La sensibilité chrétienne des mécènes est-elle disposée à la traduction plastique de son Message dans un vocabulaire contemporain ?
Je donne à lire dans cette page le principal d’un exposé que Pascal Marin de la revue Théophilyon m’a demandé de prononcer pour présenter le numéro XX – 2 (2015) : le corps à l’œuvre.
Comment représenter le corps ?
Sans suivre les cheminements de l’histoire de l’art, je souhaite montrer quelques images qui témoignent de la diversité des perceptions. Le corps de l’académisme esthétique n’a rien de durable. Regardons ces reproductions et notons les libres expressions :
National Archaeological Museum, Athens ‘Marathon Boy,’ from the Bay of Marathon, dated by style to the fourth century BC
Crucifix de Michel-Ange, 1492, Bois peint et étoupe durcie, 142 × 35 cm, Basilique Santo Spirito (Florence)
Cette miniature représente le texte du premier évangile, celui de Marc, qui s’ouvre sur la généalogie de Jésus dans une croix qui occupe toute la hauteur et toute la largeur de la miniature. Elle renvoie à la mort rédemptrice du fils de l’homme. Le centre de la croix forme un médaillon qui représente peut-être la sphère cosmique prolongée par des lobes en forme de cloche. Les motifs celtes et irlandais apparaissent très clairement dans ce décor.
Voici des exemples du premier symbolisme. Les angelos et les poissons, signe des premiers chrétiens, icitus qui changent de milieu, entrent dans l'Eglise grâce à l'unique ICTUS. Puis, le Christ empereur du monde.
Je souhaite maintenant dire quelque chose sur le mot Actuel .
Pourquoi j’aime employer ce mot.
Actuel
La Parole de Dieu peut-elle être autre qu'actuelle ? Aucun théologien n'oserait affirmer que Dieu est absent au moment même où il parle et agit pour le bénéfice de toute l'humanité. Le Créateur de l'univers n'a pas été actif au moment de la naissance du monde pour l'oublier par la suite. S'il n'était pas une présence agissante, bienveillante en permanence, rien n'existerait.
Dieu est présent partout et toujours, avons-nous appris au catéchisme. Dans son éternité, il est éminemment présent au quotidien de chacun. Présent fut le thème de la biennale de 2004.
Tenant compte de cette actualité d'un Dieu qui parle aux hommes, mettant en avant la présence du Christ qui assume intégralement la condition humaine pour annoncer la Bonne Nouvelle, les apôtres de toutes les époques ont traduit en langues diverses le Message pour se faire comprendre de leurs contemporains. Ils ont exprimé la pensée de Dieu qui ne cesse jamais d'être actuelle, nouvelle pour les hommes, en des mots propres aux cultures humaines. Araméens, Arméniens, Coptes, Grecs, Latins, Celtes, Arabes... entendent dans leur propre dialecte les explications concernant la Résurrection.
Avec ce souci de coller au présent, les exégètes retraduisent la Bible environ tous les 20 ou 40 ans pour bien correspondre au sens contemporain des mots. Oui, la Parole de Dieu est bien comprise dans son actualité ! Les choix plastiques, esthétiques qui mettent en forme la Révélation chrétienne s'accordent également à ce besoin de ne faire qu'un avec la culture de l'époque concernée.
Sorti des catacombes, où l'art chrétien s'est fait symboliste, il devient réaliste, impérial selon les goûts de la cour de Constantinople. En Égypte, loin d'Alexandrie, dans la vallée du Nil, il s'éloigne volontairement de l'influence du pouvoir central et colonial pour revêtir les formes quelque peu naïves qu'aiment les paysans coptes. Wisigoths, Ibères, Byzantins, Carolingiens, tous marquèrent de leur culture et de leur sensibilité l'expression artistique choisie pour traduire Dieu en image. Chaque siècle imprime sa marque si bien que nous pouvons parler de l'art chrétien roman, gothique... baroque, classique, etc.
Bref, tout ce que je viens de dire n'est que banale évidence. Un seul mot aurait pu suffire pour signifier la traduction toujours actuelle afin d'actualiser le Message Universel. L'art chrétien, spirituel, n'est que contemporain.
Pourquoi, alors, insister de la sorte ?
Je pense que, aujourd'hui, plus que dans les siècles précédents, la sensibilité chrétienne n'est pas vraiment disposée à la traduction plastique de son message selon un vocabulaire esthétique actuel. Les efforts de modernité accomplis au niveau de la langue parlée et écrite ne se retrouvent pas dans ce qui est visuel.
Pour vous apporter des preuves de ce que je ressens, suivons deux types de visiteurs de la troisième Biennale d'Art Sacré Contemporain que je qualifierai de "trop" catholiques et qui, par certains côtés, semblent rejoindre la mentalité athée laïque qui, dans une volonté de rencontrer l'homme laïc pur, nie toute dimension spirituelle. Ses partisans disent en substance : "Je suis vraiment dépité par cette biennale car ce que vous exposez ne correspond pas à l'art religieux". "Il n'y a rien de spécifique".
Suivons le premier type.
Il s'attend à trouver le figuratif qu'il aime. Il va admirer avec bonheur, par exemple, la pietà de Jean-Constant Demaison tout en disant que cette image est propice à sa prière. N'est-ce pas, pourtant, une image de la mort, de l'anéantissement après une longue souffrance ?
Comme la déposition de Croix de Christian Oddoux qui ne parle que de l'humanité défigurée, déstructurée, écartelée, éclatée ! Certes, cette installation sculptée n'est pas l'image du Fils de Dieu crucifié. Mais n'y a-t-il pas une ressemblance entre le sort subi par Jésus et l'homme torturé par les nombreuses inhumanités subies? : Rwanda, Soudan, Palestine, enfance maltraitée, prisonniers d'opinions, etc. ...
Pourquoi cette expression plastique contemporaine, qui dérange autant dans sa nouveauté que dans son expression, ne ferait-elle pas plus prier qu'une "Pietà" désormais familière parce que déjà vue ? Une descente aux enfers, dont la crucifixion est le prélude, ne peut que bouleverser, interroger quelle que soit l'époque de sa conception artistique. En ce sens, une "Passion" contemporaine, effrayante dans les inhumanités qu'elle représente, mérite autant d'exister qu'un tympan roman multipliant les scènes de diables conduisant les gens dans les affres de l'enfer. Si ces images romanes n'interrogent plus aujourd'hui, c'est qu'elles sont usées à force d'avoir été vues. Il est donc bon de les remplacer par d'autres qui, contemporaines, nous touchent davantage. Seul le nouveau, le moderne est apte à provoquer une plus grande interrogation, donc un appel plus fort au changement. L'œuvre ainsi perçue dans sa profonde dimension de provocation fera alors prier pour que l'interrogation perçue prenne corps dans un désir de transformation, dans un appel fort au changement.
Le deuxième type de visiteurs que j'ai eu l'occasion de rencontrer pendant cette troisième Biennale d'Art Sacré Contemporain se caractérise par son besoin de trouver dans le sacré le liturgique. Je pense que, comme pour le premier type, celui-ci se sent plus à l'aise devant des images reconnaissables que devant une expression totalement nouvelle. La création innovante semble ne pas l'intéresser parce qu'il veut faire référence à un usage cultuel qui doit s'appuyer sur la tradition, la transmission du message révélé par le Christ. Il se comporte comme s'il y avait des critères absolus en matière d'expression plastique du mystère chrétien.
Une typologie iconographique s'étant imposée à un moment déterminé de l'histoire de l'art, on a tendance, selon ce type, à dire que l'art sacré doit se conformer à des normes traditionnelles. La création artistique n'est permise que s'il y a un rapport évident avec ce qu'on a l'habitude de voir dans le domaine du culte liturgique. Autrement dit loin d'être universel, l'art apprécié sera celui qui se plie au culte. L'art sacré se voit donc confisqué par les seuls initiés. Et le visiteur relevant de cette typologie peut déclarer qu'il n'y a, dans la 3ème biennale, rien de spécifiquement sacré parce que la plupart des œuvres exposées sont trop nettement éloignées du dogme chrétien.
Ne trouvant le sacré que dans le religieux liturgique, cette tendance enferme la Révélation dans une pratique prédéterminée et éloigne dramatiquement de l'universel. La traduction artistique du message évangélique s'adressant à tous, c'est dans toute forme d'art, y compris des plus modernes, qu'il doit se traduire. Un chrétien ne devrait jamais dire : "c'est trop moderne". Limiter l'art sacré au seul usage liturgique contredit l'universel amour divin.
Sans que je le précise, vous devinez, quel est le troisième type de visiteurs.
Concluons en écrivant qu'il convient de traduire dans tous les styles ce que les hommes ressentent du mystère divin. Ce qui compte, ce n'est pas ce qui se rapporte à une habitude, mais ce qui parle aux visiteurs. Quand ceux-ci sont familiers du langage abstrait, conceptuel, minimaliste, expressionniste, figuratif ... contemporain, c'est dans ce mode d'expression qu'il convient de s'adresser à eux. L'Église, en la supposant commanditaire, se doit de mettre en avant ce mode d'expression pour transmettre son message et dévoiler les élans spirituels vécus par les artistes qui s'accordent avec son évangile.
Il reste néanmoins vrai que, même en dehors de l'Église, l'art contemporain n'obtient pas facilement, l'adhésion des foules. Est-ce à cause de certaines aberrations que l'on voit parfois sous le vocable "art contemporain" ? Je n’aborde pas ce point.
En quête de corps glorieux
Selon certains artistes, l’abstraction, ou la non-figuration serait ce qui conviendrait le mieux pour signifier Dieu. Par exemple, pour donner à sentir Dieu, André Gence, peintre et prêtre de la Mission de France, a choisi d’orienter sa peinture vers l’abstraction. C’était dans les années 60 et à partir de ces années.
Actuellement, les jeunes artistes reprennent corps avec la figuration.
Voici l’exemple de StepK, Stéphane Richard. Ses peintures, certes, toutes dramatiques, offrent une espérance.
Les corps de Marie et du Christ sont malmenés, mais non anéantis.Au cours de l’entretien que j’ai eu avec StepK pour la 9ème BASA, il m’a dit entre autres :
« Pour moi, être fragile en 2013, c’est quelque chose qui peut disparaître. On est entre la vie et la mort. On est dans le fait de survivre et mes œuvres, par exemple cette pietà, montrent cela. Je souligne le fait d’être entouré. On a un grand besoin actuellement, c’est de ne pas être tout seul. Cette image, au-delà de la relation mère-fils, montre la relation universelle très forte entre deux personnes. Ce corps est parti et, malgré tout, il y a quelqu’un à son chevet… La peinture que je fais peut autant être sacrée que profane. Je suis agnostique, je suis le cul entre deux chaises. Je peux être autant athée que croyant ou qu’agnostique. Il y a ces trois états en moi qu’on retrouve dans ma peinture. Je pense que, même si on est le plus fervent, il y a des moments où l’on peut détester sa foi ; refuser aussi ce qui nous tient vraiment à cœur. Je suis humain ; je considère que ma peinture est le reflet de ces trois états. Par ailleurs, ma peinture est biblique, mais elle est également sociale. C’est-à-dire qu’à travers le message religieux j’y mets aussi quelque chose de social ».
Discrète présence du divin
Le corps nu du Christ, entouré des siens, demeure l’approche la plus intense qu’aiment aborder les peintres. Humanité et divinité se rencontrent avec grande humilité. Il n’y a pas le triomphe de la Résurrection. Ou, si la gloire est représentée, elle le sera sans triomphalisme, toujours en gardant un lien avec la déchéance du supplice de la crucifixion lequel, laisse, du reste, entrevoir une lumineuse issue possible. Aux contemporains, Dieu ne se dit pas dans le triomphe d’une victoire indéniable. Il se laisse entrevoir.
Je reprends le registre des pietà en évoquant l’œuvre d’Evaristo, « un expressionnisme singulier » où l’on sent toute la détresse des réfugiés politiques espagnols. A la 4ème biennale d’art sacré actuel, en 2002, intitulée « Présent », plusieurs de ses toiles furent montrées dont une Pietà. La Mère est présente au Fils alors que le Père se manifeste dans la lumière jaillissant entre les deux têtes. Voici ce que nous en disions dans le catalogue :
« Son grand-père maternel, bachelier, instruit, acteur de théâtre et profondément pieux, l'introduit dans la foi. Une croyance qu'Evaristo délie de tout dogmatisme et qui l'escorte, simplement, dans son incessante quête de la compréhension humaine. “L'homme n'est pas bon. Ce qui justifie l'existence de Dieu”. Rongé par de cruelles désillusions qui ont longtemps bâillonné un humanisme pourtant si convoité Evaristo attend tout et rien de son espèce. Il l'a vue ignorer, abdiquer, abandonner, tuer, humilier, trahir. Tout ce dont la terre, loyale, est incapable. Alors Dieu, comme son œuvre, entretient modestement son timide espoir en l'homme absous…
Au-delà de la nuit où nous pourrions succomber dans le désespoir, un message nous est transmis. Quête inlassable de la vie, recherche systématique du dialogue avec le destin : le sens du sacré est toujours présent, latent et telle une idée directrice, il donne à l’œuvre toute son orientation.
Evaristo demeure le survivant d'une tradition qui restitue à l'homme sa dignité et sa conscience. Il veut l'arracher à sa condition en éclairant au-delà des profondeurs son espace spirituel. Et c'est pourquoi son œuvre, si elle est le spectacle de la misère, de l'angoisse et de la mort, est aussi et avant tout un univers de miséricorde et d'espoir »
Liturgie du vendredi saint à Saint-Polycarpe, Lyon, 2011- 2014
L’art sacré contemporain dans le culte. Corps spirituel.
Le style artistique d’Evaristo trouverait-il sa place dans l’espace liturgique ? Personnellement, je le pense. Et je ne peux que témoigner de l’intérêt qu’il y a à montrer, en très bonne place, l’une ou l’autre des créations artistiques qui sont en elles-mêmes une homélie. Commenter l’Évangile en regardant ces traductions plastiques est une chance de sûrement s’adresser à nos contemporains. Je pense très précisément à mes homélies quand elles prennent support, en plus de la Parole révélée, une création artistique actuelle.
Je pense ainsi à l’Office de la Passion et des Ténèbres du Vendredi-Saint où donner à voir renforce l’écoute de ce qui est entendu.
Pense-t-on que certaines œuvres contemporaines ne peuvent avoir leur place à l’intérieur du culte eucharistique ? Mais regardons les XIe et XIIe siècles, les sommets de l’art roman. Parvis des églises-cathédrales, cloîtres des monastères offrent aux visiteurs, foules d’images plus destinées au changement de modes de vie, à la conversion violente, qu’à la douce prière. Certes, ces « fantaisies grotesques » ne plaisaient pas au moine Bernard de Clervaux. N’empêche qu’elles s’adressaient avec clarté aux personnes de cette époque qui demeuraient hors Église (Assemblée).
Transcendance. Selon ma perception, l’art commence à être sacré quand il invite à une sortie de soi-même apte à rejoindre le don de Celui qui apporte la Vie. Cette élévation tout intérieure peut se vivre hors de l’acte liturgique, sur un parvis d’église, mais aussi dans un espace de vie domestique ou dans le cadre d’une exposition. Il a également sa place dans un culte priant.
En bref, pour que le corps actuel, contemporain entre dans le domaine du sacré, il ne faut pas qu’il s’impose dogmatiquement, mais qu’il garde contact avec les humiliations subies dans et par l’humanité.
Dans l’actuel monde, pour que le contemporain, majoritairement hors Église, se sente invité, le corps glorieux, spirituel, ressuscité ne peut marteler notre sensibilité en injectant des traits lumineux qui jailliraient directement du cœur de Jésus. Nous sortons des ténèbres, en recevant une aurore nouvelle qui nous parvient d’un souffle de feu vivifiant, lit-on dans Le Souffle de Vie, de Christophe Miralles.