Soit persévérer dans la politique du chacun pour soi, soit mettre en œuvre une stratégie universelle de solidarité et de partage
Pour me rendre à l’association Résurgence(s) –anciennement Confluences-, je passe devant une sorte de grande boite, une bibliothèque ouverte à tous, une caisse d’échange de biens personnels.
« Si vous avez besoin de quelque chose qui se trouve ici, n’hésitez pas ; prenez-le, puis faites-en bon usage. »
et …
« Si vous avez chez vous un objet dont vous n’avez plus l’usage, déposez-le ici pour qui aurait envie (besoin) de le prendre ».
Telle est la vocation de cette boîte à échange.
C’est ainsi que j’ai déposé et pris des livres.
Je pense à vous dire cela pour vous parler du roman d’Alain Bosser que j’ai trouvé dans cette grande boite. L’ayant feuilleté, je me suis senti dans l’obligation de le lire en entier. Donc je l’ai emmené chez moi. J’en avais besoin.
Mais qui est Alain Bosser ? Je n’ai rien trouvé à son propos sur internet. Et l’éditeur de cet ouvrage m’était complètement inconnu. Maison d’édition alternative, Edilivre publie gratuitement au format papier et numérique.
Découvrant cela je me suis dit que cet auteur inconnu a bien fait d’utiliser ce média. Avec une classique maison d’édition, il n’aurait rien publié et je ne l’aurai pas, fortuitement, rencontré. Alors, je remercie celui qui a déposé le roman (mais, est-ce bien en roman ?) dans la boite à échange.
En effet, sous une forme plaisante, Alain Bosser (est-ce un pseudo ?) brosse la vie de tous les jours de beaucoup d’entre nous. Les grandes questions politiques, sociétales sont évoquées de telle sorte que l’on se retrouve devant une page d’histoire, notre histoire. Je désire donc vous en donner quelques-unes à lire.
En quatrième de couverture :
« Acteur et témoin de l'évolution politique et sociale des cinq dernières décennies, Alain Bosser se consacre désormais aux nombreux projets d'écriture entrepris au cours d'une carrière professionnelle absorbante. Avec une conviction : la fiction romanesque doit être solidement ancrée dans l'expérience historique.
Et pendant que la plupart des ho mmes souffrent et se résignent, certains se laissent bercer par le chant mortifère des sirènes de l’argent et du pouvoir. Les cauchemars d’Alice s’ajoutent à ceux des opprimés, le vieil homme s’amuse avec ses millions et le narrateur se désespère de la misère du monde, avant de découvrir que le bonheur est une entreprise fragile qui, comme la révolution, peut dévorer ses enfants… »
Et au hasard :
Ce soir-là, nous parlâmes longuement. Le vieil homme en avait manifestement besoin. « J'ai commencé à passer en revue ma vie passée. Je n'ai pas éprouvé une seule fois l'envie de remettre l'ouvrage sur le métier. On a en permanence essayé de nous convaincre du contraire. « Ah, avoir à nouveau vingt ans ! ou trente ! ou quarante ! Et savoir ce que je sais ! » Pour quoi faire ? Bien sûr, j'ai comme tout le monde des remords et des regrets et, s'il était possible de revenir en arrière, je ferais sans doute certaines choses différemment. Au risque de faire pire ! De là à vouloir tout recommencer, jamais ! Et je suis heureux qu'il en soit ainsi. Ne pas vouloir revivre le passé aide à accepter l'idée qu'on va mourir un jour. À plusieurs reprises dans ma vie, j'ai souhaité être plus vieux de quelques jours, de quelques semaines, voire de quelques années (ça, c'est quand j'étais ado et qu'il me tardait de pouvoir poser mes mains sur le corps des femmes !). Jamais l'inverse. Aujourd'hui, je ne souhaite plus accélérer le passage du temps. L'horizon de mon existence est devenu beaucoup trop proche et mon taux d'actualisation, comme disent les financiers, a terriblement augmenté. Je sens physiquement que mes jours sont désormais comptés et que je dois en faire le meilleur usage possible. Par exemple en essayant de comprendre ce qui m'a jusqu'à présent échappé afin de mourir moins con. Si toutefois, ça a encore la moindre importance ! ».
Le téléphone du vieil homme sonna. « Je suppose que vous êtes ensemble. Explique à ton ami qu'il a encore oublié de mettre son mobile à charger. Vous faites quoi ? Naomi est-elle avec vous ? Préparez-moi un verre, je suis là dans cinq minutes ! ». Et Alice raccrocha.
Alice et Naomi arrivèrent presqu'en même temps et s'écroulèrent dans les fauteuils avec des soupirs d'aise. « Vous en faites une tête ! Voilà à quoi on s'expose quand on essaie de refaire le monde tout seul. À ce propos, j'ai encore réfléchi. Demain, je tiens salon et c'est Naomi que nous écouterons avant de lui poser des questions et d'échanger quelques commentaires intelligents si nous en sommes capables ! Mais par la suite, je souhaiterais élargir la discussion à d'autres sujets, librement choisis, d'actualité ou non et inviter des personnes extérieures proches à y participer, afin de ne pas risquer de tourner en rond et de nous scléroser. On pourrait faire ça le premier dimanche de chaque mois. Ça ne remplacera pas les leçons de littérature de Naomi, ça viendra en plus. Et si ça n'intéresse personne, on essaiera autre chose. Voyez comme je suis conciliante et prête à vous écouter. Pas d'objection ? Adopté ! J'espère que vous avez lu votre livre, sinon Naomi et moi nous allons devoir dîner sans vous pendant que vous travaillerez ».
p. 259
Quelle misère ! On est morts ou guère mieux. Personne ne veut plus vivre ici. Il y a quelques années, il suffisait de baptiser « fermette dans son jus » n'importe quelle bicoque en ruine pour que les Anglais se jettent dessus. Mais maintenant, même les Anglais n'ont plus d'argent. Ceux qui en ont profité à l'époque ont eu bien de la chance. « Prends l'oseille et tire-toi ». On est nombreux à regretter de ne pas l'avoir fait. Même ceux qui se crèvent sur de belles exploitations modernes à faire de la viande ou du lait n'ont plus rien à se verser une fois qu'ils ont remboursé les banques. Il n'y a plus que les grands céréaliers de Beauce ou d'Aquitaine qui s'enrichissent encore à grands coups de subventions, d'engrais et de pesticides. Que faudrait-il faire pour que ce pays ne devienne pas un désert quand on ne sera plus là, comme c'est déjà le cas là où le relief et le climat rendent le travail agricole encore plus pénible et difficile que chez nous ? Victor nous a dit que dans le sud de l'Italie, les vieux qui, faute d'autre choix, sont restés dans leurs villages désertés, ont parfois invité des immigrés à venir s'y installer. Ils retapent les maisons, plantent des citronniers, élèvent des chèvres, irriguent et cultivent de minuscules parcelles de terre aride... Ils ont l'habitude de se débrouiller avec peu. Certains sont très instruits. Ils sont à l'aise avec l'Internet et rendent des tas de services aux anciens qui n'y connaissent rien. Et quand ils sont suffisamment nombreux, ils ouvrent une école pour leurs enfants, améliorent les chemins pour que les médecins ne refusent plus de venir... Et tout le monde revit. Est-ce que ce ne serait pas mieux d'imiter les Italiens et d'accueillir les migrants dans nos cités ouvrières abandonnées plutôt que de les renvoyer de squats en terrains vagues à Paris, à Calais ou ailleurs ? Je suis bien sûr que si ça arrivait on serait nombreux à se porter volontaires pour les aider à apprendre le français et se lancer dans des activités qui nus éviteraient d’aller perdre notre temps et notre argent à la ville. On s’ennuierait moins et ça ferait moins de votes pour l’extrême droite ». p. 278
À terme, les mesures d'inspiration néo-libérale qui prétendent inciter les chômeurs à retrouver un emploi en réduisant les protections dont ils bénéficient, perdent donc toute signification et n'ont plus d'autre effet que de fabriquer des SDF et de faire croître la grande pauvreté. Mais sans doute leur véritable objectif ne consiste-t-il qu'à réduire les dépenses sociales, bien plus qu'à lutter contre le chômage ! Ce fut Alice qui mima cette fois des applaudissements à son intention.
Au cours de cet après-midi studieux, l'intervention la plus dérangeante fut toutefois celle d'un financier invité par le vieil homme, qui nous déclara que de toutes les théories sur l'avenir du travail, la plus fallacieuse lui semblait être celle de certains courants écologistes qui pensaient que la « sobriété » et la décroissance de la production des biens matériels pouvaient à elles seules apporter une solution au problème de la limitation des ressources (« même si l'idée qu'il faudrait s'organiser pour produire du temps libre plutôt que du temps contraint par le travail n'est pas sans charme » souligna-t-il en souriant) et qui en tiraient la conclusion qu'une réduction massive du temps de travail n'était pas seulement possible, mais aussi et surtout nécessaire. « Il s'agit, nous déclara-t-il, d'une approche individualiste et eurocentrée du problème, qui oublie notamment le fait qu'un milliard de personnes souffrent de la faim et qu'au cours des quarante prochaines années, deux milliards d'habitants vont venir s'ajouter aux 7 milliards que la Terre compte déjà. Je défends la nécessité d'une conversion écologique de l'économie et d'une « règle verte » visant à résorber la dette écologique et à retarder chaque année le « jour du dépassement global ».
p. 302
La fondation à laquelle je souhaite faire don de ma fortune aura pour but de promouvoir l’idée d’une ouverture générale des frontières et d’assister les migrants partout où ils en auront besoin. L’espèce « homo sapiens » est une espèce nomade. Dans un lointain passé, c’est cette qualité qui lui a permis de peupler l’ensemble des continents. Après avoir supplanté les autres espèces humaines rencontrées au cours de son expansion, cette espèce unique se partage aujourd'hui la totalité d'une planète unique. Rien ne peut justifier qu'on l'empêche de la parcourir librement, comme elle l'a fait jusqu'à une époque récente, sans s'encombrer de visas ni de passeports ». Le vieil homme ne demandait pas la suppression des frontières, même s'il espérait bien qu'elles finiraient un jour par disparaître, lorsque la citoyenneté universelle serait considérée comme une évidence et la référence à une « identité nationale » comme la survivance d'un lointain passé barbare. Il demandait seulement qu'elles cessent de faire obstacle à la libre circulation des personnes. « À l'intérieur de chacun de nos États-nations, une part de plus en plus grande de la population se dispute une part de plus en plus faible des richesses disponibles. Aucun pays n'échappe à cette malédiction. L'accroissement des inégalités est, avec la destruction de l'environnement, la caractéristique majeure de notre époque. Et l'un comme l'autre nous expose au dilemme suivant : soit persévérer dans la politique du chacun pour soi et dans une logique de citadelle assiégée, soit mettre en œuvre une stratégie universelle de solidarité et de partage. Élever des murs et encore des murs, s'entourer de barbelés, ou bien ouvrir les frontières et s'organiser pour alléger le calvaire des migrants. En se rappelant que, quoi qu'on fasse, on n'arrêtera pas le flux des réfugiés climatiques, des victimes de conflits armés, des opposants persécutés pour leurs idées, ou tout simplement des affamés et des opprimés qui ne veulent pas renoncer au rêve d'une vie meilleure. L'ouverture des frontières n'est pas la solution à tous les problèmes, mais elle crée le cadre permettant enfin de s'y attaquer sérieusement.
p. 307