Pleurer sous les pommiers
Pietro de Paoli, écrivain (1)
Beaucoup, comme moi, ont été, ces dernières semaines, happés par un intense sentiment de tristesse et de fatigue. Cet état du cœur et de l'esprit m'a conduit à retrouver un passage qui m'avait fortement frappé lors de ma première lecture du Journal d'un théologien, d'Yves Congar. L'auteur y raconte comment au début de l'automne 1956, alors qu'il a passé les précédentes années à tenter de conserver le droit de publier et d'enseigner, il se retrouve « exilé » à Cambridge. Là, il fait l'expérience de la plus grande déréliction. Il est étreint par un immense sentiment de solitude, d'impuissance, d'inutilité, jusqu'à penser que sa vie est « ratée ».
Ainsi, au cours d'une promenade sous le ciel gris et bas de ce terrible fine english weather, comme disent nos amis britanniques, le voilà qui se laisse tomber sous un arbre, et dans la pluie fine et ininterrompue, il se « prend à pleurer amèrement (...) Dominus autem assumpsit me : ces larmes, Dieu ne les entendra-t-il pas ? » (2). Cet homme a 52 ans ; il est l'un des théologiens les plus brillants de son temps, il a résisté à l'épreuve de la captivité en Allemagne, et le voilà réduit aux larmes et au sentiment de faillite. Oui, l'Église peut faire souffrir, elle peut faire souffrir cruellement les meilleurs de ses fils et de ses filles.
Si je m'arrête à cet épisode poignant de la vie d'Yves Congar, c'est parce que la période de la vie de l'Église où elle se situe n'est peut être pas sans parenté avec la nôtre - du moins est-ce l'espoir que je nourris.
1956, c'est la fin du pontificat de Pie XII, et une période où il semble alors, au regard de tous les observateurs, que l'Église catholique est en plein « raidissement » doctrinal et disciplinaire. Depuis quasiment dix ans, les condamnations tombent sur les chercheurs, les théologiens, sur des initiatives comme celle des prêtres-ouvriers en France. C'est encore une fois une sorte de grande crise antimoderniste qui parcourt l'Église, en total décalage avec l'élan de liberté et d'énergie qui a saisi les peuples au sortir de la guerre.
Pourquoi regarder le futur cardinal Congar en pleurs sous son pommier ? Parce que précisément, il ne sait pas - et personne ne sait - qu'il va être appelé à jouer un rôle de tout premier plan dans le concile Vatican II, dont nul ne sait encore qu'il va être convoqué. Cet homme croit sa vie finie, et elle va commencer. Cet homme croit son travail intellectuel perdu ; il est seulement enfoui, comme le grain semé en terre, et nul ne soupçonne encore la moisson qu'il va donner.
En ces temps de chagrin, je me tourne vers le P. Congar, je me souviens que le temps des larmes doit aussi être celui des semailles.
Ce n'est pas une faute de pleurer au spectacle de notre Église qui se crispe, du moins dans les prises de position de quelques-uns de ses hiérarques. C'en serait une de baisser les bras. L'Église catholique n'appartient pas à Rome, elle appartient au Christ qui en est la tête, elle nous appartient à nous qui en formons le corps.
Dans cette perspective, les questions soulevées par le P. Congar - place des laïcs, collégialité, dialogue œcuménique... - sont encore d'actualité, parce qu'elles sont le moyen de rendre le grand corps de l'Église vivant et communicant. Communicant avec le monde pour lui annoncer l'Évangile, pour faire battre le tambour de la Bonne Nouvelle. Mais il y a de nouveaux défis ; mondialisation, répartition des ressources de la terre, sauvegarde de notre environnement. Il faut lever le nez ; ni les questions ni les réponses ne sont dans les missels. Elles ne sont pas non plus dans les dogmes. Elles seront peut-être dans le travail de l'intelligence et de l'amour, si nous consentons à le faire.
Je ne proclame ni un optimisme béat, ni une Espérance renvoyée à la consommation des temps. Aujourd'hui, et dans ce billet, je cultive un espoir raisonnable : celui que la crise dans laquelle nous sommes sera le prélude d'un grand souffle de renouveau, peut-être le deuxième souffle de ce Concile si décrié, quasi condamné par certains alors que sa mise en œuvre a à peine commencé, alors que nous avons à peine pris la mesure du trésor que les pères conciliaires nous ont laissé.
Pour cela, il faudra réussir à briser la grande folie égotiste qui nous traverse afin de redevenir vraiment catholiques. Car il est là, le véritable enjeu, revenir à la source de notre catholicité, c'est-à-dire la vocation universelle. « Allez, de toutes les nations, jusqu'aux extrémités de la terre... », voilà notre identité. Nous, catholiques, ne nous situons pas dans la logique d'un petit reste de purs et durs qui auraient à résister héroïquement à un monde hostile. Nous sommes des sangs mêlés, des métèques, citoyens du ciel et de la terre.
Oui, pleurons, puis séchons nos larmes, et occupons-nous de nos affaires : celles que Dieu nous confie, le soin et le souci de l'humanité tout entière.
(1) Dernier ouvrage paru : La Confession de Castel Gandolfo (Plon 2008).
(2) Journal d'un théologien, d'Yves Congar (Cerf, 2001), 419 p., 38,85 €.