La vieillesse? Préparer notre Pâque/Passage avec le Christ. Laissons-nous rejoindre par la figure évangélique du veilleur qui attend l’aurore
Je demeure dans la ligne du 25 septembre, méditation, réflexion et rédaction sur la vieillesse et le vieillissement.
Hier j’ai rendu visite à André Fritsh, prêtre, 95 ans, vivant seul en appartement. Il est physiquement handicapé, mais il demeure, malgré tout, plein de vie. Un plaisir à le rencontrer ! Son témoignage sur la vie du chrétien au milieu des gens, dans le siècle, est plein d’espérance.
Pour la revue trimestrielle du Prado, Quelqu’un parmi nous, sur le même sujet vieillesse, vieillissement, Guy a communiqué un article de Michel Rondet, jésuite, décédé le 2 mars 2021à l’âge de 98 ans. Sa lecture est attrayante.
Cet article est la reprise écrite d'une retraite sacerdotale prêchée à la Baume en 2001 par Michel Rondet pour ses frères jésuites. Michel Rondet a passé sa vie à prêcher des retraites, accompagner des personnes et donner des conférences.
Une spiritualité pour notre âge
Il y a un temps pour tout dit Qohelet et tous les temps sont dans la main de Dieu. Alors, comment vivre dans la foi ces années dont le même Qohelet avoue que nous ne les aimons pas (Qo.12, 1.) ? Ceci sans céder à la double tentation soit de la fuite en avant, soit de la morne résignation. Dans ce cas on tente de nier le poids des années en s'efforçant de continuer comme avant : on s'épuise et on ne trompe personne. Dans l'autre on s'enferme dans le désenchantement sans saisir les chances qui nous sont données de vieillir autrement.
Alors, y a-t-il une sagesse spirituelle du dernier âge ? Si je me permets d'aborder ce thème devant vous, c'est parce qu'il y a 6 ou 7 ans, un groupe de prêtres, compagnons d'ordination, qui depuis se retrouvaient pour un temps de partage et de prière, m'avaient demandé de réfléchir avec eux sur le thème : « la vieillesse, une chance » ? Titre provocateur qui m'avait fait hésiter.
Finalement, j'avais accepté pensant que ce serait pour moi une bonne occasion de réfléchir à une situation qui allait me rejoindre rapidement. Je ne prévoyais pas que ce serait sous la forme d'une intervention cardio-vasculaire qui allait me renvoyer à un texte du Père Teilhard que j'avais souvent cité « communier par diminution ». En le retrouvant plus personnellement, j'ai pris conscience qu'il était tiré du « Milieu divin » et avait donc été écrit à un moment où Teilhard était dans la pleine maturité de son âge et de son talent. Avoir, à ce moment et dans ce contexte, évoqué avec tant de réalisme et de force la communion par la diminution est un témoignage de la qualité de la vie spirituelle de son auteur et pour nous, une invitation à envisager dès maintenant notre configuration au Mystère Pascal sous cet aspect.
« Faites qu'après avoir découvert la joie d'utiliser toute croissance pour vous faire, ou pour vous laisser grandir en moi, j'accède sans trouble à cette dernière phase de la communion au cours de laquelle je vous posséderai en diminuant en vous » (le Milieu divin).
Reprenant cette question dans des retraites orientées vers le 3° et le 4° âge, je me suis mieux rendu compte des changements spirituels qui nous étaient demandés si nous voulions rester fidèles à notre vocation qui nous demande de glorifier Dieu dans notre vie et dans notre mort.
1/ Le temps de la vraie pauvreté.
La pauvreté évangélique a toujours été une question dans nos vies de Jésuites.
Nous y avons répondu comme nous avons pu. Nous avons peut être souhaité, sans avoir toujours le courage de le demander, des conditions de vie qui nous y auraient conduits de façon plus radicale. Cette fois, elle vient à nous d'une manière que nous n'avons pas choisie. Nos appuis -santé, vigueur intellectuelle, capacité de travail et d'autonomie-, nous sont peu à peu enlevés. Nos relations vieillissent avec nous. Nos vies ont été marquées par un souci, légitime mais parfois obsédant d'efficacité. Là où l'efficacité nous est enlevée, est-ce que nous savons accueillir la fécondité de l'Esprit qui vient transfigurer notre pauvreté ? Avons-nous assez de foi pour croire que nous pouvons encore porter du fruit et nous réjouir de cette fécondité nouvelle ?
A notre âge, il faut convenir que nos vies sont, pour une grande part, écrites. En prendre acte n'est jamais facile, l'accepter humblement peut être libérateur. Nous n'avons plus à devenir quelqu'un, à nous faire une place. Nous n'avons pas dit notre dernier mot, c'est vrai, mais à moins de circonstances exceptionnelles, tout le monde ne meurt pas martyr, nous ne serons que ce que nous sommes devenus. Evidence douloureuse qui cependant nous ouvre un horizon : nous sommes libres désormais de nous consacrer à l'essentiel, ce visage de sainteté que Dieu continue d'espérer de nous et qui est notre vrai visage. Si pauvre soit-il, il existe. Libérés du souci de grandir, d'être efficaces, nous allons peut être avoir le temps de le discerner et d'en faire le centre de nos préoccupations et de notre offrande. Relisant notre vie, ses pesanteurs et ses grâces, nous pouvons y découvrir cette forme de chanté à laquelle notre histoire nous conduit et que Dieu peut attendre de nous aujourd’hui.
Pauvres du visage humain que nous avions rêvé d'être, nous pouvons nous laisser configurer par l'Esprit à ce visage d'éternité que Dieu attend de nous.
2/ Le temps de la foi nue.
Quelques mois avant sa mort, le Père VAR1LLON laissait échapper cette confidence. « Ne croyez pas que le grand âge soit celui de la foi facile ! » Et en effet, ce temps peut être marqué par le doute et voir resurgir ces questions que l'on avait occultées dans la fièvre de l'action : et si tout cela n'était qu'illusion, tout ce à quoi j'ai cru, tout ce à quoi j'ai consacré ma vie... Temps de la nuit à affronter dans la foi.
Il faut nous y préparer dans la prière et l'enfouissement dans l'Ecriture. Les détachements qui nous sont progressivement demandés peuvent devenir durs à vivre. Des formes de déprime peuvent nous guetter.
Il y a alors des choses à faire, des moyens à prendre mais pour le faire, il faut un certain ressort. Pour nous, il ne peut venir que d'une foi vive qui nous relie au Christ dans l'offrande de nos souffrances et la servitude de sa grâce. Priant Dieu de nous libérer de cette « écharde dans la chair », il nous faut avec Saint Paul accepter humblement de recevoir comme réponse « ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse » (2 Co 12,9).
Trop souvent aussi, nous avons cru qu'ayant le désir de prier, nous prierions mieux quand nous aurions le temps : le temps libéré par le ralentissement des activités devenant naturellement celui de la prière et de la contemplation. Rien n'est moins sûr ! D'abord ce temps est maintenant occupé par un tas de petits soucis de santé, d'organisation... Et puis notre prière elle-même vieillit : somnolence, difficultés à maintenir les attitudes physiques auxquelles nous étions habitués, pertes de mémoire, difficultés à se concentrer. L'Esprit cependant ne vieillit pas et continue à prier en nous avec des gémissements ineffables. Acceptons de recevoir de Lui une prière simple, réduite à quelques mots qui ne peuvent que rappeler l'essentiel, un peu comme ces personnes âgées qui racontent toujours les mêmes histoires mais qui, à travers elles, disent quelque chose d'elles-mêmes, si on sait les écouter. Le Père aimera cette prière, comme il a aimé celle d'Anne dans le sanctuaire de Silo (1 S 1, 9). Là aussi, sachons préparer cette prière et nous nourrir des paroles de l'Ecriture pour les jours où les mots nous manqueront. Dans l'accompagnement des mourants, je suis très frappé de voir la place que prennent la prière des psaumes et le chapelet. Même des gens qui n'étaient pas tellement familiers avec le texte des psaumes retrouvent alors dans leur prière des refrains psalmiques entendus aux messes du dimanche.
3/ Le temps des fidélités profondes.
Le grand âge n'est pas favorable à la création de relations nouvelles, ni au plan des relations humaines, ni au plan des affinités intellectuelles ou esthétiques. Il faut alors avoir le souci de cultiver les relations qui ont survécu à l'usure du temps, les vieux amis, les compagnons de route encore présents.
Dans le même sens, n 'ayons pas peur non plus de revenir aux textes, aux pensées qui nous ont constitués. Les textes de notre vocation : pages d'Evangile, témoignages d'Ignace ou des Jésuites qui nous ont marqués, des saints qui ont habité notre prière. Il ne s'agit pas là d'une nostalgie facile qui nous rendrait anachroniques, mais d'un retour aux sources dont nous avons besoin.
Fidélité à une communion fraternelle qui va devoir chercher de nouveaux modes d'expression. Nous avons pu, en communauté, en province, jouer un rôle, tenir une place. D'autres l'ont prise ou vont la prendre. A nous de trouver maintenant le mode de présence, les services humbles et cachés où va pouvoir se vivre et s'exprimer désormais notre communion fraternelle.
Fidélité à l'état spirituel de notre vocation : glorifier Dieu dans sa vie et dans sa mort en santé comme dans la maladie. Or, pour qui a une expérience, si minime soit-elle, de la maladie, il est clair que ce n'est pas évident. Pour y être fidèle, il faut retrouver dans toute leur vigueur les grands axes de notre spiritualité : le 3° degré d'humilité, le texte de l'examen général.
4/ Le temps de s'aimer humblement soi-même.
Nous avions essayé généreusement de faire passer dans nos vies le souci des autres et de la mission au premier plan. Nous avions vécu pour les autres, il faut prendre le temps de penser à nous. Etre attentifs à nous maintenir en forme pour éviter ce qui nous rendrait trop vite dépendants. Penser dès aujourd'hui à ceux qui auront un jour à nous soigner pour ne pas trop leur compliquer le travail demain par notre imprévoyance et notre négligence actuelle.
Ce souci peut conduire au repli sur soi, à l'égocentrisme des vieillards ; à nous d'en faire l'occasion d'une vraie charité envers nous-mêmes. Comment ? En nous acceptant tels que nous sommes avec nos faiblesses et nos fragilités. En renonçant à une image de nous-mêmes qui n'est pas la nôtre pour accepter notre être véritable et l'aimer avec délicatesse et charité comme nous n'avons peut-être jamais eu le temps de le faire. Prendre du temps pour des choses qui nous font plaisir : lectures, rencontres. Orienter la relecture de notre vie vers la recherche de ce qui pourrait nous aider, nous soutenir, nous rendre heureux. Comme l'a si bien écrit BERNANOS dans son « Journal d'un curé de campagne » : « Si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi-même, comme n'importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ».
5/ Le temps des préparations pascales.
Jésus a préparé sa Pâque avec ses disciples, de longue date, depuis les premières annonces de sa Passion. Nous sommes nous aussi entrés dans le temps des préparations pascales. Pas seulement une nouvelle étape, mais une ultime étape : au terme du vieillissement plus ou moins réussi, il y a la mort. Une épreuve d'abnégation et de pauvreté radicales. Il faudra tout lâcher, tout abandonner, mais aussi et surtout tout remettre. Nous avons raison de réagir contre les présentations de la mort qui en gommeraient le caractère tragique ; n'oublions pas cependant que, dans la foi, cette déprise est une remise dans l'Esprit et qu'elle débouche sur une rencontre transfigurante.
A travers épreuves et diminutions, nous sommes en marche vers une rencontre qui sera notre béatitude. Ce Christ que nous avons cherché dans la foi, tenté de servir dans la charité nous sera donné. Nous le verrons enfin tel qu'il est dans la gloire et la plénitude de sa Résurrection. De cette rencontre, nous ne savons rien, elle aura la saveur et le goût du Christ Ressuscité : « c'est bien moi... la paix soit avec vous ! » (Luc 24,36-39)
Nous l'attendons dans la seule foi aux paroles mêmes du Christ.
« Père ceux que tu m'as donnés,
Je veux que là où je suis...
Eux aussi soient avec moi » (Jn 17,24) (cf aussi Jn 14,1-4)
Souvent, il nous est arrivé aux heures de doute de redire : « A qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ». Et nous avons pu mesurer alors combien les paroles du Christ, émergeant du flot des paroles humaines, étaient paroles de vie. Alors, à nous de nous accrocher aujourd'hui à ces paroles de Jésus, si fortes dans leurs affirmations : je veux là où je suis... eux aussi. Une attitude de foi qui n'habite peut être pas assez notre prière et notre réflexion.
Il faudrait que cette espérance transfigure pour nous les épreuves de l'âge et les deuils que nous sommes appelés à faire. Tout ce qui, en nous et autour de nous arrive à sa fin, inaccompli, bancal, défiguré par le péché, tout ceci trouvera dans le Christ sa plénitude et sa beauté (cf Didier RIMAUD « Les grillons et les anges ».
« Quand nous décamperons, tristes enfants perdus, elle aura de la glaise aux doigts, la main de Dieu qui ouvrira les portes ».
Nous pouvons aussi essayer d'anticiper dès maintenant les grandes réconciliations que la mort va nous appeler à vivre : avec nous-mêmes qui n'avons été que ce que nous sommes, avec la vie, avec d'autres...
La paix promise, tâchons de l'anticiper en laissant l'Esprit du Christ accomplir en nous son œuvre de réconciliation.
Il fut un temps où les retraites comportaient une préparation à la mort. Elle était souvent faite dans une perspective de jugement, oubliant que celui qui croit est déjà sauvé. Il y avait cependant une attention à quelque chose d'essentiel : préparer notre Pâque avec le Christ. Nous pouvons le faire en nous laissant rejoindre par la figure évangélique du veilleur qui attend l'aurore. Nous sommes encore au creux de la nuit, mais nous pouvons déjà témoigner de la lumière qui vient à nous. Cette figure du veilleur qui allie vigilance et accueil peut aussi nous aider à tenir ensemble deux aspects soulignés par cette session : créativité et diminution.
Oui, il faut « inventer l'automne ». Je n'ai pas beaucoup insisté sur cet aspect, il nous est plus familier. Il est dans le prolongement de notre effort d'hier, même si celui-ci demande à être réorienté.
L'idée d'une retraite d'élection pour préparer l'automne me semble excellente. J'ai davantage souligné l'attitude à trouver face aux diminutions et à la rencontre qu'elles préparent, peut-être parce que c'est pour moi l'essentiel, mais je ne voudrais pas que nous oubliions l'appel à créer, à inventer, à innover, sur le témoignage de joie et de bonheur que nous avons à donner en ce temps qui est désormais le nôtre.
Père Michel RONDET