Le chez-soi, c’est le pays modeste, le quartier où l’on tutoie l’artisan, le garagiste, le postier puisque l’on a été jadis à la même école
Il m’est arrivé de lire les récits-témoignages d’écrivains qui mettent en valeur l’importance du lieu de vie, du cadre dans lequel toute existence se développe. Cela m’a fait réfléchir sur l’habitat occupé pendant les années passées et sur celui que j’occupe depuis maintenant deux semaines. J’ai déjà exprimé combien l’espace urbain marque les mentalités. Ayant quitté les pentes de la Croix-rousse, j’expérimente maintenant que l’impact de l’environnement m’imprègne plus que je ne le pensais. Trottoirs trop larges, routes trop vastes, immeubles trop lointains, végétation écrasée par le bâti…
Je pense avoir toujours bénéficié de domiciles ne posant aucun problème majeur. Je veux parler ici principalement des chambres à coucher qui donnent sur une rue à forte circulation d’automobiles. C’est pour moi l’horreur absolue. Pendant tout mon séminaire à Rome, au milieu de la citée historique, me fut allouée une pièce donnant sur la cour intérieure. Le calme n’était pas absolu, mais les nuisances des voitures vraiment étouffées. Sur les pentes de la Croix-Rousse, bâtiment Saint-Polycarpe dans le premier arrondissement, je me trouvais encore loin des nuisances sonores des moteurs même si, régulièrement les fins de semaines, des voix humaines nocturnes déambulant dans l’escalier du passage Mermet, interrompaient mon sommeil. Cela demeurait moins pénible que les continuels vrombissements automobiles.
En fait, je n’ai jamais vraiment eu à choisir l’appartement que l’on me proposait. Mais, il s’est trouvé que j’ai globalement eu de la chance ayant découvert les moyens de m’adapter à l’espace offert. Fenêtre donnant sur cour intérieure ou dans un passage sans voiture. Le plus important demeurant que le lieu de vie soit proche du lieu ordinaire d’action.
Souvent, j’ai bénéficié de vastes surfaces possédant suffisamment de placards ce qui m’évita l’achat et le déménagement de meubles encombrants. Le vœu de pauvreté entrant en ligne de compte, je n’ai, me semble-t-il, jamais exprimé d’exigences, sinon celle de peindre en blanc l’ensemble des surfaces habitées. Il me fallait donner à mon environnement un style sobre et dépouillé. Je le voulais marqué de pauvreté. Pourtant, si j’écoute la remarque que fit un jour au Creusot un jeune : on se croirait chez les riches, pauvreté et simplicité n’étaient pas au rendez-vous. Ce jeune creusotin parlait d’un garage que j’avais aménagé avec son aide en salle de réunion, plaquant à la main du plâtre blanc sur les murs.
Quittant le premier arrondissement (fin août 2014), j’ai exprimé le désir d’avoir un logement qui soit de type « ermitage » avec jardin. Il y a des presbytères de ce type dans les arrondissements périphériques de l’agglomération lyonnaise. J’en ai déjà parlé.
Ma méditation porte alors sur le questionnement du bien fondé de cette exigence. Vivre en ermite, même au milieu d’une ville, est-ce vraiment compatible avec l’engagement passé de se mettre à la suite du Christ, d’être un disciple-missionaire ?
Les textes des écrivains que j’ai lu m’inciteraient plutôt à ne pas perdre la perspective de l’orientation souhaitée par « l’ermite ». Est-ce légitime ? Au demeurant, des textes agréables à lire tant cela est bien écrit et avec grande originalité.
Ainsi, Christian Bobin alimente mon désir d’environnement végétal dont j’étais vraiment privé sur les pentes de la Croix-rousse : « Les feuilles des tilleuls, avec leurs faces extérieurs d’un vert frais comme du lait, leurs faces intérieures d’un vert pâle, presque blanc comme les joues d’un enfant anémié, et les clochettes vieil or de leurs fleurs, ressemblent à des lampes attachées à un fil et ondulant sous le vent, éclairant les mystères du plein jour » (Ressusciter, p. 19).
Jean-Paul Kauffmann, venant d’acheter une maison en pleine nature landaise, le lieu de sa reconstruction après ses longes années d’otage au Liban : « Les acacias sont en fleur. L’odeur langoureuse des longues grappes pendantes attire des nuées d’abeilles. Une rumeur s’est installée autour de la maison » (La maison du retour, p. 149).
C’est à Jean-Claude Guillebaud que je dois la structuration de ma pensée. « Nous avons peur de devenir des “hommes flottants”, sans racines, sans maison, sans identité véritable, mais n’osons pas avouer cela. Nous préférons chanter à l’unisson les vertus de l’errance, du voyage, du nomadisme. De tous côtés, on nous y invite. Le mondial et le global sont devenus les nouvelles Tables de la Loi, le grand dessein du siècle qui commence » (Je n’ai plus peur). Et encore : « Le chez-soi, c’est le pays modeste, le quartier, le village où l’on tutoie l’artisan, le garagiste ou le postier puisque l’on a été jadis sur les bancs de la même école. Être chez soi, c’est savoir à quelle date fleurissent les lilas, arrivent le huppes ou le coucou, poussent les premières jonquilles » (p. 94).
Alors je pense à Roger, prêtre que j’estime grandement, qui au moment de prendre sa retraite autour de 75 ans a choisi de revenir vivre dans l’appartement de sa naissance ; son chez lui.
Les idées que l’on entretient, le mode de vie que l’on se donne, que l’on s’est forgé ne peuvent que s’accompagner d’un environnement architectural qui y corresponde. N’est-ce pas dans ce cas que l’on pourra dire : ici je me sens bien. Je suis vraiment chez moi. Ce lieu, c’est vraiment moi.
Je dois préciser ma pensée. Je le ferais en parlant de la célébration eucharistique que je suis appelé à présider en tant que presbytre (presbyteros, ancien, prêtre). La célébration eucharistique, que l’on appelle à tord la messe, ne se conçoit qu’au sein d’une assemblés de fidèles du Christ. Je vis l’Eglise comme une assemblée de frères et de sœurs marqués par un même baptême. Ensemble nous travaillons à rejoindre la divine perfection. Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mat. 5, 48). Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux (Mat. 15, 20). La place du serviteur du mystère eucharistique est d’être au milieu des fidèles, pas au-dessus d’eux, ni en face. Différent certes, mais avec. Cela peut se marquer par les vêtements liturgiques. Le plan circulaire des espaces religieux, plan centré des églises, me convient admirablement. Je l’ai mis en place, avec plus ou moins de succès, dès 1971, année de mon entrée dans la vie active. Actuellement, je me sens complètement incapable de célébrer l’eucharistie dans un contexte spatial de frontalité, le vide du sanctuaire face à une foule de fidèles alignés les uns derrières les autres comme dans une salle de spectacle. Ce que j’expérimente en ce lieu de vie me prouve l’importance de l’environnement spatial sur le concret de l’existence.
Bref, cela me paraît bizarre d’écrire cela. C’est la première fois que j’en prends conscience alors que je viens de changer de lieu de vie. Devrai-je, selon les mots de Guillebaud, « planter là ma vie, comme on le dirait d’un arbre » afin de la terminer en cette terre ?
L’ermitage qui est mien maintenant, pour un temps, s’avère largement urbain où les trottoirs sont tellement larges que rencontrer quelqu’un semble devenir un exploit. Ermitage de vie inévitablement urbaine.