Climat ? Le prophète dénonce les pratiques non conformes au plan de Dieu. Isolé ? Non ! Il y a des communautés prophétiques

Publié le par Michel Durand

Marche pour le climat à Paris en septembre 2014.

Marche pour le climat à Paris en septembre 2014.

Source de la photo : La Croix,

Alors que la France accueillera en novembre 2015
la Conférence mondiale sur le climat,
les Églises s’activent pour engager leurs fidèles à agir.

J’ai déjà dit tout la plaisir que je rencontrais à la lecture de l’ouvrage de Pierre-Yves Materne. Voir aussi Ici et Ici. Le théologien que je ne suis pas, si je l’étais, écrirait des pages semblables pour expliquer la place et le rôle du chrétien dans la société. J’ai essayé, vainement, de prendre contact avec cet auteur afin de lui demander comment il aborderait, en théologie, l’engagement des chrétiens engagé dans l’objection de croissance.

D’abord, a-t-il connaissance de cette réalité de la décroissance ?

Je me pose la question car, jusqu’à ce jour, mis à part Fabien Revol, je n’ai pas vu que la question d’une forte remise en cause du productivisme soit soulevée pour elle-même. Analysant les sociétés actuelles, dans les sphères universitaires des Instituts de théologie, quel théologien exprime l’idée qu’une réponse aux crises présentes réside en  un mode de vie sobre ?

 Quoique, me semble-t-il, ce dominicain, docteur en théologie à l’Université catholique de Louvain, pose des réflexions qui ne peuvent que servir d’outils d’analyse au service des chrétiens œuvrant à l’avènement d’un Royaume de frères.

« Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ».

Je me pose sans cesse la même question : Que doit faire le chrétien, comment doit-il vivre pour qu’il demeure –ou redevienne- sel de la terre ?

« C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel devient insipide, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-même et vivez en paix les uns avec les autres » (Marc 9, 50).

L’évangéliste donne en cette image tout un programme que le militant chrétien est invité à respecter pour apporter à l’humanité un art de vivre conforme à  la pensée du Créateur sans sombrer dans le sectarisme idéologique.

En attendant une occasion pour parler plus à fond de théologie politique dans la ligne de Jean-Baptiste Metz, je vous invite à lire cette page qui se présente, à mon avis, comme un clair résumé du développement théologique opéré par J-Y. Materne.

 

Pages 274-280 :

III. LA VIE COMMUNAUTAIRE DANS LA SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE

Communauté et espace politique.

Le lien entre le sujet et la communauté est une question politique très importante. Dans une démocratie où la citoyenneté suppose que chaque personne s'engage dans la délibération publique, les communautés peuvent jouer un rôle facilitateur mais elles peuvent aussi détourner des personnes de leur responsabilité politique. Un espace politique sera d'autant plus fort qu'une série de corps intermédiaires joueront un rôle de relais en soutenant un engagement citoyen. Mais l'appartenance à une communauté peut aussi être vécue comme un déni de l'engagement démocratique. L'utilisation du terme « communauté » doit par conséquent faire l'objet d'une certaine vigilance. Des auteurs communautariens tels que Hauerwas et MacIntyre valorisent la communauté en la posant comme alternative par rapport à la société plus large : ne peuvent appartenir à la communauté que ceux qui partagent une même tradition narrative. La communauté ne joue aucunement ici un rôle fédérateur de la pluralité des traditions que représentent les individus. Dans la perspective ecclésiocentrée de Hauerwas, on voit difficilement comment la communauté pourrait être une école de démocratie. Cet auteur ne semble pas envisager l'Eglise comme une communauté en interaction constructive avec d'autres communautés. Or, il nous semble que le concept de communauté est plus flexible. Une communauté peut se fonder sur la participation à une action commune. Le plus souvent, une personne peut se rattacher a une communauté narrative tout en s'engageant dans une autre sur le plan de la praxis. Autrement dit, un chrétien peut être rattaché à la communauté narrative (l'Église) tout en participa à une communauté plus large (État démocratique). La communication entre les personnes dépend-elle plus du partage d'un récit commun (le christianisme, en l'occurrence) ou de la convergence dans la pratique politique ? Des pratiques partagées (solidarité, compassion, créativité...) peuvent donner lieu à un rapprochement entre des personnes de traditions différentes. Les hommes peuvent donc se rejoindre dans une communauté de pratiques sans pour autant adhérer à un même récit.

La faiblesse de la théologie de Hauerwas tient à sa méconnaissance de la complexité des communautés et des appartenances multiples de très nombreuses personnes. En effet, sa perspective place le sujet dans une communauté de façon assez exclusive1. Or, cette façon de penser l'identité d'un sujet en s'appuyant sur une seule communauté tend à creuser un fossé entre ceux qui sont « à l'intérieur » et ceux qui sont « à l'extérieur ». L'identité du sujet se constitue cependant en lien avec plusieurs communautés différentes, si bien qu'une exclusion d'une communauté risque de porter atteinte à l'équilibre de la personne. S'identifiant à plusieurs communautés, la personne recherche une cohérence par la capacité d'ajuster sa place et d'intégrer les exigences éthiques de chaque communauté.

Avant de privilégier une communauté de référence, le sujet se trouve déjà influencé par une pluralité de « communautés politiques » qui portent une certaine vision du vivre-ensemble (Église, famille, nation, parti politique, syndicat...). Étant donné ce pluralisme qui nous précède, il faut nécessairement trouver les moyens de la communication et de la coopération. La thèse de Hauerwas revient à dire que seuls les individus qui partagent le même récit fondateur peuvent se comprendre pour agir ensemble. Cette approche exclut par conséquent les personnes qui ne partagent pas ce récit. Ce présupposé risque bien d'être confirmé par les faits lorsqu'on reste dans une optique exclusiviste. Plus les gens méconnaissent leur implication dans une multiplicité de groupes, en affirmant leur appartenance communautaire unique, moins ils sont ouverts aux autres (qui ne partagent pas leur cadre de référence). Ils n'ont plus à apprendre des autres étant donné qu'ils ont trouvé une communauté qui répond à leurs questions. Comme on peut le constater, les appels romantiques à la communauté sont dangereux 2.

Nous pensons que Hauerwas tombe sous le coup de la critique de Metz à l'égard de la mentalité de secte. On trouve chez Hauerwas cette tendance au verrouillage ecclésiologique qui ne rend justice ni à l'universalité de Dieu, ni à la capacité humaine de connaître Dieu. La thèse de Hauerwas revient en effet à dire « ubi ecclesia ibi Christus », alors que Metz considère l'histoire de la passion du Christ comme une histoire universelle. La parabole du bon Samaritain (Lc 10, 25-37), tout comme la parabole du Jugement dernier (Mt 25, 31-46), témoignent de ce que le Christ se rencontre aussi bien hors de l'Église visible que dans le culte (eucharistie). Le décentrement ecclésial de Metz, qui est au cœur de sa théologie politique, dépasse le risque de manichéisme (la bonne communauté chrétienne contre un monde mauvais) qui ressort - au moins sur le plan rhétorique - du discours hauerwassien.

La théologie communautaire de Hauerwas attire l'attention sur l'importance d'avoir des communautés vivantes pour donner consistance à un espace politique démocratique. Toutefois, le caractère trop monolithique de la pensée hauerwassienne tend aussi à favoriser un tribalisme ruineux pour la démocratie. Une théologie qui tiendrait compte de la complexité des liens d'identification, des pratiques sociales et politiques, doit dépasser le cadre étroit de la pensée communautariste. Il s'agit de penser les communautés en interaction dans un espace plus large porté par une recherche de bien commun, et, théologiquement, par une théologie universaliste du Royaume de Dieu3.

Les individus, bien qu'ayant des récits différents, peuvent se retrouver dans une communauté d'action lorsqu'ils poursuivent des buts semblables. Par exemple, l'histoire récente a connu des rapprochements entre chrétiens et marxistes dans un projet de justice sociale (égalitaire), alors que les eschatologies chrétienne et marxiste ne sont pas du tout compatibles. La collaboration entre des personnes de convictions différentes n'est pas rendue impossible par l'hétérogénéité des traditions. Ce rapprochement n'a pas été uniquement d'ordre pragmatique, mais il a donné lieu à un dialogue constructif. Cet exemple montre bien que la perspective traditionaliste de Hauerwas est trop limitée. Ainsi que Stout l'a expliqué, les chrétiens et ceux qui ne partagent pas la foi en Christ se retrouvent dans une tradition démocratique commune qui se vérifie dans des pratiques citoyennes. Bien que Stout soit jugé idéaliste quant à son évaluation de la société américaine, il n'empêche que son principe d'une convergence démocratique des personnes aux convictions différentes est un acquis déterminant. La limite de Stout réside dans son insuffisante prise en compte de l'idée de communauté. Or, les niveaux intermédiaires entre l'individu démocratique et l'État sont importants pour la vie politique. Les « corps intermédiaires » constituent des médiations et des lieux de résistance tant à l'encontre de l'autoritarisme du pouvoir étatique que du repli individualiste des citoyens.

L'idée de contre-culture.

Le principe de contestation de l'ordre social et politique fait partie de la tradition prophétique. L'option contre-culturelle se retrouve tant chez Metz que chez Hauerwas, de façon différente. Peut-on penser le christianisme comme opposé à la culture ? Le christianisme vient de la rencontre de la Révélation avec des cultures humaines (jurve> grecque, romaine). On ne peut donc pas se contenter d'un discours anticulturel. Cependant, toutes les « cultures » ne sont pas compatibles avec la foi en Christ. Le christianisme n'est pas une alternative sociopolitique qui exclut toute coopération avec une culture politique donnée dans une société. Toutefois, cela n'implique pas une correspondance immédiate entre foi et culture.

Ainsi, même si ni le christianisme ni l'islam n'ont la prétention de constituer une alternative sociale et politique pour rendre la terre plus habitable et la communauté des hommes plus conviviale, ces deux grandes traditions religieuses peuvent exercer un rôle de contre-culture à l'égard d'une culture dominante à l'échelle planétaire qui risque d'abîmer l'homme4.

En effet, l'identité chrétienne s'oppose à toute culture qui justifie les injustices et les pratiques inhumaines. Le néolibéralisme dominant, par exemple, qui privilégie certains nantis et crée un fossé grandissant entre riches et pauvres, constitue une culture à laquelle le christianisme s'oppose. Metz dénonce à son niveau une certaine occidentalisation (européanisation) du monde au mépris des identités culturelles particulières. Quant à Hauerwas, il s'oppose radicalement au libéralisme politique qui empêche les croyants de faire valoir leurs récits et leurs pratiques dans l'espace public.

La contre-culture peut signifier un prophétisme au nom de la foi chrétienne sans l'être nécessairement. Tout en rappelant que les chrétiens sont dans le monde, l'évangile de Jean insiste pour dire qu'ils ne sont pas du monde (Jn 17,14-16). Les chrétiens; ont dû apprendre à vivre une double loyauté : la loyauté envers Dieu et la loyauté envers les institutions humaines (politiques, mais aussi religieuses). Ces loyautés peuvent entrer en conflit lorsque l'état d'une société politique diverge fondamentalement du projet évangélique. L'opposition d'une communauté chrétienne à des institutions politiques peut être prophétique. Mais l'est-elle toujours ? Et de quelle manière une communauté peut-elle devenir prophétique sans pour autant se refermera sur ses propres croyances ?

Le terme « prophétique » indique une vigilance exercée par une ou des personnes allant contre les modèles (et les pratiques) sociaux et politiques dominants. Le prophète refuse de suivre les normes du moment car il se réfère à une autre autorité qui le précède. Le prophète est généralement un visionnaire, ce qui ne signifie pas un voyant (au sens d'une prédiction exacte d'événements futurs). Le prophète dénonce les pratiques non conformes au plan de Dieu. Si nous sommes habitués à voir le prophète comme un personnage isolé (Elie, Amos, etc.), il n'est pas impensable d'avoir des « communautés prophétiques ». D'ailleurs, un prophète vit rarement seul, même s'il est le seul à prendre la parole et à poser des gestes significatifs. On peut dire d'une communauté qu'elle est prophétique dans la mesure où elle s'engage contre les modèles sociaux contraires au projet de Dieu. Une telle communauté peut offrir des alternatives aux visions et aux pratiques dominantes d'une époque. L'histoire a déjà connu des communautés qui dénonçaient l'injustice envers les hommes. Sous le régime nazi, l'« Église confessante » («Bekennende Kirche»), dont les deux grandes figures sont Barth et Bonhoeffer, a contesté la politique antijuive du national-socialisme (Déclaration de Barmen, 31 mai 1934). En Afrique du Sud, des communautés chrétiennes ont pris la défense des personnes de race noire durant l'Apartheid et contribué à la démocratisation du pays. Ces actions collectives ont été menées au nom d'une fidélité à l'Évangile de Jésus et en rupture avec une politique dominante. En Algérie, les moines de l'abbaye de Tibhirine, assassinés en 1996, avaient pris le risque de rester solidaires de la population, refusant donc de quitter le pays où ils étaient menacés. Si l'on ne peut pas toujours dire que toute l'Église est nécessairement prophétique (il y a eu des compromissions dans l'histoire), on peut toutefois reconnaître qu'il existe un témoignage prophétique de communautés liées à l'Église de Jésus. Chacun des exemples cités montre une action prophétique d'un ensemble de personnes aux prises avec une pratique déshumanisante, dans un climat de tension et d'urgence. Dans des pays démocratiques, économiquement développés, le sens de cette urgence est moins présent. Dès lors, peut-il y avoir des « communautés prophétiques » dans un État de droit, dans une démocratie? C'est ici qu'apparaît une divergence entre les théologies qui encouragent les communautés à développer une praxis de participation démocratique, en vue de renforcer des institutions toujours fragiles et perfectibles, et des théologies qui prônent une praxis ecclésiale « contre-culturelle » (qui refuse de soutenir l’ethos démocratique). Ce courant est représenté par Hauerwas et d'autres théologiens influents tels que John Milbank (théologien britannique anglican, père de la Radical Orthodoxy) ou encore William Cavanaugh (théologien catholique américain, proche des deux premiers)5. Ces théologiens partisans d'une ecclésiologie forte qui, dans la ligne de la théologie augustinienne, privilégie la communauté ecclésiale comme lieu du salut, de solidarité et de résolution des conflits. Ils pensent, chacun à leur manière, l'Église comme un corps politique en opposition à la société politique et à l'État. Leur projet est de présenter l'Église comme une société alternative, ou, pour reprendre un terme d'Aristote, comme une nouvelle polis. Cela n'est pas sans rappeler l'idée défendue par certains théologiens allemands qui conçoivent l'Église comme une société de contraste (Kontrastgesellschaft), ni non plus la vieille idée de la « société parfaite » (societas perfectas)6. Pour désigner ce courant théologique, nous employons l'expression « communautarisme radical »7. Le débat anglo-saxon qui oppose le libéralisme et le communautarisme montre que les communautariens sont très divers. Il y a des penseurs commu-nautariens qui sont en fait très proches du libéralisme. Il faut donc bien préciser que la théologie que nous visons ici est un communautarisme hostile au libéralisme, donc « radical » au sens de rigide.

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1/ Bigi Stephen Christian Ethics between Withdrawal and Assimilation. A Critical Appraisal ofthe Ecclesio-Centric Ethics of Stanley Hauerwas (thèse de doctorat inédite, dir. par Johan De Tavernier), Louvain, Kathoheke Un.versiteit Leuven, 2007, p. 280-281.

2/ Voir Thomas A. Lewis, «On the Limits of Narrative: Communities in Pluralistic Society», Journal of Religion 86, 2006, p. 75-80.

3/ Voir Jef Van Gerwen, «Au-delà de la critique communautarienne du libéralisme? D'Alasdair Maclntyre à Stanley Hauerwas», Revue philosophique de Louvain 89, 1991, p. 142; Johann De Tavernier et Bigi Stephen, «Soi, communauté et société civile; une évaluation théologique et éthique dans le contexte de l'éthique postmoderne », dans D. Mûller et al. (dir.), Sujet moral et communauté, p. 10-29.

4/. Cl. Geffré, «La modernité, un défi pour le christianisme et l'islam », Théologiques 9/2, 2001, p. 153-154.

5/ Voir Milbank, Theology and Social Theory ; W. Cavanaugh, Torture and eucharistie. La théologie politique et le Corps du Christ, trad C. et J. Rastoin, Genève, Ad Solem, 2009 ; Eucharistie et mondialisation. La liturgie comme acte politique, Genève, Ad Solem, 2001.

6/ Voir Christian Bauer, « "Messianisches Volk" (LG 9). M. Dominique Chenus ekklesiologischer Beitrag zum Zweiten Vatikanum», dans Thomas Franz et Hanjo Sauer (dir.), Glaube in der Welt von heute. Théologie und Kirche nach dem Zweiten Vatikanischen Konzil, t. I : Profilierungen, Wurtzbourg, Echter, 2006, p. 54, n. 146.

7/ Ce type de communautarisme ne doit pas être confondu avec le courant philosophique des communautariens nord-américains (principalement Michael Walzer, Michael Sandel, Charles Taylor, Alasdair Maclntyre). Ceux-ci demeurent ouverts à une recherche d'universalité éthique, à la différence du «communautarisme radical» qui reste dans la particularité de la tradition chrétienne.

 

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