Un air plus délivré
Je continue ma petite enquête au travers des textes d’Emmanuel Mounier en fonction de l’actualité. On parle actuellement de désobéissance civile. Civique ou civile ?
Je ne sais jamais. Il y a certainement une nuance qui distingue ces deux mots.
Désobéissance, obéissance ou dépendance ? à moins qu’existe une obéissance active qui se doit d’entrer en dissidence ou résistance.
Emmanuel Mounier
L’affrontement chrétien, 1944
Il y a quelques années nous avions réalisé une exposition sur E. Mounier. je dois toujours en avoir le dossier. ce serait peut-être bien de la donner à voir sur ce bloque.
Désobéissance, obéissance ou dépendance ? à moins qu’existe une obéissance active qui se doit d’entrer en dissidence ou résistance.
Emmanuel Mounier
L’affrontement chrétien, 1944
Le goût de la dépendance passive affecte le comportement religieux comme le comportement public. L'imagerie autoritaire va défigurer jusqu'au visage de la grâce : n'oublions pas
que le jansénisme est né dans n pays et au moment où renaissaient ensemble l'absolu dominium du roi sur ses sujets et du père sur ses enfants.
Le contre-sens porte alors sur l'obéissance chrétienne. L'obéissance est un comportement psychologique ambigu. Les psychanalystes se refusent à y voir autre chose que deux formes de l'impuissance : ou l’impuissance de ceux qui n'ont pas atteint leur pleine autonomie et ont peur de la liberté de penser et d'agir, ou l'impuissance de ceux qui, angoissés du moindre dissentiment avec autrui, s'empressent de se soumettre à ses ordres pour obtenir son assentiment. Beaucoup d'obéissances se ramènent sans doute à l'une de ces deux démissions, et il n'est pas rare qu'on les trouve, sous forme d'impureté, même dans de très hautes zones de l'obéissance. Mais il existe une obéissance de nature radicalement différente. L'abandon de certaines prérogatives y est subordonné à une forte maîtrise de soi. Elle doit en effet de cent manières dompter ou tourner les résistances de l'amour-propre et les difficultés de l'exécution. Cette obéissance intelligente est, contrairement à l'autre, dit Pierre Janet, un acte de haute tension. L'obéissance chrétienne est encore située sur un plan supérieur. Elle est un hommage d'être spirituel à être spirituel dans la liberté et dans l'amour. 11 faut en faire l'expérience du dedans pour entrevoir ce mélange inextricable de renoncement et d'initiative, de dépouillement et de transfiguration qui en montre le paradoxe. Elle n'est pas abjection, mais assomption. D'un Suarez, théoricien de l'obéissance jésuite, la plus rigoureuse des obéissances catholiques, à François de Sales, qui semble préposé au seuil du siècle janséniste pour majntenir levé et clair le regard du chrétien classique, la voix chrétienne est unanime. L'expérience catholique déplace continuellement notre attention de la subjectivité à l'objectivité et de l'objectivité à la subjectivité, de l'ordre vers la foi et de la foi vers l'ordre, de l'autorité vers la liberté et de la liberté vers l'autorité. Nos goûts peuvent nous porter vers l'un ou l'autre de ces termes, mais, passé la marge que l'Église a toujours permise aux tempéraments spirituels, nous ne pouvons sacrifier l'un à l'autre. Or le libéralisme ne consiste pas seulement à immoler l'autorité à l'esprit de révolte et d'anarchie ; sous sa forme religieuse essentielle, il consiste aussi à renoncer, dans un conformisme passif à un ordre matérialisé, à l'affirmation personnelle sans laquelle il n'est pas d'engagement chrétien.
Grâce à Pierre Janet, nous connaissons bien les formes que prend chez les faibles psychiques le besoin d'être dirigé. Ils ont horreur de la solitude et de l'initiative. Ils sont toujours à l'affût d'un directeur de conscience autoritaire, prêtre ou médecin, qui leur apporte des jugements tout formulés et des décisions toutes prises. C'est ainsi que trop souvent les fidèles conçoivent la direction de conscience, qu'il s'agisse de leur vie personnelle ou de leurs initiatives publiques. Que n'écoutent-ils la leçon des grands directeurs et des grands dirigés. Que le directeur soit humble, demande sainte Thérèse, qu'il n'oublie pas que parfois ses dirigés « ont un Maître plus puissant que lui, et ne sont pas sans supérieur. » Elle ajoutait: « En tout, l'expérience est nécessaire ». Elle n'admettait pas, malgré ses grâces exceptionnelles, qu'elle pût se passer de directeur. Mais elle le choisissait avec discernement et donnait des conseils à ses sœurs pour ce choix : il ne fallait pas de ceux qui se contentent d'enseigner à faire le crapaud et à chasser les lézards ; il fallait qu'il eût le sens des individus ; il n'était pas mauvais qu'il fût bon théologien, mais préférable encore qu'il eût le jugement droit ; elle exigeait qu'il ne se mêlât pas de connaître les voies de la spiritualité s'il n'était lui-même spirituel ; qu'il fût humble devant l'âme dirigée ; elle ne choisissait ni ceux qui attribuaient toutes ses grâces à Dieu, alors qu'elle se savait tentée, ni ceux qui les rejetaient en bloc, alors qu'elle se savait inspirée 16; enfin, même après saint Pierre d'Alcantara, elle leur traçait une limite dans sa vie spirituelle : « Nul ne pouvait m'inspirer plus de crainte ou de sécurité qu'il ne plaisait au Seigneur d'en mettre dans mon âme. » Que nous voilà loin de cette avidité à renoncer toute initiative où s'empressent les infirmes de la vie spirituelle ! Avec François de Sales ce n'est plus le dirigé. c'est le directeur qui trace les exigences de la liberté : « Ce respect (de votre Directeur) écrit-il à la baronne de Chantal, vous doit sans doute contenir en la sainte conduite en laquelle vous vous êtes si heureusement rangée, mais il ne doit pas vous géhenner, ni étouffer la juste liberté que l'Esprit de Dieu donne à ceux qu'il possède.» Voici qu'il met le doigt sur l'élément passif et contraint d'intimidation qui peut venir troubler l'obéissance chrétienne; il lui écrit en lettres capitales : « IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR ET RIEN PAR FORCE ; IL FAUT PLUS AIMER L'OBÉISSANCE QUE CRAINDRE LA DÉSOBÉISSANCE. »
« Je vous laisse l'esprit de liberté, non pas celui qui force l'obéissance, car c'est la liberté de la chair ; mais celui qui force la contrainte et le scrupule ou empressement. »
Cette disposition que sainte Thérèse demandait du directeur, il se l'impose lui-même : « Et voyez-vous, ma fille, en ces choses nécessaires, ou du moins desquelles je ne puis pas bien discerner la nécessité, ne prenez point mes paroles ric à ric ; car je ne veux point qu'elles vous serrent, mais que vous ayez liberté de faire ce que vous croyez être meilleur. » Comment mieux indiquer que l'unité chrétienne repose même dans l'ordre visible sur la solidité des intentions et non pas sur la répétition des gestes, bien qu'elle ait aussi besoin de la discipline et des formes externes. A la mère Favre, supérieure de la Visitation de Lyon, parlant de ses filles : « Il les faut affermir si possible, disait-il encore, à ne pas vouloir faire tout ce que les autres font, mais seulement à vouloir tout ce que les autres veulent, c'est-à-dire à ne pas faire toutes les mêmes exercices, fors ceux de la Règle, mais que chacune marche selon le don de Dieu … »
Hélas, ce fort climat de liberté, la saveur s'en est quelque peu affadie chez les chrétiens d'aujourd'hui et au sein de l'Église même. Cette décadence date du jour où les chrétiens et les clercs ont serré de trop près le pouvoir et l'argent. Cependant, l'historien qui ferait une histoire de la liberté chrétienne ne serait pas réduit à l'écrire dans les marges confuses de J'orthodoxie. Il la suivrait en plein cœur de l'Église, derrière ces innombrables moines qui, dans la chrétienté naissante, tinrent tête si souvent au pouvoir temporel et au pouvoir spirituel mêlés, avec saint Bernard, saint Anselme, sainte Catherine de Sienne, saint Thomas Moore, sainte Jeanne d'Arc et tant d'autres témoins de l'indépendance chrétienne. Si M. Bernard Shaw a vu en Jeanne une protestante, c'est qu'il n'avait pas le sens de ce que représentait pour elle la liberté orthodoxe dans l'Église, cette fierté respectueuse, cette humilité hardie, gui se situe aux antipodes de l'humeur brouillonne et du sens propre.
Le contre-sens porte alors sur l'obéissance chrétienne. L'obéissance est un comportement psychologique ambigu. Les psychanalystes se refusent à y voir autre chose que deux formes de l'impuissance : ou l’impuissance de ceux qui n'ont pas atteint leur pleine autonomie et ont peur de la liberté de penser et d'agir, ou l'impuissance de ceux qui, angoissés du moindre dissentiment avec autrui, s'empressent de se soumettre à ses ordres pour obtenir son assentiment. Beaucoup d'obéissances se ramènent sans doute à l'une de ces deux démissions, et il n'est pas rare qu'on les trouve, sous forme d'impureté, même dans de très hautes zones de l'obéissance. Mais il existe une obéissance de nature radicalement différente. L'abandon de certaines prérogatives y est subordonné à une forte maîtrise de soi. Elle doit en effet de cent manières dompter ou tourner les résistances de l'amour-propre et les difficultés de l'exécution. Cette obéissance intelligente est, contrairement à l'autre, dit Pierre Janet, un acte de haute tension. L'obéissance chrétienne est encore située sur un plan supérieur. Elle est un hommage d'être spirituel à être spirituel dans la liberté et dans l'amour. 11 faut en faire l'expérience du dedans pour entrevoir ce mélange inextricable de renoncement et d'initiative, de dépouillement et de transfiguration qui en montre le paradoxe. Elle n'est pas abjection, mais assomption. D'un Suarez, théoricien de l'obéissance jésuite, la plus rigoureuse des obéissances catholiques, à François de Sales, qui semble préposé au seuil du siècle janséniste pour majntenir levé et clair le regard du chrétien classique, la voix chrétienne est unanime. L'expérience catholique déplace continuellement notre attention de la subjectivité à l'objectivité et de l'objectivité à la subjectivité, de l'ordre vers la foi et de la foi vers l'ordre, de l'autorité vers la liberté et de la liberté vers l'autorité. Nos goûts peuvent nous porter vers l'un ou l'autre de ces termes, mais, passé la marge que l'Église a toujours permise aux tempéraments spirituels, nous ne pouvons sacrifier l'un à l'autre. Or le libéralisme ne consiste pas seulement à immoler l'autorité à l'esprit de révolte et d'anarchie ; sous sa forme religieuse essentielle, il consiste aussi à renoncer, dans un conformisme passif à un ordre matérialisé, à l'affirmation personnelle sans laquelle il n'est pas d'engagement chrétien.
Grâce à Pierre Janet, nous connaissons bien les formes que prend chez les faibles psychiques le besoin d'être dirigé. Ils ont horreur de la solitude et de l'initiative. Ils sont toujours à l'affût d'un directeur de conscience autoritaire, prêtre ou médecin, qui leur apporte des jugements tout formulés et des décisions toutes prises. C'est ainsi que trop souvent les fidèles conçoivent la direction de conscience, qu'il s'agisse de leur vie personnelle ou de leurs initiatives publiques. Que n'écoutent-ils la leçon des grands directeurs et des grands dirigés. Que le directeur soit humble, demande sainte Thérèse, qu'il n'oublie pas que parfois ses dirigés « ont un Maître plus puissant que lui, et ne sont pas sans supérieur. » Elle ajoutait: « En tout, l'expérience est nécessaire ». Elle n'admettait pas, malgré ses grâces exceptionnelles, qu'elle pût se passer de directeur. Mais elle le choisissait avec discernement et donnait des conseils à ses sœurs pour ce choix : il ne fallait pas de ceux qui se contentent d'enseigner à faire le crapaud et à chasser les lézards ; il fallait qu'il eût le sens des individus ; il n'était pas mauvais qu'il fût bon théologien, mais préférable encore qu'il eût le jugement droit ; elle exigeait qu'il ne se mêlât pas de connaître les voies de la spiritualité s'il n'était lui-même spirituel ; qu'il fût humble devant l'âme dirigée ; elle ne choisissait ni ceux qui attribuaient toutes ses grâces à Dieu, alors qu'elle se savait tentée, ni ceux qui les rejetaient en bloc, alors qu'elle se savait inspirée 16; enfin, même après saint Pierre d'Alcantara, elle leur traçait une limite dans sa vie spirituelle : « Nul ne pouvait m'inspirer plus de crainte ou de sécurité qu'il ne plaisait au Seigneur d'en mettre dans mon âme. » Que nous voilà loin de cette avidité à renoncer toute initiative où s'empressent les infirmes de la vie spirituelle ! Avec François de Sales ce n'est plus le dirigé. c'est le directeur qui trace les exigences de la liberté : « Ce respect (de votre Directeur) écrit-il à la baronne de Chantal, vous doit sans doute contenir en la sainte conduite en laquelle vous vous êtes si heureusement rangée, mais il ne doit pas vous géhenner, ni étouffer la juste liberté que l'Esprit de Dieu donne à ceux qu'il possède.» Voici qu'il met le doigt sur l'élément passif et contraint d'intimidation qui peut venir troubler l'obéissance chrétienne; il lui écrit en lettres capitales : « IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR ET RIEN PAR FORCE ; IL FAUT PLUS AIMER L'OBÉISSANCE QUE CRAINDRE LA DÉSOBÉISSANCE. »
« Je vous laisse l'esprit de liberté, non pas celui qui force l'obéissance, car c'est la liberté de la chair ; mais celui qui force la contrainte et le scrupule ou empressement. »
Cette disposition que sainte Thérèse demandait du directeur, il se l'impose lui-même : « Et voyez-vous, ma fille, en ces choses nécessaires, ou du moins desquelles je ne puis pas bien discerner la nécessité, ne prenez point mes paroles ric à ric ; car je ne veux point qu'elles vous serrent, mais que vous ayez liberté de faire ce que vous croyez être meilleur. » Comment mieux indiquer que l'unité chrétienne repose même dans l'ordre visible sur la solidité des intentions et non pas sur la répétition des gestes, bien qu'elle ait aussi besoin de la discipline et des formes externes. A la mère Favre, supérieure de la Visitation de Lyon, parlant de ses filles : « Il les faut affermir si possible, disait-il encore, à ne pas vouloir faire tout ce que les autres font, mais seulement à vouloir tout ce que les autres veulent, c'est-à-dire à ne pas faire toutes les mêmes exercices, fors ceux de la Règle, mais que chacune marche selon le don de Dieu … »
Hélas, ce fort climat de liberté, la saveur s'en est quelque peu affadie chez les chrétiens d'aujourd'hui et au sein de l'Église même. Cette décadence date du jour où les chrétiens et les clercs ont serré de trop près le pouvoir et l'argent. Cependant, l'historien qui ferait une histoire de la liberté chrétienne ne serait pas réduit à l'écrire dans les marges confuses de J'orthodoxie. Il la suivrait en plein cœur de l'Église, derrière ces innombrables moines qui, dans la chrétienté naissante, tinrent tête si souvent au pouvoir temporel et au pouvoir spirituel mêlés, avec saint Bernard, saint Anselme, sainte Catherine de Sienne, saint Thomas Moore, sainte Jeanne d'Arc et tant d'autres témoins de l'indépendance chrétienne. Si M. Bernard Shaw a vu en Jeanne une protestante, c'est qu'il n'avait pas le sens de ce que représentait pour elle la liberté orthodoxe dans l'Église, cette fierté respectueuse, cette humilité hardie, gui se situe aux antipodes de l'humeur brouillonne et du sens propre.
Il y a quelques années nous avions réalisé une exposition sur E. Mounier. je dois toujours en avoir le dossier. ce serait peut-être bien de la donner à voir sur ce bloque.