataclysmes, le terrorisme, et il en vient au nazisme en particulier, à Hitler, et me confie ouvertement que ce dictateur n’avait pas eu tors d’agir comme il avait agit avant et pendant la dernière guerre, et il ajoute ‘qu’il en faudrait d’autres’, maintenant, de cette espèce sur notre Terre. Stupeur ! Je suis consterné d’entendre une chose pareille, aussi ignoble, aussi laide. L’homme que j’avais en face de moi semblait montrer un bon visage — il semblait montrer malgré tout un bon visage, fatigué certes, marqué, mais vaguement ouvert sur le monde a priori, sur ce qui pouvait bien l’entourer dans l’instant présent… Incroyable. Cette dichotomie, cet écart entre l’apparence et l’intériorité d’une seule et même personne était tout bonnement impossible à saisir. C’était quelque chose d’effrayant. Jusque-là, au cours de notre discussion, sur le trottoir, un jeune homme de son âge était venu lui serrer la main en signe d’amitié, une dame également : une maman, accompagnée de sa petite fille, lui avait gentiment glissé une pièce de monnaie tout en lui donnant le reste d’un petit sachet de frites que la fillette avait à peine entamé… dans le flot continu de passantes et passants, l’homme finalement avait été visible, il avait été là, présent, en l’espace d’un quart d’heure pour quatre personne y compris moi, mais il est vrai que ça ne suffit pas, ça ne suffit pas pour être un homme, un homme avec les autres, ça ne suffit pas pour vivre — c’est bien loin de suffire pour vivre : non, être visible dans la rue quand on n’a rien, et qu’on décide de ne rien avoir par réaction et par opposition à tout un système, ou par désespoir, ça ne suffit pas pour vivre. C’est la mort presque assurée il me semble, à court ou moyen terme, de l’âme, du corps : c’est la mort, sauf qui sait peut-être pour quelques êtres d’exception ou bien pour quelques saints ?... Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, je n’insiste pas sur ce désir dont me fait part cet homme de voir se liquider, exécuter toute une frange de la population, c’est un désir atroce, inqualifiable, qui tue quelque chose en celui qui le dit bien entendu, et qui peut aussi tuer quelque chose en celui qui l’entend sans bien y prendre gare, sans se prémunir ouvertement par ce fait bien réel et tangible que l’homme est capable du meilleur également, d’actions extraordinairement belles, grandes et généreuses… Si je vous écris, ce n’est pas pour vous faire part d’une abomination, pour vous effrayer gratuitement et sottement, non, certainement pas, mais pour que nous venions à nous poser clairement et tout à fait honnêtement la question de savoir pourquoi un homme avec a priori tout l’avenir devant lui (quelques dizaines d’années en tous cas) en était et en est venu à me déclarer, là, plus ou moins calmement finalement, que si toute une part de la population mondiale ou de notre pays venait à disparaître tragiquement, ça ne l’effrayerai pas le moins du monde et au contraire, même… il me disait cela, oui, sur le trottoir, et je voyais des personnes — je vous les redis encore — à presque le bousculer tant elles étaient affairées par l’ailleurs, par, dans certains cas, l’affaire qu’il leur faudra décrocher au meilleur prix et rien de plus… C’était insoutenable ou tout du moins difficile à avaler, à admettre : l’homme déraillait véritablement dans ses propos de meurtre à grande échelle, et les passantes et passants — en tous cas pour celles et ceux qui ignoraient volontairement cet homme, planté pourtant au beau milieu de la foule — déraillaient tout de même également un peu à leurs manières… à quoi donc se raccrocher ?!... je parle à cet homme alors d’un petit livre que je suis allé justement acheter à la Fnac il y a quelques jours : « INDIGNEZ VOUS ! » de Stéphane Hessel. Je lui en explique brièvement le contenu, « il y a de l’espérance là-dedans, il y a des ouvertures pour l’avenir de l’humanité, vous savez !... », l’homme ne m’entend plus, il est dans son monde, enfermé, et il souhaiterais peut-être que le sien devienne le notre…

Maintenant, attention : je crois qu’il y a des ‘bonnes âmes’ peut-être un peu trop promptes à juger de tout, qui pourraient se dire ou qui ont pu se dire à la lecture de ce témoignage quelque chose qui serait un peu du style : ‘ Comment peut-on écouter attentivement un homme qui déverse de pareilles abominations, qui a des désirs aussi meurtriers et abjects en rapport avec Hitler et notre Monde d’aujourd’hui ?!’, et moi je répond que l’attention ouverte, ‘bienveillante’ si vous me passez l’expression et malgré toute cette haine déclarée par cet homme, précisément et même dans ce cas de figure, peut être au-dessus ou est au-dessus, finalement, de ces horreurs et de ces terrifiants désirs de mort : l’homme ultra violent, abominable dans ses propos mais/et tout de même écouté, par un autre homme, fait encore partie de la race des hommes, donc tout lui est rendu possible, tout lui reste possible pour retrouver un chemin d’humanité et de vie. Il est encore ‘en lien’. Relié. Pour faire court, il a été entendu (sans être approuvé, naturellement) dans l’atroce, dans l’inhumain, dans l’innommable… il retrouveras (peut-être) son humanité première — l’amour, la tentative de compréhension malgré tout, est au-dessus de la haine pour faire bref et succinct (je vous laisse le soin de creuser à l’aune de vos vies cette Réalité-là).

Si j’ai été si long, c’est bien pour amener à peu près correctement cette question (à laquelle nous n’avons peut-être pas de réponse bien claire, ‘clé en main’ et ‘toute faite’ à donner) : comment en est-il arrivé là ? Comment cet homme en est-il venu à souhaiter l’élimination de toute une partie de la population, de ses concitoyens, et de lui-même peut-être aussi par voie de conséquences, au vu des idées et des comportements qu’elle (cette population, cette Nation, ce Monde) aura adoptée dans ses (et nos) dernières décennies ?... En d’autres termes et par renversement : comment s’est donc comportée toute une population (et les sociétés du monde) — comment nous sommes-nous donc comportés, vis-à-vis de cet homme précisément (et de bien d’autres personnes encore) pour qu’il en vienne, lui, à souhaiter l’élimination massive je le répète, le meurtre à grande échelle, le génocide pour l’homme et pour l’espèce humaine (puisqu’ il y a un mot : génocide, qui recouvre cette réalité de tuer des foules et des populations en rapport avec des idées qu’elles ont ou qu’on veut bien leur attribuer, ou en rapport avec leurs races, leurs appartenances).

Cet homme est-il fou ?!... c’est un peu facile de dire oui, un peu court… et la foule et nous toutes et tous qui courons — parfois — dans l’égoïsme (n’importe comment) après n’importe quoi ou en tous cas de l’accessoire, du superflu, du futile si souvent, au regard de ce qui se joue dans notre Monde… au risque de parfois gravement négliger l’homme, la personne humaine, souvent la plus fragile : sommes-nous devenus fous également ?!... c’est encore un peu facile de dire oui. Un peu court. Je mets volontairement ces deux questions sur le même plan pour que nous comprenions bien qu’il peut à terme y avoir ‘passage’ de l’un à l’autre : d’une action a priori insignifiante — la ruée des soldes, et le ‘gommage’ (ce qui est grave !) de l’autre précisément dans ce cas de figure — à une action ou en tous cas une volonté terrible et redoutable (le désir de meurtre à grande échelle de notre homme), que rien n’est séparé finalement…

L’espèce humaine est bien faite. L’homme est bien fait — c’est tout du moins ma conviction. D’une manière générale, je pense que l’homme est bien fait ; il est faillible, imparfait, mais il est également bien fait, il sait réagir de manière salutaire dans la majorité des cas pour préserver la vie — Une société qui court après une ombre peut bien aller à sa perte plus ou moins rapidement, reste à savoir quelle est l’ombre, et où nous entraîne-t-elle ? Elle peut, cette ombre, battre le pavé inlassablement d’années en années jusqu’à plus soif avec toujours les mêmes rengaines, ou bien en venir à passer au-dessus du précipice et du vide, celui de la rupture et de la guerre… dans un cas comme dans l’autre : c’est porteur de mort, d’une mort lente ou rapide. Je ne pense pas qu’il faille suivre ce genre de fantôme — il ne faut jamais suivre les fantômes, et les désirs de toute puissance également, savez-vous… nous sommes vivants, vivants avec des vivants, en lien avec des vivants, pour un monde de vivants !! Tout reste encore à faire. Mais ensemble. Toutes et tous ensemble : pauvres et riches, jeunes et vieux, femmes et hommes, Etrangers et Français, fidèles des différentes religions, citadins et ruraux, malades et bien portants, faibles et forts, etc, etc, etc. ENSEMBLE.

Je crois que c’est une illusion première, et extrêmement néfaste, dangereuse — meurtrière in fine — que de se dire que l’on peut ‘s’en sortir’ indépendamment de son voisin qui lui est en train de couler ou de s’enfoncer dans je ne sais trop quelle situation qu’il n’aura ou pas déclenchée… Une société divisée — puisqu’il est bien là question et plus que jamais de division dans notre société — est une société qui ne tient pas, qui ne tiendra pas quoi qu’on en dise, et quoi qu’on fasse pour la maintenir plus ou moins artificiellement en ‘vie’ ; c’est une société qui est vouée à l’échec certes, mais encore à sa fin, à son effondrement très vraisemblablement. Je crois que c’est important de le dire, de ne pas se bercer d’illusions là-dessus, de ne jamais l’oublier, et de tout mettre en œuvre sans plus attendre, je le répète, pour redresser la barre, mais différemment, vraiment autrement, les yeux ouverts, véritablement ouverts sur toutes les composantes de nos sociétés (y compris les plus effrayantes), avec un réel souci, franc, honnête, du bien être commun, à tous points de vue — matériels, spirituels, politiques, philosophique, culturel, professionnel, écologique, etc. — , dont tout un chacun aspire profondément et que chacun est en droit d’obtenir sur cette Terre.  

 

Jean-Marie Delthil. 13 janvier 2011, 10h 30.

 

PS : Je viens de me rendre sur place pour vous faire une photo qui illustrera le texte… l’entrée de la Fnac… je cadre et je déclenche, une main touche mon bras… — « Hé, salut !... qu’est-ce que t’as à rigoler ?... » (je devais sourire un peu, effectivement, en me tenant là avec mon appareil et en pensant faire bouger peut-être véritablement quelques personnes suite à la lecture de mon article), — « Salut… je ne rigole pas, mais alors pas du tout : tant qu’on sera dans une société pareille !... », le copain a vite compris, il n’insiste pas… (lui) — « De toutes façons, on n’y peut rien… », (moi) — « Si ! on y peut quelques chose ; ça va changer, tu verras ça va changer !!... », on se sépare bons amis…, je me dirige ensuite vers la Place Victor Hugo pour prendre le tram, et juste un peu plus loin, à l’arrêt du même nom, je rencontre encore une fois et par hasard un copain : ‘Camel’, on se souhaite une bonne année et puis il n’a jamais le sou, il me demande une pièce, je la lui donne et moi d’ajouter aussitôt, l’esprit brûlant d’obtenir une réponse : — « Camel, tu vois nos têtes, là, en ce moment [je fais volontairement une tête d’enterrement, et je regarde les personnes qui passent autour de moi et qui sont assez loin de sourire pour tout vous dire], c’est pas possible ça, tu as vu comme on est triste ?! — t’as pas une solution, toi ?... », — « Moi ?..., oh… », et puis il rigole, je rigole, on rie ensemble de bon cœur. Eclat de rire / éclat de lumière. Juste un temps, court, mais un éclat quand même, de ceux qui peuvent briser les murs bien sûr…

 

Où sont alors les solutions pour sortir de l’ombre ?... peut-être dans les grandes et les petites actions, dans les grandes et les petites choses — non pas dans le ‘ou’ exclusif mais dans le ‘et’ pour ce qui nous concerne, tant la situation nous le demande avec urgence… dans les grandes et les petites décisions… au niveau des dirigeants politiques, économiques et financiers de notre Planète bien entendu, c’est évident, incontournable, absolument indispensable, et encore dans la réalité la plus concrète et parfois la plus triviale de nos vies également.

C’est ici simplement mon point de vue.

 

Jean-Marie Delthil. 13 janvier 2011, 12h.

Publié dans J. M. Delthil

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