L’artiste qui expose ses œuvres s’expose lui-même. Le regardant qui passe du temps devant une création exprime de son intimité, parle de lui.

Publié le par Michel Durand

L’artiste qui expose ses œuvres s’expose lui-même. Le regardant qui passe du temps devant une création exprime de son intimité, parle de lui.
L’artiste qui expose ses œuvres s’expose lui-même. Le regardant qui passe du temps devant une création exprime de son intimité, parle de lui.

source des images  : ici    et     ici

Le récit a toute son importance. De page en page, on narre l’événement, on peaufine les détails, on développe à loisir les moments clés de la narration. La beauté du langage engendre beaucoup de plaisirs chez le lecteur.

Mais, il arrive aussi que celui-ci puisse s’impatienter devant une succession de phrases qui n’en finissent pas de se multiplier. De page en page. Et si l’on en perdait le fil du récit ?

Alors le dessin, la peinture, la sculpture s’offre dans un unique instant. Tout est exposé devant soit ; tout se perçoit dans un unique mouvement. Il suffit de rester immobile et de bien regarder ce qui s’offre à la vue. Contemplation. Prendre le temps de pénétrer dans ce que ce visuel donne à voir.

Il me semble que dans les premiers temps de l’Église, l’image était largement appréciée pour qu’une page d’Évangile devienne par le dessin immédiatement ouverte à celles et ceux qui ne savent pas lire.

C’est en lisant L’art français de la guerre d’Alexis Jenni, que cette méditation m’est venue. Elle me renforce dans l’affirmation que celles et ceux qui négligent les arts du visuel -architecture, sculpture, peinture, pour ne valoriser que le théâtre, la lecture, la musique, le cinéma, ne peuvent que fermer la porte à une culture populaire qui se sent surtout à l’aise dans les formes simples immédiatement perçues par le regard même non éduqué.

Narrer, ce n’est quand même pas aussi bien, aussi direct que montrer.

Lisons page 24 (édition folio de L’art français de la guerre.

« Mais dessiner demande une habileté, un apprentissage, une technique, alors que narrer est une fonction humaine : il suffit d'ouvrir la bouche et de laisser aller le souffle. Il faut bien que je respire, et parler revient au même. Alors je narre, même si toujours la réalité s'échappe. Une prison de souffle n'est pas très solide.

Là-bas, j'avais admiré la beauté des yeux de mon amie, celle dont j'étais si proche, et j'avais essayé de les dépeindre. « Dépeindre » est un mot adapté à la narration, et aussi à mon incompétence de dessinateur : je la dépeignis et cela ne fit que des gribouillis. Je lui demandai de poser les yeux ouverts et de me regarder pendant que mes crayons aux couleurs denses s'agitaient sur le papier, mais elle détournait son regard. Ses yeux si beaux s'embuaient et elle pleurait. Elle ne méritait pas que je la regarde, disait-elle, encore moins que je la peigne, ou dessine, ou représente, elle me parla de sa sœur, qui était beaucoup plus belle qu'elle, avec des yeux magnifiques, une poitrine de rêve, de celles que l'on sculptait à l'avant des vieux bateaux, tandis qu'elle... Je devais poser mes crayons, la prendre dans mes bras, et caresser doucement ses seins en la rassurant, en essuyant ses yeux, en lui répétant tout ce que je ressentais à son contact, à ses côtés, à la voir. Mes crayons posés sur mon dessin inachevé ne bougeaient plus, et je narrais, je narrais, alors que j'aurais voulu montrer, je m'enfonçais dans le labyrinthe de la narration alors que j'aurais juste voulu montrer comment c'était, et j'étais condamné encore et encore à la narration, pour la consolation de tous. Je ne parvins jamais à dessiner ses yeux. Mais je me souviens de mon désir de le faire, un désir de papier. »

 

Comment ne pas avoir conscience de la force du visuel

Quelques pages plus loin, l’auteur parle du Marché des Artistes dans le Vieux-Lyon sur les quais de Saône. Une réalité que je connais bien, car c’est en ce lieu que, mandaté par l’Église, j’avais ouvert un espace d’art du visuel, Confluences. Que de riches conversations avions-nous eu entre artistes et amateurs d’art. L’indicible d’exprimait dans ce qui se regardait. Ouverture à toutes et tous d’une page d’Évangile. Révélation du mystère de l’homme et de Dieu. Inévitablement un échange où chacun prend le risque de la rencontre.

Lisons page 47 et suivant :

« Au Marché aux Artistes on ne trouve rien de très cher, mais rien de très beau. On lentibardane sous les platanes, on regarde sans hâte les œuvres de «ceux qui exposent, et ceux-ci derrière leur table toisent la tourbe des badauds qui glissent, de plus en plus méprisants à mesure qu'on ne leur achète rien.

Je préfère ici au monde clos des galeries, car ce qui est exposé est clairement de l'art : de la peinture sur toile, réalisée selon des styles connus. On reconnaît ce que l'on sait, on peut évacuer le sujet, et derrière les toiles indiscutables guette l'œil fiévreux des artistes. Ceux-là qui exposent se montrent eux-mêmes ; ils viennent sauver leur âme, car ils sont artistes, pas badauds ; quant aux badauds, ils sauvent leur âme en venant voir des artistes. Celui qui peint sauve son âme à condition qu'on lui achète, et acheter sa peinture procure des indulgences, quelques heures de paradis gagnées sur la damnation quotidienne.

J'allais et m'amusais de vérifier, encore et encore, que les artistes ressemblent à leur œuvre. Paresseusement on croit à l'inverse, par un sainte-beuvisme de bazar : l'artiste s'exprimerait et donnerait forme à son œuvre, et celle-ci donc le refléterait. Allons ! Un tour sous les platanes du Marché aux Artistes révèle tout ! L'artiste ne s'exprime pas — car que dirait-il ? : il se construit. Et ce qu'il expose, c'est lui. Derrière son étal il s'expose au vu des badauds qu'il envie et méprise, sentiments qu'ils lui renvoient bien, mais autrement, à l'envers, et ainsi tout le monde est content. L'artiste fabrique son œuvre, et en retour l'œuvre lui donne la vie.

Regardez ce grand type maigre qui fait de terribles portraits à grandes touches d'acrylique : chacun est lui sous différents angles. Assemblez-les, ils le montrent tel qu'il voudrait être. Et ce qu'il voudrait est.

Regardez celui qui peint avec soin des aquarelles trop vives, trop tranchées, dont les couleurs crient, dont les masses articulent distinctement. Il est sourd et entend très mal ce que disent les curieux, il peint le monde tel qu'il l'entend.

Regardez cette femme très jolie qui ne peint que des portraits de belles femmes. Toutes lui ressemblent, et avec les années elle s'habille de mieux en mieux, se fane, et ces femmes peintes sont d'une beauté de plus en plus tapageuse. D'une façon prévisible, elle signe « Doriane ».

Regardez ce Chinois timide qui propose des peintures d'une extrême violence, des visages en gros plan profondément défoncés de coups de brosse. Il ne sait jamais où mettre ses mains énormes et s'en excuse d'un sourire charmant.

Regardez celui-ci qui peint des miniatures sur des planches de bois ciré. Il arbore une coupe au bol que l'on ne voit que dans les marges des manuscrits, il a un teint de cire, et son répertoire de gestes se réduit progressivement jusqu'à n'être que celui de la statuaire médiévale.

Regardez cette grande femme aux cheveux noirs teints, qui eut de meilleures années, qui maintenant se flétrit, mais reste droite et l'œil étincelant. Elle peint des corps enchevêtrés d'un trait souple d’encre de Chine, d'un érotisme assuré qui ne déroge pas, mais sans débordement.

Regardez cette Chinoise assise au milieu de toiles décoratives. Ses cheveux entourent ses épaules d’un rideau de soie noire qui est l'écrin de sa bouche d’un rouge éblouissant. Sa peinture clinquante n'est que de peu d'intérêt, mais quand elle s'assoit entre ses toiles elles deviennent le fond parfait du pourpre profond de ses lèvres ».

 

Je me retrouve bien dans ce dialogue, parfois silencieux, parfois bavard. Instant de vérité où l’essentiel peut se vivre. Se vit.

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