L’activité humaine apte à conduire son navire dans la société ne peut se réduire au travail salarié soumis au rêve d’un progrès sans limites
Au lendemain du débat entre Hamon et Valls, je lis divers commentaires qui indiquent que nous nous trouvons effectivement devant un choix de société. Ainsi Guillaume Goubert de La Croix écrit : « Les divergences fondamentales entre Benoît Hamon et Manuel Valls portent entre autres sur la place du travail dans la société de demain. Pour l’ancien ministre de l’Éducation nationale, le travail est en voie de raréfaction. C’est pourquoi il préconise la mise en place d’un revenu universel. Une solution que repousse l’ancien premier ministre en raison du coût de la mesure, mais aussi à cause du « message d’abdication » devant le fléau du chômage » (Éditorial, 27/12/2017).
Manuel Valls s’exprime comme candidat de l’amélioration des conditions de travail : « moi je suis le candidat de la feuille de paye et je ne voudrais pas que ami Benoit Hamon se retrouve à être le candidat de la feuille d’impôt ». Arnaud Montebourg s’exprime pareillement : « je suis le candidat de la société du travail et de la feuille de paie ». S'inscrivant résolument à gauche, Arnaud Montebourg a dit et redit son soutien aux travailleurs et à la « valeur travail » (19/01/2017).
Mais, qu’est-ce que le travail ? Une souffrance qui aurait ses origines dans l’instrument de torture, trepalium ? On aurait alors le sens de l’action qui fait souffrir quelqu’un, de la tâche laborieuse (labor) qui ne peut cacher la pénibilité de l’effort accompli. Bien évidemment, les partisans d’un progrès sans limites n’acceptent pas ce regard étymologique. En témoigne l’étude libre publiée sur Mediapart : l’arnaque de l’étymologie du mot « travail ».
Le sens que l’on donne au mot « travail » dépend d’un choix de société. Soit le toujours plus ; soit le mieux-être. Soit l’avantage aux techniques, aux machines qui coûtent moins cher, soit le dialogue avec l’homme qui s’exprime sur ses choix de vie.
J’ai étudié ces questions depuis les années 80 où, après avoir rédigé dans la ligne de Populorum progressio, un mémoire universitaire sur la beauté du travail, Développement sacrement de salut, j’ai, m’étant incéré dans le monde du travail, découvert Les dégâts du progrès (CFDT). Faut-il vivre pour travailler ou travailler pour vivre ? J’ai alors observé dans l’usage du travail fait par les entreprises une aliénation. D’où ma question : Faut-il encore travailler ?
Oui, si le travail est une activité apte à épanouir l’homme. Non, s’il n’est que l’occasion d’une fiche de paye. Ici, pourraient se glisser les réflexions sur le revenu de base, signe d’un choix de société.
Selon l’hebdomadaire La Vie (26 janvier 2017), « le revenu de base séduit de nombreux adeptes de la justice et de la révolution du temps libre ». C’est dans ce contexte qu’avec l’orientation donnée par des objecteurs de croissance je développe l’idée d’un mode de vie sobre imprégné d’Évangile. Toujours selon La Vie, sont pour ce revenu de Base : Benoît Hamon, Jean-Luc Bennhamias, Pierre Larrouturou, José Bové, Delphine Batho, Yannick Jadot, Cécile Duflot, et aussi Frédéric Lefebvre, Dominique de Villepin, Jean-Frédéric Poisson, Christine Boutin…
Les détracteurs du revenu de base affirment, toujours selon La Vie, que cela « renforcerait l’assistanat et maintiendrait les plus pauvres dans une dépendance humiliante. Il ferait passer le travail au second plan et précariserait un peu plus l’emploi ». Et c’est devant ce type d’affirmation, de valorisation du travail salarié – car il ne s’agit que de lui – que je me demande pourquoi, ce mode de travail rémunérateur serait le seul moyen vital. Sont contre le revenu de base : Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg, Vincent Peillon, Emmanuel Macron, François Fillon, Bruno Le Maire… exprime La Vie.
Voilà, en peu de mots exprimés deux types de sociétés diamétralement opposées. Personnellement, je choisis le mode de vie en société où le travail –salarié- n’est pas absolutisé. Le droit à la paresse de Paul Lafargue a toute son importance. En effet, la place donnée au repos est source de méditation, de contemplation, de rencontre : avoir moins de biens pour bien et mieux vivre. Avoir plus de temps pour s’épanouir.
N’est-ce pas ce que propose Vatican II dans sa constitution pastorale, l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes ?
Sur ce point, la déclaration des Pères conciliaires n’emploie pas le mot labor, pourtant employé 55 fois dans l’ensemble du document. Ce concept est, en notre temps, trop restreint à sa seule dimension d’obtention d’un gain monétaire pour avoir de quoi s’acheter, avec douleur et pénibilité, le nécessaire vital. Les rédacteurs ont, si ma mémoire ne me trahit pas, créé un nouveau mot latin (langue officielle de l’Église) : navitas. Ce concept fut forgé en pensant au marin qui, tenant le gouvernail, gouverne, oriente son navire. Mais plutôt que de chercher au fond de ma mémoire, allons directement au texte. Au numéro 35, Normes de l’activité humaine (navitas) :
1. De même qu’elle procède de l’homme, l’activité humaine lui est ordonnée. De fait, par son action, l’homme ne transforme pas seulement les choses et la société, il se parfait lui-même. Il apprend bien des choses, il développe ses facultés, il sort de lui-même et se dépasse. Cet essor, bien conduit, est d’un tout autre prix que l’accumulation possible de richesses extérieures. L’homme vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il a [60]. De même, tout ce que font les hommes pour faire régner plus de justice, une fraternité plus étendue, un ordre plus humain dans les rapports sociaux, dépasse en valeur les progrès techniques. Car ceux-ci peuvent bien fournir la base matérielle de la promotion humaine, mais ils sont tout à fait impuissants, par eux seuls, à la réaliser.
2. Voici donc la règle de l’activité humaine : qu’elle soit conforme au bien authentique de l’humanité, selon le dessein et la volonté de Dieu, et qu’elle permette à l’homme, considéré comme individu ou comme membre de la société, de s’épanouir selon la plénitude de sa vocation.
35. De humana navitate ordinanda. Humana vero navitas, sicut ex homine procedit, ita ad hominem ordinatur. Homo enim, cum operatur, non tantum res et societatem immutat, sed et seipsum perficit. Multa discit, facultates suas excolit, extra se et supra se procedit. Huiusmodi incrementum, si recte intelligatur, maioris pretii est quam externae quae colligi possunt divitiae. Magis valet homo propter id quod est quam propter id quod habet[61]. Pariter, omnia quae homines, ad maiorem iustitiam, ampliorem fraternitatem, humanioremque ordinationem in socialibus necessitudinibus obtinendam agunt, plus quam progressus technici valent. Hi enim progressus quasi materiam humanae promotioni praebere possunt, illam autem per se solos ad actum nequaquam deducunt.
Unde haec est humanae navitatis norma, quod iuxta consilium et voluntatem divinam cum genuino humani generis bono congruat, et homini individuo vel in societate posito integrae suae vocationis cultum et impletionem permittat.
L’activité humaine peut donc d’opposer à l’activité économique et réciproquement. D’où la question : quel est le choix de société mis en place dans les campagnes électorales ?
Au Numéro 67-3 de Gaudium et Spes nous lisons :
« Comme l’activité économique est le plus souvent le fruit du travail associé des hommes, il est injuste et inhumain de l’organiser et de l’ordonner au détriment de quelque travailleur que ce soit. Or il est trop courant, même de nos jours, que ceux qui travaillent soient en quelque sorte asservis à leurs propres œuvres ; ce que de soi-disant lois économiques ne justifient en aucune façon. Il importe donc d’adapter tout le processus du travail productif aux besoins de la personne et aux modalités de son existence, en particulier de la vie du foyer (surtout en ce qui concerne les mères de famille), en tenant toujours compte du sexe et de l’âge. Les travailleurs doivent aussi avoir la possibilité de développer leurs qualités et leur personnalité dans l’exercice même de leur travail. Tout en y appliquant leur temps et leurs forces d’une manière consciencieuse, que tous jouissent par ailleurs d’un temps de repos et de loisir suffisant qui leur permette aussi d’entretenir une vie familiale, culturelle, sociale et religieuse. Bien plus, ils doivent avoir la possibilité de déployer librement des facultés et des capacités qu’ils ont peut-être peu l’occasion d’exercer dans leur travail professionnel ».
Ce texte date sans aucun doute. Les conditions de travail pour un salaire ne sont plus les mêmes. La place de la mère de famille au foyer s’est modifiée. N’empêche que ce paragraphe souligne fondamentalement l’importance que devrait avoir dans toute vie humaine, l’indispensable activité (navitas). Celle-ci ne se réduit pas à l’obtention d’une fiche de paie ou de paye. L’activité humaine, le travail est également le repos, la construction de soi, d’autrui ; la rencontre, la contemplation. Il fallait bien pour en parler clairement dans une société dominée par le matérialisme industriel, inventer un nouveau mot. Dommage qu’il soit en latin. Navitas dit beaucoup plus qu’activité. Quel mot français créer ?