Le choix d'une vie sobre : témoignage des Ibadhites
VIIe siècle : Mohamed ne s'est pas désigné de successeur. Ali, son cousin et gendre, fut proclamé Khalife à la quatrième tentative d'élection. Il avait été écarté lors des trois premières. Le Gouverneur de Syrie, Mou'awia, souhaitait le Khalifat. Il entra en guerre contre Ali. À la bataille de Ciffin en 657, Ali, pour éviter une effusion de sang, accepte la proposition de Mou'awia de s'en remettre à des arbitres. Au nom du Coran, certains refusent cet arbitrage. En effet, selon l'orthodoxie coranique : « Le jugement appartient à Dieu seul ».
Par fidélité à la Loi, un groupe se forme et se sépare des partisans d'Ali. On appelle ces schismatiques des Kharedjites (sortants). Ali n'est jamais parvenu à exterminer ces gens qui affaiblissaient son autorité. Le Kharedjisme donne naissance à, au moins, deux écoles : les Soffites (Çafrites) ayant des doctrines cruelles et intransigeantes et les Abadhites (ou Ibadhites) avec une doctrine modérée, non violente éventuellement.
De Baçra (Irak), les cheikhs formaient des missionnaires qui propageaient la doctrine et poussaient à la révolte. On les voit dans l'Oman, à Zanzibar, en Ifriquiya : Djebel Nefousse, au Maghreb : Kairouan (au VIIIe siècle), chez les Berbères Zénètes (Algérie).
Abderrahmane Ibn Rostem, tolba (clerc) d'origine persane, fonde la ville de Tahert à 9 km de Tiaret. Il y établit une Cité-Etat que des imans
successifs rendront riche et prospère durant un siècle et demi. Son pouvoir s'étend sur une bonne partie du Maghreb. Il a des relations avec le Soudan Occidental. On trouve, à cette époque, des
Ibadhites dans l'oued Righ, dans les Monts du Zab, dans les Zibans, le Souf, la région d'Ouargla et de Laghouat.
Cet Etat maghrébin contribue à affirmer, dès cette époque, l'autonomie d'un Maghreb musulman, tout en représentant l'idéal politico-religieux des Kharedjites.
Une agression des Fatimides Chiites provoque l'effondrement de cet équilibre en 909. Des petits groupes errent dans ce pays devenu hostile.
Quelques-uns se réfugient chez les Ibadhites d'Ouargla. Ils s'installent à Sedrata (Isedrata), axe commercial Nord-Sud : or, esclaves, etc... La nouvelle cité brillera très vite par sa richesse.
Mais, vers 1075, cette nouvelle puissance ibadhite fut, elle aussi, détruite. Il n'y aura plus en Algérie de puissance kharedjite ibadhite, hormis la petite communauté qui se réfugie dans le
M'Zab.
On trouve d'autres foyers ibadhites en Arabie, à Zanzibar, au Djebel Nefoussa (Tripolitaine, à Djerba (Tunisie).
On peut lire : C. et P. Donnadieu ; H. et J-M. Didillon, « Habiter le désert, les maisons mozabites », Pierre Mardage éditeur.
Si l'on veut le souvenir d'un modèle urbain préalable aux villes du M'Zab, c'est donc vers Isedraten (entièrement détruite) qu'il faut se tourner. On dit que cette ville avait une forêt de 400.000 palmiers irriguée avec soin. L'eau y était abondante, proche de la surface de la terre (dans les 3 mètres). Rien ne manquait, tant dans le domaine des biens matériels que dans celui des biens spirituels. On la nomma, dans le monde arabe, « la Glorieuse ». Tous les raffinements de l'art islamique y étaient représentés ainsi qu'en témoignent les stucs exposés dans les musées algériens.
Nous savons que les siècles autour de l'an mil connurent de grandes violences.
Isedraten fut détruite au début du XIe siècle.
voir : Manuel Roche « Le M'Zab » - Arthaud 1970.
Les survivants d'Isedraten s'engagent vers l'Ouest, dans le désert le plus rebutant, le plus aride. Succession à l'infini de mamelons de pierraille nue. Des vallées tracent dans ces collines pierreuses une sorte de filet, d'où le nom de cette partie du Sahara, la Chebka (le filet). L'une de ces vallées a le nom d'Oued M'Zab. C'est là que les Ibadhites rostémides (descendants d'Ibn Rostem) décident de se fixer. Ils choisissent cet endroit si difficile d'accès, si dur à vivre, car ils sont persuadés que plus personne ne viendra les en chasser. Ils ont le souvenir de leurs anciennes constructions, mais choisissent de se doter d'un cadre de vie totalement différent. Ils visent simplicité et sobriété ; le seul choix de vie, du reste, que le contexte géographique leur permet, tant il y a à faire pour rendre vivables ces terres arides.
Les architectes eurpéens qui ont découvert, pleins d'admiration, les villes mozabites, en parlent ainsi : « Le phénomène historique qui fait de la vallée du M'Zab un événement permanent et exceptionnel, c'est que ces hommes, depuis près de mille années, ont choisi comme saint Bernard et avant lui, et ont préservé jusqu'à nous vivante, la rigueur. C'étaient des hommes cultivés, habiles artisans, heureux architectes. Cette simplicité de formes que l'on trouve au M'Zab, à chaque pas, avec l'émerveillement, n'est pas la conduction naturelle d'un art primitif amélioré. C'est à une époque donnée, à un niveau de culture très élevé, le choix collectif d'un refus de l'ornement, de l'inutile, de l'ostentation ».
Avant même de construire, d'embellir, sous la direction des Conseils des Religieux, il avait été compris qu'il fallait réserver tous les efforts à la création de palmeraies pour assurer la survie de la communauté. Et l'eau n'était plus à 3 mètres du sol, mais à 30, 60, 100 mètres de profondeur.
Les Ibadhites avaient aussi pris conscience que le refus de l'ostentation était une garantie de sauvegarde. N'ont-ils pas perdu Tiharet, Isedraten pour y avoir trop bien vécu dans l'opulence, la prospérité, le luxe ?
Il a fallu une cinquantaine d'années pour construire les 5 villes de l'Oued M'Zab.
Voici un rapide schéma de la construction de El Atteuf (le Tournant), la plus ancienne, de Bou-Noura (la Lumineuse), de Beni-Isguen, de Melika (la Reine) et de Ghardaïa (la plus récente). Sans parler des éloignées Berriane et Guerrara.
D'abord les
remparts - plus exactement les murs d'enceinte.
Ensuite la mosquée, sur un endroit des plus convenables, généralement au sommet de la colline.
Puis les habitations - et, vers la porte de la ville, les endroits de commerce.
La mosquée tient lieu de centre culturel, social et religieux. L'eau y est nécessaire pour les ablutions, indispensable préalable à la prière.
Les chefs religieux sont les dirigeants de la ville. Encore maintenant, même si cela passe par l'élection démocratique d'une liste - celle des indépendants - dressée sous leur influence. Aux
dernières élections, j'ai entendu dire que la liste socialiste de Ghardaïa avait obtenu le plus de suffrages. On a voulu ainsi signifier une volonté de distance tant du pouvoir politique
traditionnel (celui de l'État), que du pouvoir des religieux.
Du sommet au bas de la ville, les habitations vont des plus nobles aux moins nobles.
Près de la mosquée, habitent les clercs, les lettrés, religieux, enseignants et étudiants.
À mesure que l'on descend vers les remparts, on trouve des professions moins nobles pour rencontrer, tout en bas de la ville, les commerçants. Le commerce étant la seule activité de la ville qui n'ait pas ses assises en la mosquée. La place du marché est l'espace où peuvent pénétrer les étrangers. Mais ceux-ci, comme les nomades, ne peuvent dormir qu'à l'extérieur de la ville. Ceci, jusqu'à l'établissement des Maisons d'accueil (fondouks) qui se créèrent dans le bas des villes.
Manuel Roche conclut ainsi ce chapitre de son livre :
« C'est pour préserver la leçon du M'Zab aux jeunes architectes, non seulement de l'Algérie mais du monde entier, c'est pour garder aux Algériens comme aux touristes étrangers le spectacle de la justesse même, de la mesure et du goût, que nous avons fait de livre. C'est aussi pour dissuader les habitants de la vallée d'une modestie si grande qu'elle renie les valeurs dont leurs villes nous apparaissent comme les témoins miraculeux, des valeurs que notre monde moderne a oubliées, a perdues et dont « notre progrès » a tant besoin pour retrouver un équilibre ».
« Pas plus que dans les villes, les maisons des palmeraies ne démontrent une recherche d'ostentation. Bien au contraire, elles sont simples et solides, les pièces ont des proportions petites et suffisantes, un peu comme des cellules de moines ».