On est confronté à l'affaiblissement de la capacité de la société à se transformer elle-même par l'action politique
source de la photo : La Croix
Je n’ai pas lu les ouvrages de Myriam Revault d’Allonnes et je n’avais aucune connaissance de cette philosophe avant de lire l’entretien dans La Croix du lundi 9 novembre 2015 avec Bernard Gorce. Peu de temps après cette lecture je participais au Conseil d’administration du groupe Chrétiens et pic de pétrole. CPP est d’abord un lieu de réflexion qui par ses colloques et laboratoires tente de donner à chaque participant les outils d’une prise de position dans la société. En effet, l’intelligence des situations que nous vivons, la compréhension des crises que nous subissons permettent d’une part de mieux comprendre le réel et d’autre part de discerner où s’engager et comment. Les arguments que nous développons, par exemple dans le laboratoire de cette année à la salle du Prado, doivent aussi aider à durer dans un engagement Politique. « P » majuscule pour marquer une distance d’avec le (les) parti(s) politique(s) tout en sachant que cette réalité partisane est concrètement inévitable pour se faire entendre des gouvernements en place et des citoyens. Il s’agit alors, sans perdre ce à quoi l’on croit de fondamental, de découvrir les concessions utiles et susceptibles de nourrir dans le long terme une action conduite avec le plus grand nombre possible de citoyens.
La similitude des propos que nous échangions avec ceux de cette dame m’a donné envie de les mettre en ce lieu comme si je voulais avec tous les lecteurs d’En manque d’Église, prolonger l’échange de CPP. Je dois également dire que tout cela rejoint également les échanges de la Commission Urgence Migrants. Raison de plus pour partager ma découverte.
Myriam Revault d’Allonnes est philosophe, professeur des universités à l’École pratique des hautes études et à l’Institut d’études politiques de Paris. Depuis plusieurs années, elle travaille à une intelligence du «contemporain», terme qu’elle préfère à d’autres – comme hypermodernité, ultramodernité ou postmodernité – pour qualifier le temps présent. Dans une réflexion sur la crise elle dit : « Nous devons retrouver un esprit d’initiative, une inventivité. C’est particulièrement vrai dans le domaine politique. La politique est devenue réactive, elle réagit au coup par coup aux événements, dans une forme de passivité. Nous ne devons pourtant pas céder au pessimisme. Dans les années 1950, au lendemain de la découverte du système totalitaire, dans une période de grande désolation, Hannah Arendt a pu écrire que, même si nous avons perdu tous les repères qui nous permettaient de juger, de comprendre la réalité, nous n’avons pas pour autant perdu notre capacité de juger. La faculté humaine de juger, d’agir, de commencer n’est pas atteinte. Si nous avons pu le croire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pourquoi en douter aujourd’hui ? » Ce sont des propos auquel j’adhère totalement et il me semble que le petit groupe qui forme CPP partage également cet avis. Si tel n’est pas le cas, j’invite au débat.
Venons-en à l’article découvert hier ; le voici :
Régionales 2015. La grande peur du FN
Philosophe, professeur à l'École pratique des hautes
La philosophe (1) décrypte le ressort de la crise qui nourrit la montée du vote pour le Front national. Pour elle, les partis de gouvernement ne sont pas à la hauteur pour aider les citoyens à se projeter dans un avenir incertain, qui fait peur.
Au-delà du mécontentement face à la situation économique, la montée du vote d'extrême droite n'exprime-t-elle pas un besoin de valeurs face au désordre libéral ?
Myriam Revault d'Allonnes : Plusieurs problèmes se conjuguent lorsqu'on tente de répondre à cette question. Le premier, structurel, concerne l'indétermination propre à la démocratie moderne qui se caractérise, comme l'a montré Claude Lefort, par la « dissolution des repères de la certitude ». Le pouvoir démocratique, parce qu'il n'est ancré dans aucun fondement naturel ou transcendant, est investi en permanence par le débat sur le légitime et l'illégitime, le juste et l'injuste. Il est voué non seulement à accueillir le conflit, mais à l'institutionnaliser. Le débat sur les choix et les valeurs y est permanent. Cette indétermination structurelle de la démocratie moderne a toujours facilité les tentations de figer un certain nombre d'entités (la famille, l'autorité, la nation…) alors qu'elles sont sujettes à évolution. Mais aujourd'hui, les nouvelles situations d'incertitude (insécurité croissante, difficulté à résoudre les conflits sociaux, perte d'exemplarité des hommes politiques…) ont provoqué un ressenti d'impuissance de la part d'une population désemparée et vulnérable, d'où la recherche de certaines valeurs susceptibles de colmater la peur et l'angoisse. Dans ces situations, le retour au passé, à la tradition, est toujours une tentation alors qu'il s'agit de penser le présent.
La question identitaire, le thème de « l'insécurité culturelle » dominent les débats. Est-ce que cela peut aller jusqu'à l'emporter sur les préoccupations traditionnelles des électeurs?
M. R. d'A. : Je ne pense pas que ces questions l'emportent sur la lutte contre le chômage ou la préservation du système social. Le discours du FN combine en fait ces deux axes de manière assez retorse : comme si la solution aux problèmes économiques, sociaux et sociétaux résidait dans la fermeture des frontières ou l'arrêt de l'immigration. Le thème de « l'insécurité culturelle », mis aujourd'hui à toutes les sauces est une manifestation de la décomposition du lien social. Il est avant tout un sentiment inséparable de l'insécurité sociale, de la précarisation du travail, du ralentissement de l'ascenseur social, des difficultés du système éducatif, de la fin des grands récits qui organisaient les idéologies politiques et donnaient de la cohérence aux croyances collectives. L'expression recouvre certainement un malaise qu'il convient d'analyser sans tomber ni dans la hantise fantasmatique – qu'il existe une communauté étrangère ou minoritaire menaçant la sécurité culturelle d'un corps soi-disant unifié –, ni dans le déni vertueux des problèmes liés à une crise des repères, au sentiment d'un avenir incertain et immaîtrisable. C'est une expression évidente de l'anxiété généralisée qui habite la société.
Si les populistes attisent la peur de l'autre, les partis de gouvernement n'ont-ils pas déserté le champ de la réflexion?
M. R. d'A. : Il faut distinguer entre la réalité des problèmes à affronter et l'instrumentalisation qui en est faite par les populistes : ces derniers s'adressent toujours à l'émotivité plus qu'à la réflexion, à l'immédiateté plus qu'à la distance requise par le jugement. Il est logique qu'ils s'adressent au ressenti de populations désemparées et vulnérables, confrontées à des forces qu'elles ne comprennent ni ne contrôlent. Quant aux grandes formations traditionnelles – qui ne rechignent pas non plus à exploiter les peurs –, elles se contentent de réagir dans le court terme aux pressions extérieures. Le souci de la réaction « en temps réel » l'emporte sur la réflexion à plus long terme: travailler avec les intellectuels, s'appuyer sur les think tanks, engager des débats de fond avec les citoyens… On est confronté à l'affaiblissement de la capacité de la société à se transformer elle-même par l'action politique. L'atmosphère générale est à la défiance, voire l'aversion à l'égard de la politique. Le FN joue ainsi de sa prétention à l'« anti-système » alors qu'en réalité il mobilise des thèmes rebattus.
Les Français sont particulièrement pessimistes sur leur avenir collectif. Comment redonner confiance dans le vivre-ensemble, le dialogue, la gestion de nos désaccords ?
M. R. d'A. : C'est très difficile, mais sans doute faut-il envisager une autre appréhension de l'incertitude quant au futur. Le schéma qui prévaut aujourd'hui est celui d'un avenir infigurable et indéterminé et cela affecte à la fois le regard que la société porte sur son destin collectif et les représentations que les individus se font de l'orientation de leur existence. Est-il possible de faire du caractère indéterminé de l'avenir un potentiel, un espoir qui laisserait du champ libre à l'action ? C'est une exigence vitale pour une société de penser son orientation, mais cela n'implique pas que celle-ci soit dessinée à l'avance. La montée des incertitudes (insécurité sociale, mondialisation, capitalisme financier, flexibilité, épuisement des modes traditionnels d'action politique) exige une réorientation du regard et nécessite de réinventer de nouveaux modes de penser et d'agir.
(1) Auteur en autres de La Crise sans fin (Seuil, 2012) et Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie (Seuil, 2010).