Journal d’un demandeur d’asile (Extrait) - suite 4
EPILOGUE
Plus de quatorze mois sont passés. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, mais pour moi c’est la même eau qui monte, qui descend, remonte et redescend. Depuis le début de cette nouvelle vie de pseudo-liberté, je ne vis que la même chose, les mêmes événements, la même souffrance. Cette nouvelle vie n’est pas vraiment différente de cette prison qu’on appelle vulgairement « centre de détention, rétention » et je ne sais plus quoi. Là-bas, j’avais une assistance médicale régulière, j’avais une place précise où poser mon crâne sans sommeil.
Aujourd’hui, je ne sais plus le nombre de familles qui m’ont hébergé, je me souviens surtout qu’il m’est arrivé de passer une semaine ici, deux là, un mois ailleurs encore. Souvent, dehors, je profite alors des lieux de commerce nocturne.
Pour passer les nuits dans un domicile, allongé sur le sol, dans le couloir ou bien dans la cuisine, il faut aller jusqu’à dépenser au minimum dix euros par nuit de huit heures de durée. Je ne suis pas seul. Il arrive que nous soyons au nombre de cinq, huit, dix, douze, quinze...chez ces commerçants de sommeil. Il m’est arrivé de travailler de neuf heures à vingt et une heure juste pour avoir de quoi manger et là où poser ma tête le soir. Sans oublier de faire du « baby sitting ». C’est-à-dire garder les enfants, les amener et les ramener de l’école, du parc,… m’occuper d’eux…sans percevoir la moindre pièce de monnaie.
Il y a des jours où je rencontre mes semblables, c’est-à-dire ceux dont la demande d’asile avait été rejetée et ceux qui n’ont pas tout simplement les papiers. Nous formons la communauté du PS, qu’on appelle les « sans papiers ». Une grande majorité de ces frères souhaitent reprendre le chemin d’une nouvelle demande d’asile ; mais ils sont alors bloqués par ce traité de Dublin qui déclare qu’un demandeur reste l’esclave du pays dans lequel il a demandé l’asile, et que le pays devient son maître. C’est pareil que le « traité du triangle » qu’on dit avoir aboli. Il n’appartient qu’à ce pays et à lui tout seul. S’il redemande l’asile ailleurs, il est immédiatement renvoyé dans le pays où il avait fait sa demande initiale. Il doit donc retourner chez son maître, comme au vieux temps où on pratiquait l’autre forme d’esclavage. Pour nous marquer au fer, on prend aujourd’hui nos empreintes. Pourquoi ne plus nous marquer au fer ? Ce serait mieux, je pense. On vole nos vies, nos âmes à partir du moment où ces empreintes sont prises. (p. 385)
Si au moins on permettait à chacun de présenter au maximum trois ou quatre demandes dans trois ou quatre pays différents. Si une demande était rejetée, le demandeur aurait alors deux ou trois chances dans de différents pays de la convention de Dublin. Ce serait mieux. Les pays signataires de cette Convention devraient avoir entre eux une procédure harmonisée. Dans certains pays, elle est « souple », dans d’autres elle est très rude. Les gouvernements de ces pays savent que les affaires, l’économie, la société ne se développeraient pas à cette vitesse sans nous. Ils savent que nous sommes là, qu’ils ont besoin de nous et qu’ils ne peuvent pas se passer de nous. Aussi, il faudrait que les interviews soient vraiment des interviews et non une « séance d’interrogatoire sur fauteuil électrique ». Là, c’est pour ceux qui souhaitent faire ou refaire ces « procédures ». Quant à moi, plus jamais.
Pour me soigner, je me rends dans une association où je peux lire sur une affiche : « Lorsqu’on soigne les victimes de guerre sans punir les coupables, les malades ne guérissent jamais. Ici, on guérit les malades ». Travaillent là-bas des gens hyper-sympathiques ; sans chercher à savoir d’où nous venons, pourquoi nous sommes là, et quelle est la couleur du malade… Je m’y rends toutes les six ou huit semaines. Chaque fois que je sors de là, c’est comme si rien ne s’était passé, mais c’est déjà quelque chose de se faire comprendre.
Pour me nourrir en dehors des invitations dans certaines familles, j’allais dans une association qui distribue des colis de repas. À mon tour d’être servi, Une bénévole m’a demandé :
- Quel est votre nom, votre âge, Etes-vous marié ? Avez-vous des enfants ? Quel est votre revenu mensuel ?... Donnez-moi vos papiers, s’il vous plaît.
- Je n’ai pas les papiers que vous me demandez.
- Les avez-vous oubliés chez vous ?
- Non, je n’en ai pas.
- Désolé, monsieur, ici on ne s’occupe que des nationaux et des étrangers en situation régulière ; donc je ne peux rien pour vous.
Avec mon âge et du fait que je suis célibataire et sans enfants, je suis l’excellent spécimen d’une personne qu’on ne doit pas aider. Elle avait continué :
- Travaillez-vous ?
- Oui.
- Et que venez-vous faire ici, si vous pouvez vous nourrir ?
- Je n’ai pas de salaire. J’ai de l’argent de poche.
- Payez-vous l’impôt ?
- Non, je perçois du cash. Mais quand même, je consomme, je paye la TVA.
- Je vais quand même vous donner un colis pour aujourd’hui. Juste pour aujourd’hui.
- Vous savez, je ne suis pas seul dans cette situation, et nous travaillons gratuitement afin de développer le pays.
- Quel pays ?
- Celui dans lequel nous nous trouvons !
- Vous devriez développer votre propre pays d’abord, je pense.
- C’est un autre sujet que vous abordez.
- Il faut demander l’asile, ça peut vous servir !
- Merci madame, nous en reparlerons prochainement.
- Vous travaillez, mais ce n’est pas officiel !
- Je peux être d’accord avec vous. J’écoutais la radio un matin. Il y avait un artisan qui se plaignait au sujet d’un appel d’offre dans une mairie pour la rénovation du circuit électrique. Il avait fait un devis qui s’élevait à quatre-vingt-dix mille Euros dans l’intention de remporter ce marché. L’offre a finalement été au profit d’un artisan qui avait déposé un devis de moins de quarante mille euros. Mais lorsque la mairie cède le marché à un tel artisan, croyez-vous qu’elle n’a pas une idée de ceux qui effectueront les travaux ?
- Je ne pense pas.
- Moi non plus, je ne pense pas. Merci pour votre gentillesse, au revoir (p. 386)
Il y a quelques semaines, je me suis rendu au siège d’une association afin de souligner mon manque de moyens de subsistance. Ce fut une occasion pour moi, de parler de mon argent que me doit mon avocat, je parle de cet avocat monsieur News, qui m’a assisté pendant ma dernière séance du tribunal. J’ai préféré que ce soit la bénévole de cette association, qui se charge de récupérer la somme de deux mille cinq cents quatre-vingt-dix euros à cet avocat. Je ne voudrai plus avoir à faire, voire même entendre la voix d’une personne que j’ai connue durant ma « procédure d’asile ». Après deux semaines d’attente, la bénévole m’a dit que mon avocat ne veut pas répondre à ses appels malgré les messages laissés au répondeur. Jusqu’aujourd’hui, à l’heure où j’écris cette phrase, la dite somme d’argent n’a pas été rendue.
Il y a quelque temps, je réclamais mon « salaire » à « mon patron ». Il m’avait répondu que si je ne voulais plus travailler avec lui, il allait me licencier. Comme s’il y avait une embauche ou un contrat. Quand il veut, il me donne quelques espèces. Plusieurs collègues sont au courant de ma situation. Demain, une autre personne me fera travailler pour elle et me laissera tomber ensuite, comme ce patron, sans me payer. C’est toujours ainsi. Aussitôt, un autre patron demandera mes services en me promettant de bonnes conditions de travail et même une promesse de demande de ma régularisation. Et finalement, tout se passera comme d’habitude, sans oublier le chantage. C’est toujours le même processus. Tout commence par un dévoilage de mon « petit secret officiel » de ma situation à un collègue. Directement, ce dernier met tout le monde au courant, même sa famille. Et chacun cherche à en profiter au maximum, malgré le fait que mes collègues savent que je ne vais pas bien. Même quand il y a du boulot, j’y vais lorsque ma santé me le permet.
Quelques mois plus tôt, nous travaillions dans une résidence, le travail achevé, le maître d’ouvrage m’avait dit : « Antoine, peux-tu venir samedi prochain tapisser ma salle de bain, je te paierai ». Mon « patron » ayant entendu cela, lui avait dit : « Pourquoi voulez-vous donner du travail à Antoine ? C’est moi son patron ! » Le maître d’ouvrage lui répondit « Mais c’est juste quelques mètre carrés » ! Le « patron » continua : « Qu’il vienne donc faire ce travail, mais c’est à moi que vous devez verser la main d’œuvre et je paierai Antoine ». Ainsi, même le samedi, je dois travailler pour lui, pour quelques mètres carrés, même si c’est une personne d’autre qui fait appel à moi.
Aucun de ces « patrons ne sait mon histoire, que j’ai un maître officiel avant eux. Et si tous le savaient, ça changerait quoi ? Oh Dieu, Toi qui regardes tout, pourquoi les laisses-Tu faire ?
L’amour a fuit très loin de moi, comme un fruit accroché derrière la lune. Je n’ai pas l’espoir qu’il apparaîtra dans ma vie. Je n’ai de lui qu’un vague souvenir. Tous ces amoureux programment l’heure de mon passage de manière à s’embrasser devant moi. Comme pour me dire que la vie sans amour est nulle, inutile, je ne vaux rien. Si je rencontre un jour une gentille, belle, douce, charmante et accueillante dame et si je lui parle de mon secret, elle m’enchaînerait certainement au pied de son lit.
Je voudrais réaliser cinq choses : d’abord me soigner, puis rendre officielle ma présence sur le territoire, ensuite continuer les études, puis rechercher Présy, et enfin, rencontrer une à une ces personnes qui m’ont maintenu en otage pendant toute cette période, pour qu’on discute. Ce qui est sûr, c’est que celles qui ont compati à ma douleur seront contentes de me revoir. Mais celles qui nous appelaient « voleurs de boulot » auront peur au point d’uriner dans leurs pantalons. Car ces personnes, en l’absence de leurs collègues et de leurs armes, ne sont plus rien. Elles auront aussi peur d’une certaine vengeance de ma part : « Du calme ! Je suis un non violent. N’ayez pas peur. Je veux seulement savoir ce que vous pensez de ce que vous m’avez fait ».
J’essaie de vivre comme je peux ; je cherche à ressembler aux autres, à mettre l’accent sur tous les verbes d’état de manière à ne pas être différent des autres. Puisque dans ce monde, l’habit fait le moine. Ne pas toujours accepter d’être la victime, de peur que les gens se posent des questions. J’essaie de rendre le sourire aux gens, de peur d’être soupçonné.
C’est ça, je vis dans la peur d’être interpellé, arrêté et rendu à mon maître. Je n’ai plus de force. Mon âme demeure dans cette prison. Les prénoms de tous mes bourreaux sont fichés dans ma tête alors que les prénoms de ceux avec qui je converse souvent entrent par l’oreille gauche et ressortent par celle de droite. Tous les jours, je pense à cet endroit, à tout ce qui s’y passait, à tous ceux que j’y ai connus. Devrais-je remercier ou maudire Dieu et tous ceux qui ont été une aide pour moi en me permettant de souffrir beaucoup plus ? Je souffre de tout mon corps parce que j’ai commis le délit d’être un humain.
S’il arrivait que je sois repris par mon maître, je préfèrerais qu’il me coupe la jambe gauche, et plus tard, ma main droite.