C'est par cette extrémité que nous passons de « piss » à « peace » : en assumant notre chair, puis en s'enfonçant jusque dans notre ordure, le Christ fait l'unité...
Débats
« Peace Christ » : de l'affaire Serrano au mystère de Pâques
FABRICE HADJADJ
Le philosophe* réagit à l'affaire d'Avignon, dont il fait une lecture catholique.
Dimanche dernier, en Avignon, après la messe des Rameaux, deux visiteurs munis de marteau, tournevis et lunettes noires, sont entrés dans une exposition d'art
contemporain et ont « vandalisé » une oeuvre que l'évêque du lieu dénonçait comme une « ordure » et dont des pétitions sur Internet exigeaient le retrait : « Un crucifix dans un verre d'urine »,
s'y récriait-on, sans trop savoir qu'il s'agissait en réalité d'une photographie d'un mètre quatre-vingt montrant un Christ en Croix surexposé dans une atmosphère rouge et or. Sans tarder, le
ministre de la Culture a condamné cette « atteinte à la liberté de création » , tout en observant « que l'oeuvre pouvait choquer certains publics » . La réaction des uns et des autres peut se
comprendre, mais il faut admettre que, d'un côté comme de l'autre, se déploie une rhétorique analogue : on se livre à un exercice d'indignation, on dénonce le sacrilège, on renonce à la pensée.
D'une part, la soi-disant « liberté de création » a trop souvent permis de substituer une provocation facile aux exigences du métier et à la recherche de la forme : c'est une manière romantique
de déclarer l'infaillibilité de l'artiste et de canoniser sa bohème. D'autre part, l'accusation de blasphème est précisément celle dont on s'est servi pour condamner Jésus à mort : c'est une
tendance pharisaïque à se poser en grand prêtre omniscient.
Indubitablement, nombreux sont les catholiques ignorants de l'art contemporain : ils oscillent entre un rejet en bloc et un accueil sans discernement. Nostalgie
académique, qui passe à côté du temps présent ; ouverture à tout vent, qui interdit l'hospitalité véritable. Un des motifs de cette ignorance se trouve dans l'incapacité à se situer ailleurs que
sur le plan moral. Au nom de la morale, il faut accueillir les oeuvres contemporaines, comme les sans-papiers des beaux-arts. Au nom de la morale, il faut condamner le Piss Christ d'Andres
Serrano, comme la profanation d'un tabernacle. Le problème, c'est que, comme le rappelle la fondatrice de la revue Art Press, Catherine Millet, dans ce domaine d'abord esthétique, « les
significations sont glissantes » . Preuve en est l'interprétation que soeur Wendy Beckett, critique d'art et carmélite, donne justement du Piss Christ : il ne s'agit pas d'un blasphème, mais
d'une mise en évidence de ce que, par nos péchés, « nous faisons au Christ ». D'ailleurs, pas plus tard qu'hier, Serrano en personne avouait dans la presse : « Je suis moi-même chrétien, et plus
encore je suis un artiste chrétien (...). Je n'ai rien d'un blasphémateur et je n'ai aucune sympathie pour le blasphème » (l'acte de vandalisme aura donc eu du moins la vertu de provoquer cette
profession de foi).
Au point de vue esthétique, il faut reconnaître que la photographie de Serrano est très belle et dit quelque chose du mystère de la Croix glorieuse. Sans doute
est-ce une coquetterie provocatrice de sa part que de mettre en avant, dans son titre même, son procédé de fabrication. Mais qu'un crucifix de pacotille, relevant de ce double blasphème
esthétique qu'est le genre saint-sulpicien « made in China », puisse, trempé dans l'urine et moyennant l'éclairage adéquat, apparaître avec une telle splendeur ombreuse, voilà qui devrait
provoquer l'émerveillement. Et un émerveillement profondément chrétien, parce que lié à ce qui fait l'essence même du christianisme.
Comme le disait Charles Journet, grand théologien du XXsiècle, « le christianisme n'est pas un spiritualisme, mais une spiritualité de l'Incarnation » . Le Verbe
s'est fait chair : cela veut dire, par voie de conséquence, que le Messie a une vessie, que le Fils de Dieu, Dieu lui- même, a uriné. La thèse était insupportable aux gnoses dualistes : le chef
de secte Valentin affirmait que le Christ n'avait pu avoir qu'une apparence de corps, car c'était manquer à la « spiritualité » que de croire que le divin pouvait assumer sans dégoût nos
servitudes physiologiques. Mais cette indignation est déjà celle des grands prêtres qui condamnent Jésus : c'est un blasphémateur, parce qu'il se dit Dieu, alors qu'il urine comme vous et
moi.
Et voici que par cette condamnation le Christ va descendre plus bas encore, parmi les malfaiteurs, dans la puanteur du Golgotha, jusqu'à pouvoir dire avec Job : «
Tu me plonges alors dans l'ordure, et mes vêtements mêmes me prennent en horreur ! » (Job, IX, 31) - ses « vêtements », c'est-à-dire ceux qui collent à lui mais peuvent se détacher de lui et même
s'en éloigner avec orgueil, dès lors qu'il ne correspond plus à leurs clichés confortables (je n'accuse pas les autres, je connais trop bien ma propre médiocrité)...
Mais c'est par cette extrémité que nous passons de « piss » à « peace » : en assumant notre chair, puis en s'enfonçant jusque dans notre ordure, le Christ fait
l'unité entre la transcendance et l'immanence, l'Esprit et le corps, mais aussi entre le Berger offert et la brebis perdue, le Très-Haut et le très-bas. Tel est le drame amoureux de la rédemption
que nous célébrons en cette semaine sainte : Dieu a voulu devenir comme un objet de rebut (Psaume XXXI, 13), afin que le fond de notre misère puisse toucher le fond de sa miséricorde, et que
notre matière puisse rayonner de sa joie.
* Dernier ouvrage paru : Le Paradis à la porte, essai sur une joie qui dérange (Seuil).
D'un côté comme de l'autre, se déploie une rhétorique analogue : on se livre à un exercice d'indignation, on dénonce le sacrilège, on renonce à la pensée
FABRICE HADJADJ