Quand le prêtre par le travail est plongé là où l’histoire se fait, l’Église se place là où l’homme se construit en marche vers Dieu

Publié le par Michel Durand

Albert Rouet, archevêque émérite de Poitiers

Albert Rouet, archevêque émérite de Poitiers

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Le vendredi 27 et le samedi 28 janvier 2017, Albert Rouet, archevêque émérite de Poitiers, était à Bordeaux pour fêter le cinquantenaire de la reprise des PO (Prêtres ouvriers). Cette rencontre eut lieu avec les PO de la ville et la mission ouvrière.

« Une fois de plus, explique Albert Rouet, je me suis essayé de mettre au clair quelques idées sur ce ministère. Je vous l’envoie ».

Ce texte a donc été envoyé à des amis, des connaissances qui l’ont envoyé à d’autres amis, d’autres connaissances. Alors, merci aux communicants.

Voici cette étude qui mérite bien toute notre attention.

POURQUOI DES PRÊTRES OUVRIERS ?

« C’est pour coopérer à la même œuvre que tous les prêtres sont envoyés, ceux qui assurent un ministère paroissial ou supra-paroissial, comme ceux qui se consacrent à un travail scientifique de recherche ou d’enseignement, ceux-là mêmes qui travaillent manuellement et partagent la condition ouvrière -là où, avec l’approbation de l’autorité compétente, ce ministère est jugé opportun- comme ceux qui remplissent d’autres tâches apostoliques ou ordonnées à l’apostolat. Finalement, tous visent le même but : construire le Corps du Christ ; de notre temps surtout, cette tâche réclame des fonctions multiples et des adaptations nouvelles » (Concile Vatican II : Décret sur le Ministère et la vie des Prêtres, 8).

Après le rejet d’un texte insatisfaisant, ce Décret sur les prêtres fut promulgué le 7 décembre 1965, la veille de la clôture du Concile, ainsi que la Constitution sur l’Église  dans le monde de ce temps. Travaillés en même temps, les deux textes ne sont pas sans de nombreux points communs. Paul VI et beaucoup d’évêques étaient favorables à la « reprise » des ministères des prêtres ouvriers. La reprise ? Le mot n’est pas très juste dans la mesure où un bon nombre avait conservé leur travail même après l’interdiction brutale de 1954. Parlons alors de « reprise officielle » au sens où les responsables de l’Église s’engageaient pour ces ministères : non par une tolérance, mais une décision pastorale.

  • Les trois raisons d’un arrêt

Il importe ici de rappeler brièvement les trois principales raisons de l’arrêt en 1954, quitte à y revenir plus loin.

Première raison : quand l’Église se pense, depuis le XIIe siècle, comme « une société sainte et hiérarchique », elle s’érige en communauté sacrée face à un monde profane. La distinction conduit à exclure ce qui n’entre pas dans la sphère du sacré à laquelle appartiennent les ministres ordonnés. L’évêque n’était-il pas « sacré », et le roi également ? Aucun mélange n’était possible entre ces deux mondes, dans la logique de Lévitique 13 qui se retrouve dans un passage interpolé en 2 Co 6, 14 - 7, 1 : « Quelle association peut-il y avoir entre la justice et l’impiété ? Quelle union entre la lumière et les ténèbres ?... Quelle relation entre le croyant et l’incrédule ? » (2 Co 6, 14-15).

Deuxième raison qui découle de la première : la dignité. Dimanche et jours de préceptes1, tout travail n’était pas interdit, mais bien « l’œuvre servile », le travail de ses mains selon un salaire. Lors de l’ordination d’un prêtre, la première question posée par l’évêque demandait : « Savez-vous s’il (le candidat) en est digne ? » Le candidat doit être « digne de cette augmentation de l’honneur ecclésiastique » disait l’ancien rituel Son ordination le place dans une société qui interdit à la noblesse et au clergé, à leur niveau, de s’abaisser à travailler de ses mains. L’état ecclésiastique (qui deviendra le premier du Royaume) se doit de garder son rang. Les mains qui tiennent l’Eucharistie ne touchent pas au mancheron de la charrue -  encore moins au cambouis.

La troisième raison est politique. Dans le climat de guerre froide, le moindre contact passait pour une trahison. « Rome ou Moscou » exigeait un tract d’un évêque italien. La moindre revendication de justice passait pour une dangereuse compromission et, s’il voulait conserver la pureté de son sacerdoce, le prêtre devait se tenir à l’écart des charmes de cette Êve publique qu’était la politique ! Conservatisme obligé…

Derrière ces trois raisons se cache une même cause : la perception dualiste du monde, sacré et profane : deux sociétés ; dignité et statut servile : un rang ; engagement ou neutralité : une impossible position du problème puisque la neutralité elle-même constitue une prise de position. De ce dualisme sous-jacent, il conviendra de se demander s’il relève d’un idéalisme social ou de l’Évangile.

  • Le cinquantième anniversaire

Très rapidement, les ministères des Prêtres ouvriers ont repris, et nous voici en train d’en célébrer le cinquantième anniversaire. C’est une joie réelle qu’il n’est pas question de bouder. En même temps, quelques questions inévitables se posent sur le sens même de cet événement. Précisons ici : il y a cinquante ans, on parlait du ministère (au singulier) des prêtres ouvriers, comme s’il n’y avait qu’une classe ouvrière. Mais la diversité du travail, parfois proche de l’éclatement, conduit à utiliser le pluriel –des ministères. Ce qui ne contredit pas la notion de classe ouvrière mais rappelle ses disparités dans le travail, en particulier par le secteur tertiaire. La question reste ouverte…

Le mot d’anniversaire  signifie « ce qui revient chaque année ». Savez-vous que son usage fut d’abord religieux au sens de « messe anniversaire », sous-entendu d’une première messe d’obsèques ? Avant de devenir festif, c’est de la mort que parle ce terme. On peut même ajouter un timbre commémoratif et le trépas est scellé ! En ce cas, le passé triomphe. On se souvient d’une belle expérience défunte, analogue aux missions en Chine du jésuite Matteo Ricci (1552 - 1610) dont le Pape Benoît XIV condamna les innovations liturgiques en 1742 et 1744 (275e anniversaire !). Le retour annuel soulignerait un événement embaumé.

Pourquoi l’anniversaire est-il devenu une fête ? Parce que le verbe désignant ce qui revient annuellement signifie aussi tourner (vertere). Il suffit donc, si j’ose dire, de tourner le regard vers l’avenir, de changer de perspective pour se demander vers où nous conduit l’anniversaire que nous célébrons. Mais là nous attendent d’autres questions plus radicales. Elles sont de deux sortes, pastorales et théologiques. Elles visent toutes une interrogation centrale : quel est le sens des ministères des prêtres ouvriers ? Autrement dit : en quoi ils irriguent la mission de l’Église ?

 

I – DES RAISONS PASTORALES

Évoquer les « raisons pastorales » n’est pas secondaire pour autant, car elles sont fécondes et indispensables. Elles se présentent sous deux formes.

1- Vivre en proximité

La première raison se résume dans le mot proximité. La prise de conscience, maintes fois répétée, que l’Église « avait perdu la classe ouvrière » hantait les esprits. On sait que le cardinal Suhard parcourait, le cœur serré, les banlieues où la foi chrétienne était non seulement absente mais incompréhensible. Elle suscitait même de franches hostilités. Il fallait absolument se rapprocher, montrer la foi avec cette amitié fraternelle qui caractérise Charles de Foucauld, et avec la gratuité innocente d’une Thérèse de Lisieux. Que les Chantiers du Cardinal à Paris, et leurs équivalents dans presque tous les diocèses, construisent des églises, que de nouvelles paroisses rendent les communautés chrétiennes, même petites, plus proches de ces populations, n’empêchaient pas de prendre conscience que la difficulté ne se situait pas dans un meilleur quadrillage territorial, que la visibilité était seconde et non première. Au contraire, ces rapprochements soulignaient le fait de plus en plus évident que la distance d’avec la foi habitait les esprits bien plus que les espaces. C’est une culture, une histoire, un mode de pensée qui éloignaient de l’Église. Celle-ci pouvait bien se rendre visible, elle n’en devenait pas pour autant lisible, c’est-à-dire compréhensible, voire acceptable.

Une culture ne se considère pas de l’extérieur, d’un regard sociologique ou purement ethnologique. Elle ne se saisit que de l’intérieur, dans le partage existentiel de ce qui l’anime. Une religion arrive à s’infiltrer dans un milieu social en spéculant sur la culpabilité, sur la peur de la mort, sur un désir de béatitude… Précisément, cette pastorale du « Cheval de Troie », celle de l’entrisme, avait tout pour rebuter la classe ouvrière. Habituée depuis le XIXe siècle à des conditions de travail, de logement, de santé et même d’instruction à part de la bourgeoisie et du monde rural, la classe ouvrière restait marquée profondément par ses nombreuses luttes pour la justice et la dignité. Condamner le marxisme n’expliquait pas son influence ni ne répondait aux critiques aiguës qu’il élevait à l’encontre de la religion, cette forme suprême de l’aliénation.

La proximité ne suffit pas. Elle n’est pas un voisinage. Il faut donc aller au-delà d’une communauté généreuse qui vit dans un quartier. Il faut épouser les conditions de vie, donc la réalité de la vie. Ce partage demande de se laisser transformer par la culture où l’on entre. Or la culture, avant d’énoncer des idées et des théories, commence par les actes essentiels de la vie humaine, de la naissance à la mort, de la nourriture à la fête. Sa base est constituée de chair, de sueur et de sang. En un mot, elle est travail. Il fallait donc y aller. Des prêtres y sont partis, envoyés de l’Évangile de l’incarnation.

 

2 Soutenir les chrétiens ouvriers

La seconde raison complète la première. Dans la classe ouvrière, il y avait des chrétiens. Il suffit ici de rappeler d’un mot les débuts héroïques de la JOC. Ces chrétiens avaient besoin de soutien, de relire leurs « faits de vie », d’analyser les situations et de détecter les actions où engager leur témoignage. Ils participaient aux organisations de la classe ouvrière. Il était nécessaire de les réunir pour les aider à relier leur vie au Christ, « à mettre l’Évangile dans leur vie ». Des prêtres ouvriers l’ont fait. En ce sens, l’Église « n’allait pas au loin » comme une armée installe des avant-postes ou une industrie envoie des géologues prospecter les terres inconnues.

C’est l’Église qui naissait sur place. Elle surgissait, neuve, là où une poignée de croyants se réunissaient au nom du Christ (Mt 18, 20). Tel Paul à Ephèse avec la douzaine de disciples de Jean-Baptiste, c’est une nouvelle Pentecôte qui se produisait (Ac 19, 7). Le prêtre se trouvait non plus en situation de pouvoir (qui peut exister même dans une équipe de vie), mais en frère chargé de tisser des liens, d’effectuer des jointures avec d’autres groupes de chrétiens (Cl 2, 19).

 

3 Un autre visage d’Église

On peine à mesurer aujourd’hui, cinquante ans après, les renversements effectués par les ministères PO. Il est d’autant plus important d’en souligner les principaux que notre actualité ecclésiale se laisse séduire par une restauration de pratiques antérieures à ce qu’on appelle parfois « l’expérience » des prêtres ouvriers. Les mots sont importants par leur sens. Une « expérience » disparaît quand elle informe une production ou la vie courante. Elle cesse comme expérience pour devenir un statut normal, entrer dans la règle commune et parfois la routine. Manifestement, il ne semble pas que ce soit le cas : l’expérience n’est pas arrêtée, elle est devenue confidentielle. La majorité des PO se retrouvent en retraite, tandis que les diacres permanents sont majoritairement au travail. Nous y reviendrons. Constatons simplement ici que les diacres permanents d’aujourd’hui comme les PO d’hier, peinent à ce que leur vie de travail et leurs engagements modifient l’ordinaire des communautés chrétiennes. Isoler une expérience est une manière de la contenir dans une image peu productive (aux yeux de la majorité). Pourquoi ? Pour trois raisons.

Du sacré à la sainteté

1) En partant au travail, les PO ont franchi la frontière entre le sacré et le profane. Cette division préhistorique du réel ne concerne pas que la religion : le sacré touche anonymement tous les aspects de la vie en société (« Amour sacré de la patrie… »). Cette question rebondit aujourd’hui avec une vigueur nouvelle dans un phénomène général mais que suspectent les croyants : celui de la sécularisation. Or, de manière progressive, la révélation biblique quitte les terres du sacré (lieux, temps et personnages) pour établir l’alliance. Le Tout-Autre se fait époux, par une union qui respecte les différences. Non plus une division, mais une communion : ce que la révélation appelle la sainteté. Passer du sacré à la sainteté constitue, il y a cinquante ans comme aujourd’hui, la tâche qui nous attend.

Cette transition touche au culte. Celui-ci n’est pas le premier souci du Nouveau Testament. Non point qu’il le néglige, mais il met en avant l’annonce du Verbe incarné, ce que rappelle Vatican II : « La proclamation de la Parole est indispensable au ministère sacramentel lui-même, puisqu’il s’agit du sacrement de la foi, et que celle-ci a besoin de la Parole pour naître et se nourrir » (Décret sur le Ministère et la vie des prêtres, 4). L’incarnation devient ainsi le premier mot de la mission. En envoyant ses disciples, le Christ les ramène à leur humanité la plus nue, sans rien d’autre que la parole dont d’autres vont leur apprendre les mots. Ils doivent appendre à se faire accueillir.

D’un statut à la fraternité

2) Il en découle un transfert de dignité : celle-ci n’est plus attachée à un état social, un statut reconnu qui confère un pouvoir, mais à la fraternité avec l’homme, image de Dieu, dont la force donne compétence pour parler. Vers 180, Théophile, évêque d’Antioche, écrivait au païen Autolykos : « Montre-moi ton homme et je te montrerai mon Dieu » (Lettres, I, 2). Aujourd’hui, l’engagement pour la dignité de l’homme, pour la justice de ses conditions de vie, donne crédibilité à l’Évangile, à la Parole de Dieu : « Si vous ne me croyez pas quand je vous parle des choses de la terre, comment croirez-vous si je vous parle des choses du ciel ? » (Jn 3, 12).

La place et le rôle des prêtres, en un mot leur ministère, sont ainsi remis en question, bien plus que leur nombre. On se laisse obnubiler par le nombre, replié sur la gestion d’une organisation qu’il est de plus en plus difficile de conserver à l’identique. On consacre pourtant presque la totalité des moyens à sa conservation, par une sorte de fixation qui paralyse l’inventivité que recommandait Vatican II (Décret sur le Ministère et la vie des prêtres, 22). Les ministères PO appartiennent à ces « adaptations » voulues par le Concile.

Implicite ou explicite ?

3) La troisième raison des résistances tient au style de « l’enfouissement ». Voilà cinquante ans, la pastorale se serait enlisée dans l’implicite, le témoignage discret. Aujourd’hui le temps reviendrait de l’explicite, de l’annonce publique, l’heure de « crier sur les toits » (Mt 10, 27). Étonnant contre-sens, puisque, devant le vacarme incessant des rues où se bousculaient passants, commerçants et animaux, les terrasses offraient le calme propice aux confidences ! Il n’en demeure pas moins que l’opposition implicite / explicite dont on se repait, reste parfaitement superficielle. La véritable opposition se tient entre adapté et inadapté, convenable et incongru. Car le problème ne se pose pas à partir de celui qui possède une voix de stentor, mais en fonction de la capacité d’écoute de l’auditeur. Une annonce véhémente conforte celui qui la fait et rejette les torts sur ceux qui ne reçoivent pas une parole que rien ne les prépare à recevoir.

L’idée même d’une « Préparation évangélique » selon le titre d’un ouvrage d’Eusèbe de Césarée, écrit vers 315, traverse les premiers textes chrétiens. Que se passe-t-il quand une population n’entretient avec la foi que des rejets ou de fortes préventions ? Lorsqu’elle ne reconnaît comme valables que les engagements envers autrui ?

On découvre alors que la présence humaine et l’attention aux autres tiennent lieu de fondement premier. Les évangiles le démontrent en dehors de tout vocabulaire religieux : les quatre porteurs d’un camarade paralysé (« voyant leur foi » : Mt 9, 2), le centurion pour son jeune serviteur (« je n’ai jamais trouvé une telle foi » : Mt 8, 10), la femme païenne pour sa fille (« grande est ta foi » : Mt 15, 28), jusqu’aux Bon Samaritain (Lc 10)…

 

4 Vivre la fraternité

Les PO ont voulu conduire l’Église au cœur du monde en partageant la vie de tout le monde. Ce faisant, ils ont ouvert les communautés chrétiennes à des transformations dont elles avaient d’autant moins l’idée que la majorité de leurs membres vivaient loin des réalités que connaissaient ces prêtres. À leur sujet, on a parlé « d’ardeur de la mission », et c’est vrai. Cependant cette expression peut aussi désigner un prosélytisme non dénué d’excès. Il serait plus juste de revenir à cet amour dont parle St Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique » (3, 16). C’est la contemplation de l’amour de Dieu pour chacun de ses enfants, y compris les plus éloignés (surtout eux), qui fonde leur vocation.

On dira que certains ont recherché dans ce ministère une voie individuelle. Pourquoi le nier pour ceux-là ? Mais demandons-nous si l’exercice d’un ministère paroissial est à même de combler les aspirations d’un homme qui recherche plus d’initiatives et moins de rituels, plus de créativité et moins de pouvoir centripète : quelqu’un qui a besoin de fraternité pour assumer son humanité avec son presbytérat. Ils n’étaient pas à l’aise non plus dans la figure centrale de certains aumôniers d’équipes aussi puissants qu’un recteur…

 

 

Quand le prêtre par le travail est plongé là où l’histoire se fait, l’Église se place là où l’homme se construit en marche vers Dieu

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II – DES RAISONS THÉOLOGIQUES

La description et l’analyse de ces raisons pastorales soulignent une attitude éthique de proximité, de fraternité et de partage de vie. Il n’y a évidemment pas de critique à leur adresser. Toutefois, les PO n’étaient pas les seuls à vivre ces qualités. D’autres chrétiens, en plein monde ouvrier, en portaient témoignage. Des diacres permanents, ministres ordonnés, sont tous les jours dans cette condition. Y a-t-il alors encore besoin d’un ministère PO quand la baisse des ordinations accentue le besoin de prêtres ? N’était-ce qu’un élément déclencheur à une époque de relative prospérité ecclésiale ? Cette question est directement théologique parce qu’elle concerne l’Église dans sa mission et son être le plus profond.

1 Prendre en compte le travail

Pour aborder cette dimension, il convient d’apporter un éclaircissement. Il ne s’agit surtout pas de médire si peu que ce soit, mais le monde ouvrier ne se confond pas avec le monde populaire. Les deux réalités se recouvrent en partie, mais en partie seulement. La différence tient à la place accordée au travail. La caractéristique première des PO n’a pas été d’habiter dans un quartier populaire, d’autres prêtres y vivaient déjà, mais d’aller (ou de passer) au travail.

Pendant longtemps, le travail a été considéré comme une peine, une servitude, à partir d’une lecture littérale de Genèse 3, 17-19 : « à la sueur de ton visage tu mangeras ton pain ». Une punition entourait l’œuvre sortie d’un effort physique. Il fallut l’analyse marxiste, à la suite des utopies du XVIIIe siècle, pour que la production manufacturière reçoive ses quartiers de noblesse. L’autre noblesse, celle du deuxième état du Royaume, se lança dans les entreprises. Le machinisme en rapide évolution mit dans les usines une rentabilité plus forte que celle de la terre, mais au prix d’intolérables injustices. Les revendications ouvrières conduisirent à une conception positive du travail. Quand, au milieu du XIXe siècle, le philosophe Jules Lequier écrivait : « Faire, et en faisant se faire », il rejoignait les fortes aspirations du monde ouvrier qui, par son travail et ses combats, voulait construire une histoire qui découle des efforts de l’homme. Le travail fait l’histoire : il en résultera, peu avant Vatican II, l’ouvrage du Père Chenu. Sa théologie du travail en fait l’instrument de la poursuite de la création et de la préparation du Royaume de Dieu.

Aujourd’hui, nous sommes devant un nouveau défi. La mécanisation dépend de l’informatique ; la production court après des « paradis » (qui sont des enfers, mais qui échappent aux règles sociales comme les « paradis fiscaux ») les moins chers. La financiarisation mène le jeu. Dans ces circonstances, le travail devient une variable d’ajustement des coûts de production. Il paraît anonyme et perd donc sa dignité. Il arrive même que certaines options pastorales en viennent à oublier qu’il existe encore des ouvriers.

On voit donc clairement que le lieu où l’homme construit son identité et son histoire, c'est-à-dire un lieu de production d’humanisation, se change en lieu de déshumanisation. Les emplois se font rares ; les licenciements suivent des logiques apparemment aléatoires, en tout cas secrètes mais uniquement financières ; les absorptions, fusions et déplacements d’entreprises obscurcissent la compréhension d’une évolution qui fait perdre aux hommes le sens et la valeur de ce qu’ils font. Le travail est une valeur en baisse : il suffit de voir les rythmes, les cadences, les horaires et, hélas, le stress et les suicides.

L’Église se doit de rester vigilante devant ce dévoiement du sens du travail. Elle a été très longue à réagir devant la condition des ouvriers, au XIXe siècle, alors même qu’elle déployait d’une intense activité caritative et multipliait ses œuvres. En ce moment, elle ne peut créer autant d’institutions d’aide, même si c’est à son honneur de s’engager avec les pauvres. Mais oublier d’être présente dans les mutations du travail serait, pour elle, un retour à l’assistanat. La justesse de sa charité dépend de la vérité de son implication pour la justice.

Dans la première tentation, celle de changer des pierres en pain (Mt 4, 3), le refus de Jésus manifeste que reçoivent du pain sans travailler les enfants, les vieillards, les malades et les miséreux. La dignité normale d’un homme consiste à gagner sa vie, son honneur et sa responsabilité, par son travail. C’est parce que le travail est fait pour humaniser - y compris au sein de la nature - que la présence de l’Évangile doit y être semée. Il faut donc réactiver des intuitions d’hier.

2 La présence de laïcs suffit-elle ?

Mais pourquoi par des prêtres ? Notons pour commencer que l’on renvoie aisément aux laïcs, sans trop se demander si ce terme général, nivelant, ne mêle pas tous les baptisés dans une indistincte généralité, une sorte de moyenne, face à un clergé de plus en plus identitaire. À gommer les différences entre les laïcs, ce qui fait l’essentiel de leur vie passe dans l’ombre. On sait cependant la part importante qu’y tient le travail. Mais renvoyer ce domaine aux seuls laïcs ne suffit pas. Il n’est pas inutile de rappeler ici, ne serait-ce qu’à titre d’exemple, une intuition du cardinal Fesch, archevêque de Lyon et oncle de Napoléon Ier. Le Concordat de 1801 concernait un clergé âgé (peu d’ordinations depuis 10 ans), peu nombreux (environ 10 000 prêtres pour toute la France) et divisé entre ceux d’Ancien Régime restés sur place, ceux qui avaient prêté serment à la Constitution civile du Clergé, et les exilés qui revenaient. Fesch eut l’idée, devant la vague de déchristianisation, de créer un corps de prêtres non-paroissiaux, pour rejoindre la population avec la possibilité de travailler. L’expérience se répandit un peu partout jusqu’à la révolution de 1848. L’objectif était manifestement missionnaire. Il touche à la nature même de l’Église.

3 Ce que donne le monde

La Constitution conciliaire sur l’Église, Lumen gentium, expose ce point décisif : « Les évêques doivent en outre montrer aux hommes que, selon le dessein de Dieu Créateur, les réalités terrestres elles-mêmes et les institutions humaines sont également ordonnées au salut des hommes, et qu’en conséquence elles peuvent contribuer d’une façon non négligeable à l’édification du Corps du Christ » (12, 2). La même idée se retrouve dans la finale (§ 22) du Décret sur le Ministère et la Vie des Prêtres. Ce texte paraphrase un passage de la Première Épître de Pierre (2, 5) affirmant que les chrétiens sont des « pierres vivantes » pour édifier la demeure spirituelle de Dieu. Or le Décret du Concile applique cette formule au monde lui-même qui « offre à l’Église » des pierres vivantes pour construire cette demeure.

4 Construire et relier

L’image de la construction parcourt les textes du Nouveau Testament. Elle concerne l’Église. Il s’agit donc de se demander comment s’effectue cette construction. Un texte paulinien parle même de « construire le Corps du Christ » (Ep 4, 12). Il poursuit la double comparaison de l’édifice et du corps, en décrivant l’activité de chaque organe - comprenons chaque chrétien – « selon le rôle de chaque partie » (4, 16). Il reste qu’un corps est plus que la juxtaposition de parties différentes. Il constitue une unité organique par d’autres éléments qui opèrent les jonctions et servent l’unité de l’ensemble : les « jointures », c’est-à-dire autre chose que les organes et sans concurrence avec eux, les ligaments et les articulations. Ils sont différents des organes et les font agir dans la cohésion. Ils servent leur croissance et leur unité. Tel est en effet le service que les écrits pauliniens réservent aux ministères.

Ce type de fonctionnement au sein de l’Église vaut aussi dans ses relations extérieures. Paul est convaincu que les relations au sein de l’Église servent d’essai, de laboratoire pour les relations extérieures (Ga 6, 10). Malgré la grave ambiguïté de leurs mœurs, les païens gardent des traces de ce que Dieu attend des hommes (Ph 4, 8). Il existe donc du « christique » au-delà du « chrétien » : il y a dans le monde des réalités ordonnées à Dieu dont la générosité et la fécondité relèvent déjà du projet de Dieu sur l’histoire, son Royaume. Ces réalités aspirent à retrouver leur plénitude. Elles vivent, sans le savoir, une espérance du Royaume : c’est cela que Paul développe dans son discours d’Athènes (Ac 17, 22-23).

Relier ces « semences du Verbe » (St Justin) au Royaume dont l’Église est le sacrement, engage plus que la proximité et la fraternité issues du baptême. On ne passe pas de la vie terrestre au Royaume sans un acte de reconnaissance libre. La conscience qu’est ici en jeu le sens ultime de l’histoire suppose autre chose que le simple déroulement des événements successifs. Il s’agit de la perception d’un projet global, de cette « plénitude » ou « accomplissement » (Ep 1, 10) qui ne résulte pas de compromis humains, encore moins de l’imposition de quelques-uns avec la soumission de la majorité. Ici est en cause le service d’une libération offerte librement à tous les hommes par la reconnaissance que cette proposition leur est donnée comme l’espace de leur réalisation. C’est donc un service qui leur est gratuitement rendu.

On comprend dès lors que l’Église envoie des ministres ordonnés afin de servir ce projet. Elle est en effet au service de ce Royaume dont elle est à la fois les prémisses et le signe. Sa mission ne se résume pas à la propagande. Elle agit comme une fermentation, un levain dans la pâte (Mt 13, 33). Mais n’est-ce pas là précisément la place du diacre permanent ? Pourquoi des prêtres ?

5 Prêtre et Eucharistie

Parce que, fondamentalement, l’Eucharistie intervient ici. Trop de présentations de ce sacrement s’orientent unilatéralement vers le passé. Ce mouvement est évidemment juste. Il a été durci par la controverse anti-protestante. La lecture tridentiniste du Concile de Trente se focalise sur la présence du sacrifice du Christ au point d’avoir exigé, en toute prière eucharistique, la présence du mot de « sacrifice ». Cette étroitesse de l’approche que cautionnent trop de « saluts du Saint-Sacrement » garde une présence du Christ seul. C’est vrai, bien sûr. Mais c’est oublier deux dimensions de l’Eucharistie : il s’agit du « Christ Total », en tous ses membres, donc du Corps ecclésial que sert l’Eucharistie ; et le sacrement concerne le Royaume qui donne le véritable sommet de ce sacrement.

6 Le Christ total

Toute messe est « messe sur le monde ». Quand le prêtre offre le pain et le vin « fruit(s) du travail des hommes », il prend le résultat du labeur de personnes qui ne partagent peut-être pas sa foi, mais qui est intégré à son action liturgique. Il offre au nom du Christ, qui reconnaît ainsi la valeur d’un travail qu’il a lui-même partagé. Le verbe « offrir » est très présent chez Paul et dans les textes de Vatican II. Sans travail, pas d’Eucharistie possible, de même que sans travail, le corps humain ne peut se sustenter. Le Christ lui-même assume cette vérité première. De même que l’homme grandit et existe par son travail, la messe prend comme point de départ le travail, cet acte d’humanisation. La liturgie célèbre la réalité historique de l’humanité. Avec elle, elle construit l’Église, Corps du Christ. C’est bien le Christ total qui se révèle par là : il est issu du corps offert de cette humanité pour devenir le Corps ecclésial de tous ceux qui, en Lui, vivent déjà d’un Royaume à venir. L’idéalisme est l’exact contraire de la réalité eucharistique. Le prêtre offre dans ce service que le Fils a rendu en accomplissant l’œuvre que le Père lui a donnée à faire (Jn 17, 4). C’est donc le monde qu’il offre dans l’acte par lequel le Christ tend vers son Père afin qu’au terme, comme l’écrit Paul aux Corinthiens « Dieu soit tout en tous » (15, 28). Ainsi le monde est-il appelé à devenir eucharistique.

7 Vivre du Royaume

L’autre aspect de l’Eucharistie à souligner ici insiste sur le fait qu’elle est un acte d’espérance « jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26). Cette venue est déjà commencée. Le récit de la mort du Christ chez Matthieu (27, 51-53) décrit aussi l’arrivée d’un monde nouveau. Dieu irrigue cette terre pour lui faire pousser les fruits qu’il en attend. L’Épître aux Éphésiens nous apprend que le Christ a déjà commencé à « récapituler en lui tout l’univers » (Ep 1, 10), c’est-à-dire à rendre cette terre fraternelle. Il fait sien ce qui est conforme à la logique du Royaume, à la volonté du Père. Dans un monde de violence, d’indifférence et d’égoïsme, la liturgie célèbre déjà le partage de la Parole et du Pain, elle échange la paix. Par conséquent, elle ne s’attache pas seulement au monde tel qu’il est, mais au monde qui est appelé à venir. Elle fête l’espérance. En cela, elle cautionne les efforts pour la justice, la dignité et la paix.

Dans ces deux dimensions, le prêtre agit au nom du Corps du Christ, dans Celui qui est la Tête de ce Corps. Quand lui-même, par son travail, est plongé là où l’histoire se fait, l’Église se place là où l’homme construit son humanité. Elle s’y place et elle s’en saisit pour attester sacramentellement que le Christ s’incorpore ces réalités parce qu’il le veut. Là donc se trouve la place du ministère presbytéral des PO, ministère spécifique distinct de celui du diacre permanent.

 

PRÊTRES OUVRIERS : DES MINISTÈRES NÉCESSAIRES

Si importantes que soient les raisons de fraternité, de présence aux périphéries, reconnaissons que de nombreux laïcs et diacres permanents rendent ce service à l’Église. Mais l’Église déborde ces raisons pastorales. Elle est encore plus, car elle est l’acte même du Christ, son mode propre de présence et envoyée comme Lui. Cette mission n’est pas d’abord spécifiée par des tournures religieuses, mais par une manière d’être, par une incarnation. Ce « style » s’exprime par les baptisés. Il a en outre une origine, une source, qui se tient dans l’initiative du Père qui donne son Fils. Faire mémoire de Lui renvoie à ce point de départ qui ne vient pas des hommes. Il reste le don de Dieu lui-même : voilà ce que rend présent l’ordination sacerdotale.

Loin d’arracher à l’histoire, l’ordination presbytérale plonge au cœur de l’histoire, au cœur de son « âme », donc au centre de l’humanisation toujours inachevée. Il faut, quelles que soient les circonstances, que l’Église signifie cette vérité qui la constitue. C’est pourquoi elle a besoin de ministères qui la signifient. La question n’est donc pas de se demander si, en un temps difficile pour la foi, elle a envoyé des prêtres au travail, mais bien pourquoi des conditions culturelles contingentes lui ont permis de s’en passer. En sacralisant les prêtres, elle a sans doute rejoint les mentalités d’un temps (ou elle a pensé le faire) ; était-ce encore fidèle aux exigences évangéliques ? En l’adaptant au sacré exporté par les nouvelles cultures qui s’infiltrent dans l’Europe de l’Ouest, l’Église a payé le prix fort de la pression inévitable et croissante de la féodalité. Peu à peu le style de l’État englobera la « Maison de Dieu ».

Avec l’actuelle sécularisation, il faut repenser à frais nouveaux la présence d’une foi et d’une mission évangéliques à un monde qui ne les attend plus. Cela ne se fera pas de l’extérieur, mais en accompagnant ce qui monte du cœur de l’homme. C’est donc en se plaçant à hauteur d’homme, avec tout ce qui le constitue, c’est-à-dire avec son travail, qu’à nouveau le message du Christ pourra se faire entendre.

La compréhension du travail change sous nos yeux. La dureté de la concurrence pèse sur les travailleurs. Partager leur sort dépasse la simple proximité. Est ici en cause l’espérance de Dieu envers sa création. Vivre les efforts qui remettent l’homme debout revient à reconnaître l’alliance que Dieu promet à ceux qu’Il aime. Cette promesse ne se réalisera pas sans le concours des hommes. Relier et offrir au Père cette histoire reconnaît à la fois son origine et son but. Comme témoins et acteurs d’un Royaume inauguré par le Fils, les ministères des prêtres au travail sont indispensables dans l’acte de poursuivre la création et de l’offrir au Père dans son Fils.

 

1) Tous les dimanches sont des fêtes de précepte, dans lesquels les catholiques sont tenus par l'obligation de participer à la messe et de s'abstenir « de ces travaux et de ces affaires qui empêchent le culte dû à Dieu, la joie propre au jour du Seigneur ou la détente convenable de l'esprit et du corps »

Publié dans Eglise, évangile, Anthropologie

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