Les “tyrans” désignent les grands empires dictatoriaux, avec leurs rois-prêtres qui sont à leur tête et leur domination despotique

Publié le par Michel Durand

Les “tyrans” désignent les grands empires dictatoriaux, avec leurs rois-prêtres qui sont à leur tête et leur domination despotique
Les “tyrans” désignent les grands empires dictatoriaux, avec leurs rois-prêtres qui sont à leur tête et leur domination despotique

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C’est avec le groupe Chrétiens et pic de pétrole, surtout, que j’ai ouvert les livres de Jürgen Moltmann. Voilà bien une réflexion théologique que nous devrions mettre en pratique pour répondre aux questions et méfaits que les mondes industrialisés imposent à toute la planète. Si, Chrétiens et pic de pétrole, existait encore (il s’est dissous, estimant avoir terminé sa recherche spéculative, pour se donner plus temps à des actions politiques concrètes), je l’inviterais à l’organisation d’un quatrième colloque en ouvrant les pages des recherches théologiques moltmaniennes.

Lisant actuellement, en profitant du calme d’un été à Lyon, La venue de Dieu, Eschatologie chrétienne (Moltamann, Cerf 2000), j’image ce jour que j’aurai l’occasion de vous donner à lire les pages qui me marquent le plus, en soulignant leurs liens avec l’actualité et en souhaitant que l’Église à Lyon, celle où je vis, se donne le temps d’en tenir compte. Migrants ici, expulsés là-bas, il ne suffit pas d’avoir une attention caritative (pour les croyants), humanitaire (pour les athées) il faut une action politique atteignant les causes réelles des maux que nous observons. Or, l’opinion générale et les dirigeants des peuples refusent de voir la réalité. Le seul souci consiste à maintenir la situation privilégiée dans laquelle, occidentaux industrialisés nous nous trouvons. Par exemple, vu le rapport des forces en présence, que l’on se mette aux côtés des USA pour soutenir Israël, c’est égoïstement plus profitable que de manifester aux côtés des victimes palestiniennes. Certes, sans oublier les drames vécus corrélativement par la population israélienne.

Turquie, Syrie, Pakistan, Inde, Libye, Soudan, Yémen… je ne peux tout citer, montrent des situations où se vivent des réalités dramatiques sous-jacentes à la réflexion de Moltmann. C’est ce que je donne à lire en cette page, souhaitant qu’au moins un groupe de travail naisse à Lyon pour tenir compte du péché structurel, personnel et collectif, de nos sociétés dites avancées.

 

La venue de Dieu, eschatologie chrétienne

 

La mort violente.

"La mort est-elle le « salaire du péché » ? S'il surgit des doutes, il faut poser la question de savoir si ce ne pourrait pas être l'inverse. Le péché n'est-il pas le salaire de la mort ? Cela signifierait que le péché présuppose la conscience de la mort. Les animaux et les plantes qui n'ont pas une conscience claire de la mort, pour qui en tout cas la mort ne devient pas un problème, ne pèchent pas non plus. Seule la conscience de la mort suscite l'angoisse vitale, la crainte qu'on pourrait ne pas trouver son compte, qu'on pourrait ne pas profiter suffisamment de la vie, qu'on pourrait être arraché à la vie. Cela conduit au désir avide de jouir de la vie et à la cupidité. Celui qui ressent la mort au cœur de la vie voudrait vivre, et vivre sinon dans l'immortalité, du moins dans l'invulnérabilité. Il lève la tête vers les dieux immortels et veut être comme eux. Il quitte sa nature humaine pauvre, fragile, vulnérable et mortelle, et veut être comme Dieu : riche, en bonne santé, invulnérable et immortel. C'est là l'origine du péché qui détruit la vie : ne pas vouloir être ce qu'on est, et devoir être quelque chose d'autre. C'est là le « complexe de dieu » (H. E. Richter) d'où naissent tous les actes et toutes les conduites inhumaines contre autrui et contre soi-même. Car seule la connaissance de la mort donne aussi la possibilité de donner la mort. Les rapaces tuent pour manger. On trouve aussi chez eux le phénomène de l'ivresse meurtrière, du plaisir de tuer. L'homme cependant fait de son savoir concernant la mortalité des autres hommes un art de tuer, de menacer de mort et d'infliger la peine de mort, de faire la guerre et de perpétrer des massacres. Il peut menacer autrui de mort, parce qu'il connaît sa conscience de la mort et son angoisse vitale. Ses agressions contre la vie mortelle deviennent mortelles du fait des possibilités d'infliger la mort. Le péché est cette appropriation de la vie qui naît de la conscience de la mort. Le péché est un acte de violence contre la vie, qui naît de la connaissance de la mortalité.

Le péché est donc le « salaire de la mort » ; il naît de l'alliance avec la mort et la répand. Selon les traditions bibliques, le péché des hommes commence avec la conscience de la mort (Gn 3) et le meurtre d'Abel par Caïn (Gn 4). Selon l'histoire relative au déluge (Gn 6), le « forfait » du péché consiste en la violence organisée qui s'en prend à la vie : « il y avait en ce temps-là des tyrans sur la terre » (6, 4), qui se considéraient comme des demi-dieux, les fils de dieux et de filles d'hommes, et qui se faisaient vénérer comme des fils des dieux et des empereurs divins. Ils sont nés du viol des femmes et devinrent des « fauteurs de violence dans le monde ». Ils sont « chair » et ne se laissent pas « châtier par l'Esprit de Dieu » (6, 3). En d'autres termes, ils ont fait alliance avec la mort - car c'est cela que signifie la « chair » - et ils détruisent l'alliance de la vie qui vient de l'Esprit du Dieu qui donne la vie. C'est pourquoi leur fin est le déluge dans lequel sombre la terre corrompue par ce « forfait », pour retrouver la vie, de façon nouvelle, dans l'alliance noachique.

Cette vieille histoire, certes, parle en termes mythiques, mais sa signification est politique. Les « tyrans sur la terre » désignent les grands empires dictatoriaux, avec les rois-prêtres qui sont à leur tête et leur domination despotique. Ces « empires de paix », comme ils s'appelaient, à Babylone, en Egypte, en Perse et à Rome, Israël les a considérés comme issus du Chaos et ennemis de la vie, et comme des puissances destructrices et meurtrières, comme on peut le voir dans l'image des monarchies de Dn 7. Face à eux, le royaume du Dieu d'Israël est le royaume humain du fils de l'homme (Dn 7, 13.14), et « l'alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre » (Gn 9,16). C'est l'alliance entre Dieu et « la terre » (Gn 9, 13). Le forfait du péché n'est donc pas tant la rébellion personnelle contre Dieu et contre le prochain que le crime organisé des pouvoirs politiques despotiques qui contraignent à l'obéissance sous peine de mort, et qui s'étendent en soumettant d'autres peuples et en pratiquant le génocide, qui ne se contentent pas de sacrifier des victimes humaines, mais s'enrichissent au détriment de la nature et laissent derrière eux des déserts. Dans un tel système de domination, on ne peut vivre qu'au détriment d'autrui, et non pour son bénéfice. Pour la chrétienté persécutée aussi, à l'époque préconstantinienne, la « chute » à proprement parler consistait dans l'émergence de tyrans démoniaques, conformément à Gn 6 : « Dans les passages qui parlent de l'impudicité des anges avec les filles des hommes, Justin (martyr) a vu le jugement de condamnation porté contre les empereurs romains avec leurs divinités : car ces souverains éminents ne sont rien d'autre, en vérité, que cette engeance démoniaque de "tyrans", de "violents" et d'"hommes de renom" issue du péché des anges et dont parle Gn 6, 4. »

L'expression « péché structurel », moderne mais également contestée en raison de sa signification politique et économique, ne dit rien d'autre au fond que ce qui est visé déjà en Gn 6 et Dn 7. Il existe des structures politiques et économiques qui sont injustes, parce qu'elles ont été imposées par le pouvoir que les hommes ont sur d'autres hommes, par l'exploitation des hommes par les hommes, et par l'aliénation des hommes les uns par rapport aux autres. La violence n'y est pas exercée de façon directe et personnelle, mais de façon indirecte à travers les lois et les prix. C'est par des structures de ce type que la violence est légalisée. C'est par elles que se répand la mort violente. Du fait de l'appauvrissement, de l'endettement et de l'exploitation, la misère, les maladies et les épidémies, et donc la « mort prématurée », se répandent aujourd'hui parmi les populations les plus faibles du tiers-monde. Le fort taux de mortalité des enfants en Afrique n'est que le commencement. Les personnes qui y meurent d'une mort violente due à la violence structurelle sont plus nombreuses que les soldats des grandes guerres mondiales victimes de la violence militaire. «Le meurtre de millions d'êtres humains par voie administrative a fait de la mort quelque chose qu'on n'a jamais eu à redouter encore sous cette forme.»

Leur mort n'est pas une conséquence de leur péché. Chez eux la « mort naturelle » est rare, et hors de prix pour la plupart. La mort qui a pour cause cette violence indirecte qui a son origine dans les pays riches y est tout aussi quotidienne que la faim et la maladie. Parce que dans les pays riches et les couches riches de la population ce qu'on possède en propre vaut plus que la vie en commun, la mort violente exigera toujours davantage de victimes en Afrique, en Amérique latine et en Inde. Ce qu'étaient pour l'ancien Israël les « tyrans sur la terre », ce sont aujourd'hui, pour le peuple pauvre, les peuples riches avec leurs structures génératrices de violence. La mort violente qu'ils répandent est le « forfait du péché », et il ne touche pas seulement économiquement les peuples dépendants et soumis, mais également, écologiquement, tout ce qui est vivant sur la terre."

Jürgen Moltann, La venue de Dieu, eschatologie chrétienne, Cerf, 2000.

Pages 122-125

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