N’ayons pas peur !
P. Pierre Lathuilière, prêtre et théologien de Lyon
Nous sommes dans une situation où le catholicisme est moqué, brocardé et progressivement mis au ban de la société. Il devient insensiblement un bouc émissaire pratique sur lequel pourront se décharger toutes les pulsions agressives de nos sociétés traversées de crises financières, économiques, sociales, culturelles et spirituelles de plus en plus profondes et de moins en moins solubles. Institution fantasmée pour son pouvoir présumé immense et secret, – il suffit de lire ou de voir le Da Vinci Code et les multiples BD du même genre – l’Église catholique ressemble au vieux lion de la fable auquel tous les ânes viennent donner un coup de pied. Le pouvoir du Vatican n’est pas toujours là où l’on croit pouvoir l’observer, même si le fantasme de grandeurs passées aliénées par des connivences politiques continue de hanter certains imaginaires cléricaux et de faire surgir des lobbies efficaces en promotion épiscopale et experts en délation de tout soupçon de pensée libre.
Oui, il y a un problème de pédophilie, mais il n’est pas propre à l’Église catholique. D’autres Églises le rencontrent, on n’en parle pas. D’autres institutions le cachent, on n’enquête pas là-dessus. D’autres corps sociaux d’élite diplomatiques ou politiques sont touchés, on remet vite le couvercle médiatique quand ils émergent.
Oui, il y a un problème du célibat des prêtres, mais – tous les spécialistes le savent – il n’est pas spécifiquement lié avec la pédophilie. Ce problème du célibat se traduit bien plus souvent par des doubles vies que par des atteintes à la valeur absolue de la dignité des enfants et des jeunes. Le principal problème du célibat consacré est surtout qu’il ne rencontre aucune crédibilité dans la société où les prêtres sont envoyés aujourd’hui. Lorsque le curé d’une paroisse du Rhône a quitté le ministère pour se marier, le maire de sa commune a eu ce seul commentaire : « Au moins, il pourra faire autre chose que se masturber ! » Le principal quotidien de Lyon trouve significatif de publier l’avis définitif d’une lectrice âgée : « Lorsque [le pape] soutient que le célibat est un don de Dieu, c’est le bouquet comme on dit. Donc si j’analyse clairement (sic), tout ce qui est en nous est un don de Dieu : l’envie de tuer, de torturer, de violer, de pédophilie, l’attirance pour l’épouse du voisin ou du copain, etc.». Certes le célibat pour un certain nombre de personnes est un malheur. Pour d’autres, il est plutôt un confort. Aussi ceux qui essayent de vivre le célibat comme un don – ce qui veut dire autrement qu’un malheur – peuvent toujours espérer qu’un journaliste essaye d’enquêter et de comprendre : l’affaire est « entendue ». Comme le héros du « Procès » de Kafka, ils sont présentés comme coupables, mais cherchent en vain à savoir de quoi… Ainsi la parole de Benoît XVI – mais tous les catholiques partagent ici la même expérience – est l’objet des pires malentendus.
Oui, il y a un problème plus fondamental encore à savoir la parole même de l’Église. Non seulement parce qu’elle serait dévaluée par l’indignité de ceux qui la proclament : c’est là un scandale qui court depuis les apôtres de Jésus et qui est au cœur de la compréhension difficile du message chrétien. Un chrétien – pas seulement prêtre – c’est quelqu’un qui témoigne d’un homme qui le précède et le dépasse, le Christ ; un chrétien sait qu’il n’est pas parfait et n’a pas nécessairement besoin qu’on le lui rappelle pour garder cela présent à l’esprit. Mais la parole de l’Église se dévalue surtout quand elle se conforme à ce que, depuis Constantin, la société et les pouvoirs attendent : une garantie sacrée sur les normes pour permettre à la société de ne pas se déliter. L’Église a pris au sérieux ce travail de soutien des valeurs qu’elle n’a pas forcément choisi, mais qui lui assurait un statut stable et gratifiant. Mais c’est le travail que le monde lui demandait et lui demande encore parfois : soit les médias reprochent à l’Église un langage inadapté à la situation de notre monde actuel, soit les intégristes voudraient que l’Église reprenne le langage issu du monde d’hier. Ainsi l’Église devient-elle bouc émissaire d’un monde qui la rejette après l’avoir réclamée. Ainsi le Vatican est-il tenté de céder aux sirènes intégristes qui amplifient la présentation de la sécularisation comme un spectre fantasmé.
Comme catholiques particulièrement, nous portons le poids d’avoir pris au sérieux la sollicitation adressée à l’Église par la société quand elle cherchait des repères pour avancer vers un horizon flou. Nous avons fait de la suppléance au moment des invasions barbares et il arrive que l’on en fasse aujourd’hui encore dans certains pays où l’absence d’État fait ressortir la stabilité sociale provoquée par l’exercice de la communion ecclésiale. Nous avons servi de renfort quand des gouvernants cherchaient une légitimité qui s’épuisait entre leurs mains. Trop souvent, nous avons ainsi servi des dictateurs qui n’attendaient de l’Église que la caution du rappel de principes moraux dont ils savaient de leur côté très bien se passer. Ajoutons que ces dictatures n’ont généralement pas laissé d’autre choix à l’Église, sinon celui que personne ne peut faire à la place d’un autre, à savoir le choix du martyre.
Nous atteignons là ce qui est au cœur de nos préoccupations. En se faisant proche des nécessités d’État, le catholicisme en a compris le ressort. Sa casuistique s’est révélée plus fine en morale sociale qu’en morale sexuelle et familiale. Mais le problème tient surtout à ce que le magistère de l’Église a déplacé le centre de gravité de son annonce. Comme aime à dire une collègue théologienne, « l’Église n’a pas de charia ! ». Le rôle de l’Église n’est pas de prêcher une morale. Il est de faire écouter le Christ et sa bonne nouvelle. Le reste est en conséquence, toujours à découvrir et à redécouvrir.
Ce qui subsiste, ce qui est pour toujours, c’est l’amour tel qu’il s’est révélé en Jésus. Cet amour qui, très logiquement, interdit que l’on porte atteinte à l’intégrité physique, psychique et spirituelle d’un enfant. Cet amour qui peut provoquer une vie entière à se donner dans le célibat pour soi et pour le service des hommes à travers un lent et continu travail d’unification de soi jusque dans ses pulsions sexuelles et ses relations affectives. Cet amour enfin qui empêche d’être indifférent au sort de ce qui se passe dans la société où l’on est enraciné.
Au cœur de ces formes diverses de l’amour – et c’est la source même de l’amour révélé dans le Christ qui nous le fait comprendre –, il y a cette expérience aussi vieille que l’humanité selon laquelle il n’y a d’amour authentique que librement donné. Il y a identiquement cette tradition aussi vieille que l’Église selon laquelle il faut « que chacun s’examine » : c’est dans le « sanctuaire sacré de la conscience » que tout se joue de l’engagement de l’amour. Aussi bien la fonction de l’Église, comme de l’État, est-elle d’abord de protéger les consciences, surtout si elles sont fragiles et, sur ce point, des progrès sont possibles de part et d’autre. On ne dit rien, par exemple, sur les intouchables publicitaires qui pervertissent tous les symboles en usage dans la société pour asservir « les parts de cerveaux disponibles » à l’argent ou aux idéologies. Mais sur le plan ecclésial, la pression perverse du courant lefebvriste représente aussi un danger car, ayant médité davantage sur la raison d’État que sur l’amour évangélique, il se méfie d’emblée de la liberté, continue de promouvoir l’inquisition et pénètre de ses convictions certains esprits complaisants de la Curie romaine.
La peur de la liberté fait que l’on ne voit même plus la nécessité d’écouter les autres humains, les autres croyants, les autres chrétiens, les autres catholiques. La peur de la liberté fait que l’on n’imagine pas que puissent coexister paisiblement plusieurs statuts dans l’exercice du ministère de prêtre. La peur de la liberté fait que l’on ne voit même plus quand elle menacée jusque dans un corps et un cœur d’enfant. La peur de la liberté nous empêche d’entendre le Christ.
P. Pierre Lathuilière
Prêtre et théologien de Lyon