Modeste parcours au sein des sagesses de la modération
J'ai la joie de pouvoir vous communiquer la réflexion ci-dessous présentée au cours du colloque organisé par "chrétiens et pic de pétrole".
Lyon, 24 janvier 2009
François Brune*
Comment allons-nous faire ?
À l’idée que le monde n’est plus sans limites, que nos consommations ne sont plus sans freins, que nos contacts seront désormais comptés, qu’on ne pourra plus tout faire (tout dire, tout savoir, tout voir, partout et à tout moment) et qu’il faudra choisir donc sacrifier, pour beaucoup d’entre nous c’est la panique ! La vie va-t-elle encore valoir la peine d’être vécue ? d’être voulue ? Habitués au « toujours plus », allons-nous pouvoir passer de l’ère de la réclamation à l’ère de la résignation ?
C’est une panique irrationnelle, comme toutes les paniques, et d’autant plus irrationnelle qu’en vérité, les limites qui nous attendent sont déjà là. Contrairement aux refrains des sirènes publicitaires, personne ne peut faire tout ce qu’on nous dit pouvoir faire, c’est même une oppression supplémentaire que génère pour chacun le devoir implicite d’« épuiser les possibles », et la plupart des avantages que le progrès semble nous apporter en facilités d’existence se paient par des détériorations en qualité de vie. Ce n’est donc pas la réalité, mais l’imaginaire du « sans limite » qu’il va falloir abandonner, aussi insupportable que cela nous paraisse de prime abord !
C’est la raison pour laquelle il a paru bon aux organisateurs du colloque de m’envoyer chercher dans les sagesses du passé de quoi nous aider à faire ou à refaire l’apprentissage de la modération…
Il ne s’agit pas pour moi de dire ici comment se limiter : la catastrophe y pourvoira, si j’ose dire. Il s’agit de trouver dans le passé de quoi nous aider à reconfigurer notre for intérieur : des conseils, des trucs secrets, des remèdes éprouvés, quelques proverbes bien sentis, tous sortes d’éléments légués par les Anciens pour nous réapprendre à jubiler dans la frustration.
Je dois préciser qu’on m’avait demandé de faire un « Panorama historique des sagesses de la modération ». D’une part, cette expression me parut un beau pléonasme (je ne connais pas de « sagesse de la démesure ») ; d’autre part, convaincu de cette idée, j’ai voulu donner l’exemple de l’auto-limitation, et me suis cantonné à un Libre parcours à travers de notre héritage gréco-latin, histoire de rafraîchir avec vous notre mémoire commune. Car ces « sagesses » ne sont pas un trésor enfoui loin de nous, dans une Antiquité ouverte aux seuls archivistes patentés. Elles se sont constituées en traditions, ce qui me permettra d’en retrouver l’expression chez nos propres auteurs classiques, quand ce n’est pas dans les pages roses du Larousse. Par exemple, l’épicurisme, qui est en réalité une sagesse de la mesure et de l’adaptation au présent, traverse le poète latin Horace pour nourrir la pensée de Montaigne, et se poursuivre chez d’autres moralistes français. De même pour le stoïcisme, qui est d’abord une morale du bonheur fondée sur la connaissance de nos limites et la maîtrise des désirs.
Mais entrons dans notre sujet. Voici donc quelques préceptes favoris des Anciens :
« Rien de trop » (Ne quid nimis). Devise gréco-latine. L’excès, dans quelque domaine que ce soit, est un défaut : ce précepte était inscrit au fronton du Temple de Delphes, consacré à Apollon. Rien de trop : donc juste ce qui est nécessaire. Thème dont le Christ se fera l’écho dans Luc (X, 42 ; Marthe et Marie) : « Peu de choses sont nécessaires ». Ne nous agitons pas vainement à multiplier nos besoins. La contemplation prime. À noter que l’emploi chez les jeunes de « trop » (l’adverbe de l’excessif) à la place de « très » (l’adverbe de l’intensif) semble indiquer qu’il n’y a plus pour eux que de l’intense : d’où la perte révélatrice de l’idée même d’excès dans la façon dont ils se représentent la vie.
« Connais-toi toi-même. » Devise de Socrate, empruntée également au temple de Delphes. Précepte riche en significations : tu es homme, tu n’es qu’un homme ; et donc, connais ta mesure, connais ta relation à toute chose, connais ta matrice la nature et les limites qu’elle confère à ta liberté. Ne tombe pas dans la démesure, l’hubris, laquelle produit un dérèglement de soi en même temps que de l’ordre des choses où l’on se trouve inséré. Le Sage est celui qui règle sa vie sur les lois du cosmos. Et selon l’idéal platonicien, une même vertu est nécessaire au gouvernement de soi et à celui de la Cité.
« In medio stat virtus » (la vertu se trouve dans le milieu, ou si l’on préfère : le juste milieu est le milieu du juste). Cette maxime romaine se trouvait déjà chez Aristote, qui définit les trois vertus primordiales - le Courage, la Justice et la Tempérance - comme autant d’équilibres qui fuient les extrêmes.
« Sustine et abstine » Supporte et abstiens-toi. Suprême recommandation des Stoïciens. Supporte ce qui ne dépend pas de toi, abstiens-toi de tomber dans la dépendance des passions, elles poussent à tous les excès. N’accepte que ce que tu ne peux éviter.
« Quand on n’a pas ce qu’on aime, il faut aimer ce qu’on a », c’est comme un écho du stoïcisme en plein 17ème siècle Formule qu’on trouve en effet dans une lettre de Bussy-Rabutin à Mme de Sévigné. J’ai moi-même entendu ce proverbe dans la bouche de ma grand-mère. On peut d’ailleurs y trouver l’une des clefs de la fidélité conjugale...
« Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger » Citation de Molière ? Oui, mais qui vient de Cicéron/Plutarque/Socrate. Nous voici aux antipodes de la société de consommation. Restons-y, car voici épicure qui, étrangement, nous déclare :
« Mon corps est saturé de plaisir quand j’ai du pain et de l’eau »
Mais la palme de cette première série de conseils en limitation revient sans conteste à notre ami Épictète, qui a cette pensée profonde : « Le pied est la mesure de la chaussure ». Ce qui veut dire… que les seuls besoins du corps doivent être la mesure - c’est-à-dire la limite - de nos avoirs et de nos consommations. Sinon nous tombons dans le précipice de ceux qui dépassent les bornes : « Si tu vas au-delà de ce qu’il faut à ton pied, tu prendras un soulier doré, puis un soulier de pourpre, puis un soulier brodé. Une fois qu’on a dépassé la mesure, il n’y a plus de limite. » (Manuel, XXXIX)
Mais ces appels à la modération ne concernent pas seulement l’avoir ou la consommation des biens matériels. La même mesure s’impose dans notre relation au Temps et aux instants, à l’opposé des impatiences du « Tout/Tout de suite » qui dérèglent si bien l’individu moderne. Citons encore :
« à chaque jour suffit sa peine » (le Christ, reprenant sans doute une locution proverbiale). Il faut donc remettre au lendemain ce qu’on peut ne pas faire le jour même, ce qui devient, sous la plume de Julien Benda, citée par Péguy : « Il ne faut jamais remettre au jour même ce que l’on peut faire le lendemain » (Note conjointe sur M. Descartes).
« Carpe diem » (cueille le jour présent !) : et donc, sache te contenter du présent de ce jour. Ne cherche pas à cueillir aujourd’hui les plaisirs qui ne seront mûrs que demain ; on pourrait dire : à chaque jour suffit sa joie. L’adage d’Horace, devise des épicuriens, s’inscrit donc bien dans une sagesse de la modération.
« Festina lente » (devise d’Auguste) : hâte-toi lentement, cesse d’être pressé/stressé.
« Il faut laisser le temps au temps » (proverbe hispano-latin repris par Mitterrand) : le temps travaille pour nous, ne forçons pas le cours des choses ou de nos vies, tout vient à point pour qui sait attendre, rien ne sert de courir il faut partir à point, et patience et longueur de temps, comme vous savez, font plus que force ni que rage...
Ce n’est pas tout. La modération classique nous invite à la mesure dans la pratique de la sagesse elle-même. Car s’il y a une immodestie du sage, c’est de trop vouloir être sage, ou de passer pour tel.
« La parfaite raison fuit toute extrémité / Et veut que l’on soit sage avec sobriété » (Molière, Le Misanthrope). Plus généralement, au 17ème, on le sait, « l’honnête homme ne se pique de rien » : il serait excessif d’oser, en société, valoriser son ego en étalant des connaissances susceptibles de réduire au silence ceux avec qui l’on converse (leçon fort intéressante quand on sait combien aujourd’hui la parole est le monopole des experts).
« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », énonce Pascal, pourtant mystique, comme pour faire écho à l’équilibre de la devise latine : mens sana in corpore sano.
« Le mieux est le mortel ennemi du bien » déclare Montesquieu, et aussitôt, il biffe cette formule trop belle pour être parfaitement juste. « Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites » écrit-il ailleurs (Esprit des Lois, XI, 4).
Ce qui mérite d’être dit méritant d’être répété, il faut redire à quel point toutes ces sagesses, centrées sur la vie même de l’esprit, sur l’éthique, s’inscrivent dans la grande opposition grecque entre l’hubris (la démesure) et la phronésis (la mesure, la prudence dans l’activité même de la pensée, le bon discernement qui voit l’ajustement des choses entre elles : les grecs savaient aussi la limite du savoir, et le mythe de Prométhée montre déjà combien la volonté de tout connaître, la raison rationnelle livrée à elle-même, peuvent conduire à un funeste dérèglement des équilibres du Réel).
Ces sagesses culminent dans le dernier chapitre des Essais de Montaigne. Tout y est équilibre de vie, bonheur de l’usage qui sait ne pas abuser . Car user des choses de la vie avec mesure est souvent plus difficile que de s’en abstenir radicalement. Voici donc les ultimes propos d’un sage qui parle pour lui-même, tout en sachant que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » :
« Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes […] Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos […] Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie […] C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. » On peut souligner ici l’adverbe « loyalement », qui semble tempérer le caractère égocentrique du désir, mais aussi l’adjectif « divine » qui semble friser l’immodération du propos (« et comme divine »). Cependant, en même temps qu’il atteint ici un sommet de sagesse (-le « sisyphe » que je suis se méfie des sommets !-), ce propos de Montaigne nous éclaire sur le risque inhérent aux sagesses classiques : c’est d’être égo-centrées, individualistes, risque que comporte d’ailleurs toutes les formes d’idéal du moi, qu’il s’agisse du Héros, du Sage ou du Saint, tels que nous les proposait comme modèles la morale traditionnelle (2).
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Tous ces préceptes ont le mérite de montrer qu’on ne peut pratiquer valablement une limitation externe (dans l’usage de nos biens) sans pratiquer à l’intérieur de soi le sens de la mesure, sans être conduit en tout domaine par l’esprit de modération. La sagesse antique repose sur l’idée qu’il ne peut y avoir harmonie avec le monde sans qu’il y ait harmonie en soi-même. Il ne peut y avoir pour l’être humain d’altruisme authentique sans équilibre personnel, de respect d’autrui sans estime de soi, de modération dans le rapport aux autres sans connaissance de ses propres limites. « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». La reconnaissance de l’autre exige donc la connaissance du moi, et de sa mesure.
Cela dit, comme on vient de le voir avec Montaigne, la dimension proprement collective (ou communautaire) de la sagesse humaniste ne semble pas toujours première. On a l’impression qu’elle se prête davantage à des relations interpersonnelles, qu’à l’exigence globale de Justice au sein de la Cité, qui engendrera plus tard les « droits de l’homme et du citoyen ». Comme la « Décroissance » qui nous attend devra être un engagement collectif autant qu’une pratique privée, on peut alors se poser la question : « Comment concilier un engagement décisif dans la chose publique (la Res Publica) avec la pratique d’une sagesse fondée sur la modération ? ». Et cette fois, c’est plutôt dans la philosophie des Lumières que je trouve des éléments de réponse, avec la notion de « vertu » selon Montesquieu, Rousseau… et même Robespierre (notion qui reprend d’ailleurs, à sa façon, la grande parenté qu’établit la tradition grecque entre le gouvernement de soi et le gouvernement de la cité, entre la modération des instances qui constituent l’intériorité de l’être humain et la modération des forces vives qui animent la Cité).
La vertu politique, c’est la dimension civique de la sagesse. Elle est une modération volontaire, et non pas « celle qui vient d’une lâcheté ou d’une paresse de l’âme » précise Montesquieu. Elle procède d’un renversement de perspective : la vertu ne vient plus tant du souci personnel de se trouver un bonheur équilibré que, d’abord, de la nécessité collective d’établir l’égalité des droits pour tous, le juste partage des libertés et des biens entre tous, au sein d’une même cité que l’on veut démocratique. Ainsi, l’impératif catégorique politique (au sens propre) fonde l’impératif moral de sagesse personnelle. La vertu, parce que nécessaire au respect de l’égalité des droits (les mêmes pour tous), implique pour chacun la modération de ses désirs, et la reconnaissance de la primauté du bien commun sur les avantages particuliers. L’excès du « moi » est toujours injuste en ce qu’il lèse autrui. La vertu discerne la relation entre le tout et les parties, elle fait primer le sens des ensembles sur les cas particuliers. Essentielle dans les régimes que Montesquieu nomme justement « modérés », cette vertu s’oppose donc radicalement à la soif de pouvoirs ou de profits, qui caractérise l’esprit d’inégalité et empêche la liberté et la fraternité entre citoyens. « Ce que j’appelle la vertu dans la république, dit Montesquieu, est l’amour de la patrie, c’est-à-dire de l’égalité », d’où cette notable conséquence : « La vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence » (Esprit des Lois, IV, 5).
Mais, connaissant aussi les limites mêmes de cette vertu, Montesquieu condamne par ailleurs « l’esprit d’égalité extrême » (c’est-à-dire l’égalitarisme) qui pourrait ruiner la démocratie en rendant les citoyens sans cesse envieux les uns des autres, ou s’épiant rageusement pour se « moraliser » les uns les autres, ou encore ne supportant plus les pouvoirs légitimes qu’ils peuvent avoir eux-mêmes délégués à leurs représentants (3). C’est dire que l’exercice de la vertu est un équilibre difficile, sans cesse menacé par le risque de l’immodération, à l’intérieur de soi-même comme à l’extérieur de soi.
Pour ceux qui voudraient fonder l’ascèse d’une vie sobre, non pas simplement sur le désir d’accéder à l’ataraxie personnelle, mais sur la nécessité de partager les biens de ce monde en voie de raréfaction, l’apport de Montesquieu est donc déterminant.
Je tirerai deux conclusions de ce modeste parcours :
-d’abord, que la modération ne s’exerce jamais à vide, ni en vase clos : il s’agit toujours de « modérer » une part de soi qui voudrait envahir tout notre être, ou de modérer notre être lui-même en ce que son expansion naturelle tend à usurper la part des autres ;
- ensuite, que le sens de la mesure doit se vivre dans toutes les dimensions de notre personne, et pas seulement dans le seul exercice d’une sobriété économique extérieure. Il serait vain de pratiquer la sobriété dans mon assiette et l’intempérance dans mes écrits. Tout est lié, et j’en terminerai avec cette pensée de Péguy qui introduit aux exposés suivants : « À la plupart des théoriciens socialistes, il a manqué d’être pauvre. »
Notes :
1. Dans la mesure où j’ai été un relatif bon élève, j’oserai dire que c’est aussi en moi que je puis découvrir, non pas l’exemple d’une bonne pratique de la modération, mais du moins quelques traces du discours éducatif qui m’y a exhorté.
2. S’agissant de ce fameux triptyque dont on nous parlait il y a un demi-siècle lorsque, adolescents idéalistes, nous nous cherchions des modèles de vie valant la peine d’être vécus - « Le Héros, le Sage et le Saint » -, on peut se demander ce qu’il en est de chacun de ces trois modes d’être en ce qui concerne l’auto-limitation de soi, et le risque de l’immodestie qui renaît sans cesse.
- Le Héros se confronte toujours aux limites de l’ordre des choses qu’il veut transformer ou de sa personne qu’il veut dépasser : il s’engage généreusement, souvent au nom d’une cause supérieure (il éblouit alors par sa grandeur d’âme), souvent aussi à la poursuite de sa propre gloire (et c’est alors que, voulant franchir ou faire reculer les limites « naturelles » de la condition humaine, il risque la démesure, la fameuse « hubris » qui désordonne le monde, et précipite l’imprudent dans la chute, ou l’impasse) ;
- Le Sage accepte ses limites et les reconnaît justement pour ne pas souffrir de la frustration qu’elles imposent à ses désirs ; mais il y a tout de même une immodestie du Sage, qui est de rechercher une connaissance supérieure et fonder sur elle l’art de savoir vivre mieux que le commun des mortels ; vouloir être sage, ou trop vouloir passer pour tel, c’est encore un excès qui tient à ce que le Sage, focalisé sur la perfection de sa propre Sagesse, demeure souvent trop centré sur sa propre posture : « Ne te montre attentif pour personne, sinon pour toi-même » dit Épictète;
- Le Saint, lui, cherche la perfection… dans l’humilité. Immodestie, là encore, et bel oxymore, semble-t-il ! Mais en principe, dans cette voie qui implique le dépassement de ses limites, le Saint est persuadé que ce n’est pas lui, mais la grâce de Dieu, qui opère ce franchissement. À travers ses dévouements et ses souffrances, le Saint ne tend qu’à faire connaître la gloire de Dieu, qui n’est autre que la fécondité resplendissante de son Amour. Du moins en théorie : car le fait de détacher la Figure du Saint de sa sainteté, d’en idolâtrer la pose, conduit à flatter chez le disciple une sorte de narcissisme supérieur, autre forme de démesure qui produit davantage de belles âmes que de serviteurs de la Justice réelle en ce monde.
À ces trois niveaux donc, il y a risque de démesure dans l’idéal même. Pourquoi ? Parce que ces modes d’êtres, proposés comme modèles par les traditions bien pensantes, l’ont été dans une perspective individualiste : c’est pour soi qu’il était question de faire son exploit, son bonheur ou son salut.
3. Le discours de Robespierre du 7 février 1794 est un bon exemple d’une sorte de terreur de la « vertu » dépassant toute limite. Pour conduire la nation « au maintien de l’égalité et au développement de la vertu », déclare-t-il aux membres de la Convention, « tout ce qui tend à exciter l’amour de la patrie, à purifier les mœurs, à élever les âmes, à diriger les passions du cœur humain vers l’intérêt public, doit être adopté ou établi par vous ; tout ce qui tend à les concentrer dans l’abjection du moi personnel, à réveiller l’engouement pour les petites choses, et le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. Dans le système de la révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire ». Certes, mais on tremble : Montaigne, au secours !
*Dernier ouvrage paru, en collaboration avec Jean-Pierre Faye : Les Pèlerins d’Halicarnasse, aventure philosophique (L’Harmattan, 2007). Voir http://larbremigrateur-fb.blogspot.com/