migrants, déplacés, émigrés... "sans papiers" français

Publié le par Michel Durand

Il serait abusif de comparer 1946 à 2007. Personne ne le fait ; pourtant, quelques situations donnent à penser. En un sens, après une nécessaire prise de distance, ce qu’écrit Emmanuel Mounier est encore matière à réflexion pour nous encore aujourd’hui.


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Les nouveaux réprouvés



Je vais écrire sur une cause qui n'est pas populaire, je le sais. Mais je sais aussi qu'un tourment me rongera tant que je n'aurai pas donné la faible puissance dont dispose encore un écrivain, sa voix, à ces abandonnés qui défigurent l'Europe libérée, et qu'un euphémisme très anglo-saxon nomme les « personnes déplacées ».
Il ne s'agit pas de quelques hommes. Un petit livre que chacun devrait lire nous apporte toute précision sur ces vivants que la libération a submergés sans les toucher. Il s'appelle A la recherche d'une patrie. Il eSt dû au « Centre d'orientation sociale des étrangers » que dirige l'abbé Glasberg. L'abbé Glasberg a fondé et animé sous l'occupation ces admirables « Amitiés chrétiennes » qui ont sauvé plus de vies, juives et autres, que la Gestapo n'en a détruit. Il a quelque titre à se faire écouter de nous.
Lisons d'abord quelques chiffres. Ne parlons même pas des émigrations d'avant-guerre, russes, espagnols, etc., qui ont laissé leurs traces un peu partout sous forme de quelques centaines de milliers de déracinés. Comptons seulement les suites de la bourrasque de 1939. En Allemagne, 15 à 20 millions de travailleurs et de prisonniers étrangers. On a parlé de 26 millions de déportés politiques et raciaux sur lesquels 9 millions ont trouvé la mort ; 25 millions de Russes sont sans gîte. La Chine bat les records : 50 millions de réfugiés, 2 millions d'orphelins sans asile. A se limiter en Europe, l'estimation la plus modeste des organes de secours internationaux aboutit à 30 millions de « déplacés» civils comme suite à l'installation des régimes totalitaires.
Chacun pense : l'orage est passé. Les souffrances et les deuils demeurent. Mais chacun a désormais regagné son foyer, heureux ou mutilé, intact ou ruiné. C'est là l'erreur. D'abord, l'infernal mouvement ne s'est pas arrêté, et les contrecoups de l'impérialisme nazi créent chaque jour de nouveaux déplacés : Allemands chassés de Tchécoslovaquie, de Pologne, de toutes ces colonies européennes où ils animaient des foyers de pangermanisme et des territoires arrachés au Reich sur ses frontières : 2 millions et demi de Sudètes ; 3 millions et demi de Germano-Polonais ; 500.000 Germano-Hongrois, etc. Ajoutez à ces masses tous les apatrides: républicains espagnols, ex-émigrés allemands qui n'ont plus le prestige de l'antihitlêrisme et que l'opinion tend à confondre aujourd'hui avec l'ennemi dont elle a souffert, Polonais hésitant à rejoindre leur nouvelle patrie, Baltes, etc. Ajoutez encore les nombreux Juifs recueillis dans les camps d'extermination et qui n'ont plus ni foyer pour les recevoir, ni toit pour abriter leur tête, les orphelins et les sans-famille. On voit que si, parmi ces errants il faut compter un certain nombre d'ex-ennemis sur lesquels la sensibilité publique n'est pas disposée à s'émouvoir, malgré cette vieille tradition civilisée qui veut qu'un ennemi blessé ne soit plus qu'un homme malheureux. Il n'est pas moins de victimes des régimes vaincus. Ces victimes ont-elles retrouvé la paix ? Hélas l
Voilà des Juifs chassés par Hitler, abreuvés pendant des années d'humiliation et de coups. Ils ont échappé par miracle au four crématoire et à la chambre à gaz. Vous croyez que tous les châteaux d'Europe se sont ouverts pour les accueillir, que des femmes aux gestes oubliés se dévouent à leur rendre des images de paix? Détrompez-vous. Il y a encore des camps de Juifs en Allemagne et en Pologne. Les SS ont disparu, certes, mais les conditions de vie et d'hygiène restent aussi lamentables, la mortalité est massive, et, comble d'humiliation, ils doivent aujourd'hui coudoyer dans leur misère les SS et les nazis. Autre cas : les Allemands antinazis, dépossédés par Hitler de leur nationalité, ne l'ont pas encore recouvrée, et sont traités comme des apatrides !
L'U.N.R.R.A ? (Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction) Elle a déversé en effet sur les camps un personnel innombrable et de vertueuses paroles. Mais tel de ses commissaires démissionnait récemment pour protester contre les conditions affreuses qui subsistent dans les camps. Tout se passe comme si l'U.N.R.R.A., épousant l'esprit bien connu de certains professionnels de la charité, considérait comme des indésirables les victimes de l'univers concentrationnaire. On dit même qu'elle n'hésite pas à se faire policière pour livrer les dissidents politiques aux pays qui les réclament.
Il faut le dire avec. le courage de la brochure que nous citions plus haut : une véritable complicité n'a cessé d'exister, dans la question juive, entre le Reich hitlérien et ses ennemis. De 1933 à 1939, partout, États-Unis compris, les Juifs exilés furent traités comme des gêneurs. Pendant toute la guerre, les censures alliées donnèrent l'ordre de silence sur les informations qui déjà parvenaient des camps d'extermination. Un délégué du ghetto de Varsovie, qui put gagner Londres clandestinement, fut si bien éconduit par toutes les autorités alliées qu'il décida d'une manière brutale d'attirer leur attention : il se suicida. On avait peur de paraître faire la guerre pour les Juifs : on donnait ainsi honteusement gain de cause à Hitler au lieu de relever son défi. Déjà, en Angleterre, aux États-Unis, des voix s'élevèrent aux Parlements pour demander l'expulsion des réfugiés. Le monde continue.
Allons-nous suivre, en France, cette lâcheté universelle ? La qualité d'étranger était encore traitée chez nous, avant-guerre, comme une sorte de culpabilité, que l'on pénalisait par d'innombrables vexations. Vichy a porté cette politique en système. Certes, nos camps, de honteuse mémoire, n'atteignirent point à l'organisation industrielle de l'horreur qui fut mise au point dans les camps nazis. Mais ce qu'on nous en révèle ne dénonce pas un moindre mépris de l'homme, et sur ce chemin, on hésite à graduer la culpabilité. Certains de ces internés, qui ont combattu dans le maquis comme engagés volontaires ont été réinternés un an après la libération du territoire. Nous n'avons toujours pas de politique des étrangers. Et notre économie demande 2 millions de bras que notre faible natalité ne peut nous donner. Allons-nous encore, comme des vieillards hargneux, écouter les slogans usés de la xénophobie ?
Des hommes ont pu, en France, en 1945, écrire sur les murs de nos métros, sans que la craie leur tombât de la main, cette phrase atroce : « Les Juifs au four crématoire ! » Je ne sais si un pays tout entier peut donner assez de dévouement pour racheter l'infamie de la main qui a tracé ces mots, du cœur qui les a portés sans défaillir. Mais attention : même si les uns nous refusent leurs sous et les autres leur attention, même si nous ne pouvons fabriquer des bombes atomiques et taper sur la table d'un poing impérial comme ceux que l'on appelle les Grands, il nous reste un moyen de nous imposer à l'histoire, c'est d'être le pays où l'homme exilé, désolé, désespéré, rencontrera une main pour se tendre à lui sans qu'il lui soit posé de question, un foyer pour refaire une vie. La place est libre, les candidats sont rares : la laisserons-nous échapper ?
Mai 1946.


Publié dans Politique

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