Pour évangéliser, donner la Parole de Dieu, il importe de faire route avec les personnes auprès desquelles nous vivons
Le 13 mars 2022, Robert Divoux, prêtre-ouvrier a diffusé ce texte intitulé :
LA VIE RÉELLE…
Je pense qu’il a une sa place en ce lieu. Voir son texte au 13 mars.
Homme de presse, Bruno Frappat était un bon observateur du monde contemporain, et en particulier de l’Église dans ce monde. En novembre 2011, il écrivait déjà dans La Croix : « Les chrétiens ont à se soucier de la partie terrestre du « Royaume » … Il y a urgence à réparer un édifice qui semble à l’abandon ».
Ici l’expression « la partie terrestre du "Royaume" » n’est pas porteuse d’une conception politique ; c’est une notion théologique : le Royaume est l’œuvre de Dieu se déroulant au cœur de notre vie d’Homme, sur cette Terre.
Mais alors, comment « s’en soucier » ?
Au cours des siècles l’Église catholique a pris conscience qu’elle avait à assumer trois fonctions :
- se mettre au service des femmes et des hommes du monde entier, ce service englobant toutes les missions de la charité, de la justice, de la solidarité, du souci de l’autre. C’est la mission de SERVICE avec sa multitude de réalisations, individuelles ou collectives.
Le pape François s’adressant aux prêtres le 17 février 2022, insiste une fois de plus : « …il est aujourd’hui important de vivre en rapport étroit avec la vie réelle des gens, à côté d’elle, sans la fuir d’aucune manière. »
- Annoncer l’existence de Jésus-Christ et faire connaitre la Bonne Nouvelle (l’Évangile) dont il est porteur. C’est la mission de la PAROLE. Elle est d’une richesse et d’une diversité infinies ; et de plus elle commencera souvent par… un témoignage sans paroles ! Le chrétien essaye d’abord de vivre l’évangile très concrètement, là où il se trouve ; une explicitation peut venir, mais de façon respectueuse, et « en temps opportun ».
Maurice Zundel écrit dans « Un autre regard sur l’homme » (Fayard, Paris 1996, p. 41) : « Dès qu’on parle de Dieu sans Le vivre, on Le trahit, on en fait une idole, un mythe absurde et abject, on en fait une limite et une menace et on devient athée. Et le pire des athéismes, c’est justement de parler de Dieu sans vivre de Dieu ! »
- Troisième fonction : célébrer cette venue de Jésus-Christ dans notre humanité, célébrer Jésus nous révélant son Père, et l’Esprit qui les lie ; nous dévoilant en même temps leur amour infini pour nous qu’ils ont créé.
Célébrer également l’engagement des chrétiens – ainsi que celui de toutes « les personnes de bonne volonté », selon l’expression de Jean XXIII – qui sur Terre participent à la mise en œuvre de l’Évangile.
Cette troisième mission de l’Église est souvent dénommée LITURGIE, mais en donnant à ce mot une très large extension. Dans nos vies elle va de la prière personnelle, plus ou moins élaborée, plus ou moins consciente selon les moments, sous-jacente à notre agir, jusqu’à la prière liturgique au sens strict, la prière de l’Église réunie, et donc encadrée (mais ouverte à toutes les cultures !) afin de permettre l’union des chrétiens se retrouvant en communauté.
Portons maintenant un regard sur la façon dont se vivent ces missions en France de nos jours ; en simplifiant – comment faire autrement dans un cadre restreint - mais sans vouloir caricaturer :
- On peut déjà constater qu’après le Concile Vatican II la mission LITURGIE a, peu à peu, monopolisé l’attention d’un certain nombre de clercs et d’une partie des laïcs catholiques, souvent avec une forte nostalgie du passé, et une focalisation sur la langue à employer, les gestes à faire, les habits de cérémonie à porter, etc. L’ouverture n’est pas ici la caractéristique première…
- De son côté la mission PAROLE est partie dans plusieurs directions, mais la lecture « fondamentaliste » de la Bible, et de la Tradition, s’est manifestée fortement. Cette tendance a été en particulier favorisée par les grands médias : les manifestations « religieuses »spectaculaires sont largement relayées, mais il n’y a pratiquement rien permettant de découvrir la progression de la pensée évangélique dans l’humanité…
Un autre exemple : cette PAROLE est actuellement, en période d’élections, dévoyée par certains candidats qui la mettent au service de leur ligne politique : ces personnes se revendiquent chrétiennes, car cela leur permet « d’engranger » des voix, et aussi de l’argent, par divers biais. Par contre le contenu évangélique n’influence guère, ou même pas du tout la mise en œuvre de leur politique ! « Comment ne pas être indigné par l'utilisation du nom de Dieu et de sa Sainte Parole, mêlée de discours et de postures discriminatoires, qui incitent à la haine, au lieu de prêcher l'amour, pour légitimer des pratiques incompatibles avec le Royaume de Dieu et sa justice ? » écrivaient dans un contexte semblable 152 évêques brésiliens, le 26 juillet 2020. Il n’y a pas un mot à changer pour éclairer notre situation française.
- Quant à la mission SERVICE, on peut y distinguer deux cas de figure :
Il y a les personnes agissant dans des mouvements d’Église qui mettent en œuvre explicitement certaines dimensions du message évangélique (par ex. le Secours catholique, le CCFD, les mouvements chrétiens pour jeunes, pour les personnes âgées… ; il y a aussi les pèlerinages, etc.) : ces structures et leurs organisateurs trouvent en général une place dans l’Église, dans ses préoccupations, dans son discours.
Par contre quand cette même dimension SERVICE est vécue dans la vie sociale et politique laïque de notre pays, on constate que cette vie réelle (cf. citation du pape François plus haut) n’est guère prise en considération par l’Église.
Pourtant nous avons en France beaucoup de femmes et d’hommes – et parmi eux de nombreux chrétiens - agissants dans le secteur social, l’animation d'ONG, la vie de réseaux associatifs, l’animation culturelle, l’activité de syndicats, l’engagement politique… C’est leur façon d’exercer cette même dimension SERVICE, et de le faire avec tous ceux – croyants ou non – qui ont la même volonté de lutter contre « l’exclusion et la disparité sociale, dans la société et entre les peuples. » (La joie de l'Évangile - n° 59).
Ceux qui parmi eux sont chrétiens sont-ils soutenus dans leur vie de foi ? Oui par le pape François, mais qu’en est-il dans notre Église en France ? On peut encore trouver de très beaux efforts faits en ce sens (telle revue, telles paroles, telles personnalités…), encore faut-il qu’ils aient les moyens de s’exprimer. Mais ils n’ont guère accès aux circuits commerciaux de la grande presse ni des médias.
De plus dans l’exercice de la dimension PAROLE ainsi que dans celle de la LITURGIE l’attention portée au réel de la vie de l’humanité, avec toutes ses difficultés, ne débouche le plus souvent dans l’Église que sur un simple rituel de prières : « Prions pour ceci ou cela… » Cela donne peut-être l’impression de donner un sens à la vie de foi, mais cela ne n’engage guère à découvrir les conséquences à en tirer pour son agir personnel, ni pour son action dans la vie sociale.
En réduisant le second commandement – l’amour du prochain - à sa dimension individuelle, en focalisant la réponse de l’Église sur la prière, et sur une Parole aseptisée, souvent avec beaucoup de formalisme, on recrée du « sacré », on remet en selle une Église-institution, qui peut ainsi garder du pouvoir. Mais la vie réelle des femmes et des hommes lui échappe. Quand la PAROLE et la LITURGIE négligent le SERVICE, en particulier dans sa dimension collective et universelle on est dans le domaine du hors-sol. Les « fruits » qui se développent peuvent être rutilants, mais ils sont sans saveur.
Remarquons pour finir que, par contre, on ne peut pas reprocher au pape François son manque d’attention à toutes les dimensions de la mission SERVICE. Son regard est loin d’être étriqué ! En appui, voici 3 citations, mais on pourrait en partager de très nombreuses autres… :
- en 2013 dans EVANGELII GAUDIUM (La joie de l'Évangile) le pape écrit au n°205 :
« Je demande à Dieu que s’accroisse le nombre d’hommes politiques capables d’entrer dans un authentique dialogue qui s’oriente efficacement pour soigner les racines profondes et non l’apparence des maux de notre monde ! La politique tant dénigrée est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun. »
- en 2015 dans LAUDATO SI’ il écrit au n° 156.
« L’amour social est la clef d’un développement authentique : pour rendre la société plus humaine, plus digne de la personne, il faut revaloriser l’amour dans la vie sociale – au niveau politique, économique, culturelle –, en en faisant la norme constante et suprême de l’action ».
- Le 28 octobre 2014, à Rome, le pape François, s’adressant aux participants de la Rencontre mondiale des mouvements populaires (qui n’est pas une rencontre de mouvements chrétiens, mais une rencontre de mouvements avec des chrétiens et des non-chrétiens s’engageant ensemble), leur dit :
« La perspective d'un monde de paix et de justice durables nous appelle à surmonter l’assistanat paternaliste ; il exige de nous la création de nouvelles formes de participation qui incluent les mouvements populaires et l’animation des structures gouvernementales locales, nationales et internationales avec ce torrent d'énergie morale qui découle de l'implication des exclus dans la construction d'un destin commun. Et ce, avec un esprit constructif, sans ressentiment, avec amour. »
Dieu se rencontre dans le temps présent – pas dans un monde passé, d’ailleurs plus ou moins fantasmé ! -, et dans toutes les dimensions concrètes – réelles écrit le pape - de nos vies si diversifiées.
De plus Dieu veut se rentre présent auprès de tous les Hommes, sans exception. Commencer par ne proposer sa rencontre qu’à travers la mission PAROLE et la mission LITURGIE élimine déjà, dans notre pays, plus de la moitié des personnes. En particulier, ayons conscience que depuis 2012, les « sans religion » sont devenues majoritaires parmi les 18-34 ans : 52 %. Et on sait que ce chiffre a encore augmenté depuis cette date…
La PAROLE et la LITURGIE ne prendront pas racine si le SERVICE – y compris celui vécu sans étiquette chrétienne - n’est pas présent dans le Monde, et s’il n’est pas également reconnu au sein de l’Église. Il est essentiel de réaliser que les 2 premières missions sont fortement liées à la 3e. Pour Jésus il y a le lavement des pieds, ensuite vient son explication, et après Jésus peut célébrer l’eucharistie.
La phrase de Jésus dans l’évangile de St Matthieu (7,21) n’est-elle pas au fondement de cette union essentielle des trois missions : « Il ne suffit pas de me dire : Seigneur, Seigneur !... Pour entrer dans le Royaume des cieux ; il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux. »
L’évangile en Matthieu 5, 23-24 précise même le calendrier :
« Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; ensuite, viens présenter ton offrande. »
Ce d’abord est très important : il dit la priorité de la vie fraternelle sur la vie cultuelle, religieuse, qui ne peut être qu’hypocrite si elle est contredite par nos comportements dans notre vie réelle.
Évangéliser, n’est-ce pas d’abord faire route avec les personnes dont notre vie – toute notre vie - nous a rendues proches ? Évangéliser ne commence-t-il pas en aidant l’Homme à se construire "humainement", solidaire de tous, prédateur d’aucune personne en particulier, ni d’aucun groupe… ?
Tout en étant bien conscient qu’on a soi-même à se construire, et à réparer ses propres malfaçons…
Robert Divoux