L’art contemporain et l’Église

Publié le par Michel Durand


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photographie de Serrano The Morgue (Child Abuse), 1992, 126 x 152,5 cm

Galerie Paula Cooper, New York


Je ne suis pas particulièrement disposé à défendre l’art contemporain pour diverses raisons. Parmi celles-ci je signale en premier la confusion que l’art dit contemporain entretient autour du mot valeur. En effet, avec lui, on est passé de la valeur artistique normalement attachée à une création originale à la valeur monétaire. Autrement dit, ce n’est pas la valeur esthétique de l’œuvre qui compte, sa charge émotionnelle, mais sa cotation sur le marché de l’art. Les critères qui font d’une production artistique une œuvre n’ont plus rien à voir avec la qualité plastique. Cette orientation capitaliste ne peut que poser problème.

Un deuxième critère m’empêche de parler avec sympathie de l’art contemporain réside dans le fait que cet art devenu académique, officiel de par ses subventions étatiques (MAC, Frac, Drac), n’a plus rien de contemporain. Les historiens d’art en signalent l’arrêt dans les années 70 ou 80 du siècle passé. Beaucoup de plasticiens préfèrent aujourd’hui employer le mot « actuel », art actuel, pour signaler la contemporanéité de leurs œuvres.

Cela dit, quand je me trouve devant un objet pour lequel on revendique le label de contemporain, je ne vais pas immédiatement crier au scandale sous prétexte que l’avant-garde est depuis plus belle lurette complètement dépassée. Il convient, avant de signaler son indignation, de prendre le temps de regarder la chose dite « d’art contemporain » et d’en pénétrer le sens pou le non-sens qu’elle contient.

C’est du reste dans cet effort de compréhension sollicité au regardant que je déniche une troisième objection que j’adresse à l’art contemporain ou prétendu tel. Pour en saisir le sens, il lui faut, neuf fois sur dix, l’accompagnement d’un long discours philosophique.

Je vous invite, si vous souhaitez approfondir comment je perçois l’art d’aujourd’hui à vous rendre sur ce site vers l’article : Révélation d'un drame qui se continue dans de nombreuses guerres civiles.

 

Il est évident que si l’art fut, à l’époque des rois et des empereurs, au service des grands de ce monde pour magnifier leurs exploits, aujourd’hui, il serait également utilisé pour interroger l’humanité. En démontrer et démonter les inhumanités. La perception des valeurs, de la transcendance s’étant modifiée, l’exaltation de Dieu servant à la glorification du Prince, l’art s’en trouve en conséquence bouleversé.

Même si les commandes d’Église demeurent souvent dans ce contexte de valorisation de l’Institution, il n’est plus possible d’affirmer que l’art doit être exclusivement et servilement au service  des Églises et de leurs liturgies. L’autonomie gagnée sur des autorités désormais incapables de financer des innovations artistiques ne saurait être ignorée. Alors, dans la nouvelle donne des créations actuelles, les baptisés, pour ne parler que de l’Église universelle du Christ, se doivent de discerner ce qui provoque des émotions, des appels a plus de vérité, de beauté, d’amour, de justice. N’est-ce pas finalement là le rôle de l’art ?

 

Mgr Albert Rouet développe cette question dans son ouvrage cosigné avec Gilbert Browstone : « L’Église et l’art d’avant-garde ». Albin Michel, 2002. L’intention des auteurs est contenue dans le sous-titre : « De la provocation au dialogue ».


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Voici quelques pages de Mgr Rouet.

 

La Chair et Dieu

 

Si Dieu entre en ce monde, c'est qu'il l'aime. À la passion, c'est le cas de le dire. En chaque homme, il place sa propre image et ressemblance. Plus encore, annonce le prophète Isaïe : «Une femme oublie-t-elle son enfant ?... Moi je ne l'oublierai pas : je te porte gravé sur les paumes de ma main» (49,15-16). Jésus au cœur percé, aux mains trouées. Blessure d'amour.

Les chrétiens ont charge de vivre cette attention prioritaire à l'humanité. Ce n'est pas une option, une matière libre ; c'est une exigence. L'Église doit servir l'humanité, ce qui ne se fait pas de loin, à distance, mais au plus près des hommes, au cœur du monde - là où il bat d'espoir ou de larmes. Comme un étranger de Samarie saisit à pleines mains un blessé laissé pour mort, en une alliance d'amitié.

Servir: pas seulement pour remédier au manque, pour pallier les différences. Un artiste ne copie pas, il crée ; il ne restaure ni n'enjolive, il rend présente une indicible plénitude. Ainsi le travail de l'Église : que chaque homme se lève, debout et libre. Un homme atteint sa pleine stature dans la réciprocité avec les autres humains de bâtir une histoire belle parce que juste et digne. C'est vrai aussi pour les peuples. Seules les insondables richesses de Dieu embrassent les multiples cultures, une manière pour les hommes de se penser eux-mêmes. Dans son Fils Jésus-Christ, Dieu appelle les hommes à ressusciter. Une beauté secrète, vraie dans l'espérance de naître, anime le regard de la foi sur le monde.

Cette beauté reste secrète, oh oui! Quand on voit, comment l'homme est malaxé par les forces impétueuses des dictatures et des oppressions, ou par les violences doucereuses des règles statistiques ou des lois (dites « naturelles») des marchés, on en vient à se demander qui voit l'homme : âge, taille, poids identité, salaire, revenus, opinions... On sait tout sauf l'unique. On connaît l'humain par sondage et statistiques. Mais on ignore l'homme.

Artistes, que dites-vous de l'homme contemporain ? Comment le voyez-vous, lui, en sa nature originale? Votre regard dépouille les apparences ou les tourne en dérision. Regard unique - le tien, le sien - pour aller au-delà du convenu, donc pour tuer la cécité et l'habitude.

Comme chrétien, j'ai besoin de votre perception.

Elle n'est pas une « parole» que je pourrais digérer. Elle est une vue, un œil, une approche, une question. L'œil interroge plus que des mots toujours tentés de soûler. Si l'Église veut continuer son service, si elle veut simplement chercher ce qui passe aujourd'hui et le prendre avec elle - ce qui est comprendre - il lui faut ouvrir l'œil, voir à nouveau, contempler ce que ses yeux ne discernent pas. Nous sommes tous aveuglés par nos propres lumignons. Et comment se situer avec l'autre si on le voit mal, d'un regard étriqué ?

 

Discerner le souffle du divin

Dans la chaîne des malheurs, destruction d'ethnies, mutilation de l'environnement, devant les blessures de la maladie, du sida et de la mort, dans les tourments du sexe et de l'absurde, qui décèlera un frémissement de vie, un relèvement d'espoir et de révolte ? Qui, sinon celui qui veut voir au-delà des apparences, jusqu'en cette angoisse d'exister : l'artiste, ce guetteur de l'homme?

Des hommes perçoivent ce qu'indiquent les artistes, cette faille dans un monde clos, ce rai dans les ténèbres, entrebâillement dans les prisons. Gilbert Brownstone est de ceux-là : il nous a permis d'entrer en contact avec ces chercheurs du souffle qui passe. Il a rencontré des artistes qui traduisent les situations où se démènent des hommes d'aujourd'hui. Son travail - tout un symbole ! - conjoint l'apport des artistes et le service des chrétiens. Car le mystère de chacun que l'Église approche avec respect renvoie au mystère inépuisable du Dieu qu'elle aime. Noces de Dieu et de l'entière humanité. Cantique unique d'un amour inlassable.

 

L’exigence du mystère

 

Patience : l'essentiel ne se perçoit pas au départ, mais après une longue route. En traversant le désert. En outre, je me méfie d'une récupération religieuse active et immodeste. L'art ne serait pas bassement matérialiste, donc il est spirituel. Ce qu'il fallait démontrer. Merci, l'artiste, dommage que tu n'aies pas la foi. Enfin, tu as le sens du sacré. On fait ce qu'on peut. J'insiste : l’Église ne s'intéresse-t-elle à l'art que pour illustrer ses liturgies et aux artistes pour en faire des chrétiens qui s'ignorent ?

 

Mystère existentiel d'une vie


Prenez dans ce livre (voir la photo ci-dessus) la photographie de Serrano The Morgue. Child Abuse. Enlevez le titre et vous ne savez pas s'il s'agit d'un enfant endormi, d'une adolescente enfouie dans un drap... Le titre complique la lecture, non pas en définissant l'objet représenté, en nous avertissant que la vie est partie, que la mort est passée là. Il ouvre un champ plus grand d'investigation : du mystère au sens de l'énigme policière (de quoi est-il (elle) mort(e) ? Pourquoi ce dépôt à la morgue ?... ) qui, en fait, apaiserait la curiosité, il passe au mystère existentiel d'une vie coupée avant la mienne plus âgée pourtant, avec le rapport entre le suaire (on le sait maintenant) et le drap des nuits de tendresse, des bains purificateurs. Avec cet emmaillotage savant d'un linceul qui attend un dévoilement comme à la naissance. Vous ne savez plus, car il y a trop à savoir.

 

Les œuvres dites d'« avant-garde».


Dans l'histoire actuelle, elles tentent d'y lire ce que nous ne déchiffrons pas encore. Dans ce qui est, elles avancent ce qui arrive. À prendre du retard pour ce rendez-vous, l'Église risque fort d'arriver après la fermeture des portes, obligée de prendre le prochain train... Je ne pense pas forcément que les artistes aient voulu en appeler à l'Église. Mais si elle ne voit pas le monde qu'ils présentent, c'est la compréhension des courants contemporains qui en deviendra opaque. Tout retard anémie la chair et retarde la rencontre.

Faut-il alors chercher des attentes explicites de Dieu, recruter des chrétiens implicites ? Je n'estime pas que le problème se pose ainsi, sinon l'autre ne serait pas reconnu pour ce qu'il veut être, mais au nom de ce qu'il entend ne pas être. D'ailleurs, Dieu est-il la réponse qui vient s'emboîter dans nos interrogations et combler nos attentes ? N'est-il pas plutôt la question qui saigne au côté, le feu de toute attente ? Le Tout-Autre. Celui qui se place ailleurs que dans le droit fil de nos espoirs. Il y répond moins qu'il ne les ouvre.

Les sujets représentés déchirent le voile des conforts et des conformismes. Leur brutalité, parfois, fend des assurances. Plaie au côté, monde transpercé. En ce vide, comme entre les animaux fendus en deux par Abraham écrasé de torpeur, Dieu passe, fugitif.

La chair est le lieu où Dieu s'écrit en lettres d'absence, en lignes qui se déplacent. Gravées et ailleurs : une trace, une empreinte, un signe. Un évêque du IVe siècle, Grégoire de Nysse, soutient que la chair a été, par Dieu, jugée «digne d'être le médiateur par lequel Dieu nous a parlé». Chair contradictoire, criblée de coups et souveraine, pétrie d'impossibles désirs et jetée aux orties, chair humiliée et chair d'humanité : accepter ta présence est le premier acte qui fait de toi un corps. Car la parole faite chair invite la chair à devenir parole.

 

Monseigneur Albert ROUET, évêque de Poitiers.

Publié dans Art

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