Maurice Zundel
Commentaire de Jacques Dieudonné.
J’ai reçu ce courriel il y a déjà quelque temps. Il me plait de la publier aujourd’hui, dans la cadre de la Semaine Sainte où nous sommes au milieu du mystère divin et où, traditionnellement les prêtres en Assemblée eucharistique réaffirment leurs liens à l’évêque (Unité du presbyterium). Par ailleurs, les textes que je publie actuellement me semble composer un ensemble cohérent.
J’ai déjà placé ici des textes de Jacques : l’Eglise de Belgique et en effervescence ; et si on lisait les évangiles. Voir son site.
Bonsoir Michel,
Je viens de lire sur ton blog le témoignage d'un couple ayant fréquenté le chemin néocatéchuménal à Québec, il est certain que ces dérives sont fréquentes ici et ailleurs, et je me dis que la pensée d'un homme comme Zundel devrait être diffusée, mieux connue !
Voici, ci-joint, la dernière instruction ; conférence que je viens de transcrire ; en fait, entre deux soudures je dois laisser les vapeurs nauséabondes s'estomper et quitte l'atelier pour me réfugier devant mon ordi et lis en transcrivant : ... Zundel, Rouet et autres lectures bienfaisantes telles les psaumes ou encore Danneels . . . Un petit encart termine l'une de ces conférences de Zundel : "Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous, vous êtes le tabernacle vivant où Dieu demeure". Ce Zundel a vraiment une parole pour l'Homme d'aujourd'hui.
Bien amicalement,
Jacques Dieudonné.
Maurice ZUNDEL, auteur de la conférence que vous trouverez ci-dessous est "né en 1897 à Neuchâtel en Suisse et ordonné prêtre en 1919. Jusqu'en 1975, il mène une vie de prédication, d'accompagnement spirituel, d'étude et d'écriture en Suisse, à Paris, Londres, Le Caire et Beyrouth. Victime d'ostracisme et d'incompréhension ecclésiale, il vit dans une réelle pauvreté, se souciant particulièrement des plus humbles, attentifs à tout ce qui tisse la vie humaine, sociale, culturelle, politique, économique et scientifique. D'une curiosité insatiable et d'une culture encyclopédique, il dort trois heures par nuit et étudie sans relâche pour mieux comprendre le monde. En 1972, le pape Paul VI l'appelle à prêcher la retraite de carême au Vatican.
La pensée de ce prêtre remarquable connaît aujourd'hui un retentissement de plus en plus grand et se répand bien au-delà du monde chrétien. Elle touche aussi bien des intellectuels que des gens modestes, des chercheurs de sens. À travers sa correspondance, ses conférences, ses souvenirs personnels et les témoignages, pour la plupart inédits, de ceux qui l'ont connu, se fait jour un prêtre sensible, à la volonté ferme, à l'intelligence claire, qui voua à l'Homme un amour tenace, empreint d'espérance."
Extrait de l'ouvrage "Maurice ZUNDEL" par Bernard de Boissière s.j. et FM Chauvelot.
Que sera l'homme de demain ?
Extrait de "Présence de Maurice Zundel" n° 66.
AMZ France 47, rue de la Roquette 75011 Paris.
amzfrance@free.fr
Quatrième et dernière instruction d'une retraite prêchée à Genève.
En 1962, l'actualité est marquée par les marxismes vécus en U.R.S.S. et en Chine, et l'ouverture du Concile Vatican II.
Si l'actualité a beaucoup évolué, concernant les premiers, la question reste posée et les perspectives évangéliques inchangées.
[ …] Gandhi avait seul vu - parmi les hommes qui font l'Histoire - il avait seul vu que la seule manière de libérer un peuple, c'est de le préserver du ressentiment ; c'est de le guérir de la haine ; c'est de le délivrer d'abord intérieurement : c'est de traiter ses adversaires comme des hommes et de vouloir qu'ils soient justes, parce que c'est leur grandeur et leur dignité. Mais lorsqu'on s'émancipe simplement pour écraser les maîtres d'hier et pour leur imposer une dégradation où l'humiliation subie prend sa revanche, on ne se libère pas : on n'est jamais libre quand on traite un autre en objet. On se fait objet dans l'exacte mesure où on traite un autre en objet : que ce soit dans les détails de la vie quotidienne, dans nos rapports d'hommes prétendument libres, ou que ce soit d'une classe à l'autre, ou d'un peuple à l'autre.
Quiconque traite l'homme en objet se fait lui-même objet, et c'est la tragédie du marxisme [ …] précisément parce qu'il est impossible de créer l'homme lorsqu'on commence par ignorer que l'homme est un 'dedans'. Si l'homme n'est pas un dedans, il n'y a pas d'homme. C'est bien simple. Et s'il n'y a pas d'homme, il n'y a pas de problème de dignité humaine.
[ …] Mais où est cet homme de demain? Quel peut-il être, s'il est simplement un instrument, s'il est de nouveau simplement une énergie coagulée avec cent millions d'autres pour réaliser une fin extérieure à l'homme ? S'il n'y a pas de dedans, il n'y a pas d'homme.
Et où voulez-vous prendre le dedans, si justement il n'y a pas au cœur de notre cœur une valeur qui est confiée à chacun et qui ne peut éclore, qui ne peut se développer que dans la liberté de chacun.
La tragédie . . . - d'ailleurs, nous savons bien que là est l'origine de tout - c'est que l'Évangile n'est pas l'Évangile ; c'est que, pratiquement, on a désamorcé l'Évangile et cela presque dès l'origine. En dehors des quelques mystiques qui jalonnent l'histoire, au fond l'Évangile n'a jamais été vu comme l'Évangile : il a été lu dans l'Ancien Testament, et il est tout à fait remarquable que la morale chrétienne ne soit pas une morale chrétienne.
La morale chrétienne, c'est une morale juive : nous vivons du Décalogue, ou plutôt nous en mourons. C'est le Décalogue qui est resté la loi morale des chrétiens et non pas le Sermon sur la Montagne. Les chrétiens sont encore dominés par la législation mosaïque. Ils ne sont pas passés à la Révolution dont Jésus est la source. Les chrétiens continuent à être régis par une morale, les chrétiens ne vivent pas la mystique que Jésus a substituée à la morale.
Car en Jésus, il n'y a plus de morale, il y a une mystique ; il y a un mariage d'amour qui assume toute la vie, qui la transfigure et qui vise, comme nous l'avons vu, à l'existence de don.
La révélation : un homme nouveau
Nous sommes restés, nous, dans un Décalogue qui impose un conformisme, une conformité à une règle collective dans un peuple dominé par un souverain qui est sensé être Dieu. C'est une théocratie - du moins ce qui reste de cette théocratie - qui constitue l'armature morale des peuples chrétiens, qui ne sont chrétiens que de nom, parce que justement la substance même de l'Évangile leur est demeurée étrangère, puisque, d'une part, ils sont restés juifs dans leurs convictions religieuses : c'est-à-dire qu'ils sont restés dans une situation antérieure à la venue de Jésus-Christ, antérieure à la Révolution dont Jésus est le centre et la source ; et que, d'autre part, le christianisme étatisé dans l'Empire chrétien - à partir de Constantin - a désamorcé systématiquement l'Évangile pour en faire simplement un instrument de la police impériale.
Il est de toute évidence que les conversions de Constantin ou de Clovis ne sont pas des conversions au sens évangélique : ce sont des conversions politiques qui ont envisagé la religion comme la clef de voûte d'une unité nationale. Et on ne demande pas à un ferment d'unité nationale d'être un ferment de révolution permanente! On lui demande, au contraire, d'être un organisme de stabilité. Alors, l'Évangile est devenu un principe de conservatisme: royal, aristocratique, social, patronal, à mesure qu'on s'éloigne des origines monarchiques, mais toujours à contre-courant de l'Évangile; un principe opposé à cette révolution essentielle et radicale que le Christ voulait accomplir en faisant de nous un homme nouveau.
L'agenouillement du lavement des pieds, c'est précisément la scène qui a été la moins comprise, alors que, dans sa simplicité, elle était la plus lisible, et que c'est là justement que nous voyons avec une clarté unique et aveuglante que croire en l'homme, c'est s'agenouiller devant lui, devant chacun comme devant une liberté créatrice qui est appelée à être source d'un bien commun, qui ne peut jaillir que de ses décisions spontanées.
Rien n'est plus saisissant que cette foi unique que le Christ accorde à l'homme. Tout dépend de lui, finalement. Et Dieu est absolument impuissant - impuissant - à réaliser quoi que ce soit, si l'homme n'atteint pas sa vocation de créateur. Il faut que l'homme se crée dans sa dimension humaine, il faut qu'il atteigne toute sa stature : alors, le Dieu vivant pourra se manifester à travers lui avec son vrai visage . . .
Changer notre regard en profondeur
Et c'est cela évidemment la croisée des chemins. S'il y a une espérance, ce serait dans une désaliénisation des chrétiens qui équivaudrait pratiquement à un 'changement de dieu'. C'est là le changement indispensable. Car il est de toute évidence que, si nous continuons à affirmer, si peu que ce soit, un dieu propriétaire, un dieu maître du monde, un dieu qui tire les fils de l'histoire, un dieu qui en a déterminé le commencement et la fin : les jeux sont faits. Il n'y a plus rien à faire : l'homme est une marionnette, il est inexistant, il est complètement dévalorisé.
[ . . . ] 'Changer de dieu' - veut dire changer nous-mêmes, puisque le vrai Dieu ne pourra transparaître en nous que si nous lui offrons l'espace d'une vie libérée. Et c'est là, justement, ce qui donne au christianisme évangélique, c'est-à-dire à celui que Jésus a vécu - le seul par conséquent authentique - c'est ce qui lui donne, justement, un accent si tragique. Car Dieu en est constamment l'enjeu et la victime. Car il ne peut pas se faire que Dieu se révèle autrement qu'à travers l'homme. C'est l'homme qui parle de Dieu ; c'est l'homme qui discourt sur Dieu ; c'est l'homme qui prétend conduire à Dieu ; si ce n'est pas le vrai Dieu, c'est la pire des catastrophes.
Or, il est certain que, dans la mesure où nous ne sommes pas désaliénés de nous même ; dans la mesure où nous sommes encore 'nature' et non 'personne', dans la mesure où nous ne sommes pas source et origine; dans la mesure où nous nous laissons aimanter par nos ressentiments, nos haines, nos préjugés; dans la mesure où nous sommes un explosif passionnel - et non pas une conviction personnelle, nous compromettons - le voulant ou non - nous compromettons toutes les convictions dont nous nous réclamons; et nous compromettons Dieu au premier chef, puisque nous le ramenons forcément à notre mesure, en donnant même aux paroles les plus divines la résonance de nos passions.
C'est Dieu qui court un risque
Mais on ne voit pas comment il y aurait une issue. Si d'un côté, le marxisme aboutit régulièrement à une dictature de fait où l'homme, coagulé avec l'homme, n'est plus que l'esclave d'une dictée souveraine, infaillible et d'ailleurs invérifiable - et qui peut se révéler à la longue absurde et criminelle - on ne voit pas comment il y aurait une issue. Si on a, d'un côté , ce marxisme fondé uniquement sur la haine et le ressentiment et qui ne peut pas aboutir à la création d'un homme qui soit un 'dedans', et si, de l'autre côté, les prétendus chrétiens qui opposent un barrage (d'ailleurs intéressé) au marxisme, continuent à vivre avec un dieu qui est simplement celui dont ils ont besoin pour retarder l'écroulement de leur fortune, alors, la chance unique, c'est la chance de Dieu, et c'est cela qui importe.
La chance qu'il faut saisir, c'est celle-là. Notre conversion ne nous intéresse pas, nous d'abord, nous ne courons aucun risque sinon celui d'être un médiocre et d'être des embryons et des avortons : c'est Dieu qui court un risque permanent. Chaque fois que nous nous limitons, nous le limitons. Chaque fois que nous limitons la vie, nous en faisons une caricature. Chaque fois que nous limitons l'univers et la création, son visage est nécessairement défiguré. Et c'est pourquoi, dans ce surgissement de la 'personne' dans cette existence de don, qui est une existence créatrice où l'homme est vraiment 'par soi', où il devient le créateur de lui-même, il y a finalement un engendrement de Dieu. C'est le mot de Jésus : " Celui qui fait la volonté de mon, Père est mon frère, est ma sœur, est ma mère . . . "
Sartre se demande si Dieu est la tâche de l'homme. Dans un sens, oui, Dieu est la tâche de l'homme, comme l'homme - sous un certain aspect - est l'espérance de Dieu. C'est vrai. C'est vrai que ce qui donne une telle dimension à toutes nos entreprises, c'est que, finalement, nous créons tous : ou bien un espace où la vie devient respirable; ou une prison où la vie s'asphyxie. Mais notre seule présence est notre action ! Notre action la plus importante, c'est notre présence : si notre présence est négative, elle 'nullifie' ; elle limite et elle tue Dieu. Parce que, dès que Dieu est une idole, il est un dieu mort. Ou bien notre présence ouvre des portes, elle fait tomber les murs de séparation et Dieu recouvre son vrai visage.
Liberté, intimité méditation
C'est là le carrefour : personne ne peut, à notre place, nous créer dans notre dignité humaine. Dieu ne le peut pas. Dieu surtout ne le peut pas, puisque Dieu est un pur dedans qui ne peut agir que sur le dedans. Et voilà justement tout le problème - tout le problème - : Dieu ne peut agir que sur le dedans. Une intimité ne peut agir que sur une intimité. Nous, nous pouvons nous tirer d'affaire parce que nous avons un 'en-dehors ' qui crée un alibi permanent : nous pouvons tout le temps, avec des mots, remplir les vides. Comme la plupart des gens ne lisent pas dans la pensée les uns des autres, nous pouvons conduire les autres par le bout du nez, comme ils nous conduisent par le bout du nez. Nous pouvons nous gargariser de formules, nous pouvons, avec certaines précautions et un certain usage, passer pour des gens bien élevés et ne pas créer des dégâts visibles, mais tous les dégâts invisibles n'en sont pas moins réels. Dieu, lui, n'a pas cette possibilité d'alibi, il est un pur dedans, il ne peut donc agir que sur le dedans - il ne peut donc agir que sur le 'dedans' . . .
Et c'est là justement ce qui donne au problème de l'évolution une dimension si particulière si l'on se place en face de Dieu. Parce que Dieu ne peut pas agir sur le dehors. Il n'a pas de dehors. Il est un appel d'intimité qui ne peut s'enraciner que dans une intimité et c'est pourquoi l'homme est nécessairement (l'homme ou un être semblable à l'homme), d'ailleurs un être capable de dépassement ; est nécessairement le médiateur dans la création. La création suppose une intimité accordée à l'intimité de Dieu ou bien le monde se dé crée. C'est pourquoi c'est un problème tellement grave de savoir si on assiste à une phase de création ou de dé création.
Notre vie, la chance de Dieu ?
Notre situation donc est bien claire : devant ce monde déshumanisé, sous prétexte de désaliénation, de tous les côtés d'ailleurs - déshumanisé ou encore non humanisé, disons puisqu'il n'a jamais été humanisé - notre situation est bien claire : nous avons à collaborer à la révolution chrétienne, à cette révolution unique qui se résume dans le lavement des pieds, qui a là son illustration la plus concrète, la plus pratique et la plus quotidienne. C'est là la seule chance de Dieu - pour ne pas parler de la chance de l'homme. Et puisqu'il est beaucoup plus grave de manquer la chance de Dieu - et que le reste suivra d'ailleurs nécessairement si nous sommes fidèles à la poursuivre - c'est cette chance de Dieu qu'il s'agit de porter à l'horizon de nos esprits et de nos cœurs : voulons-nous donner à Dieu sa chance dans nos vies ?
Il est à souhaiter, bien sûr, qu'on dénonce officiellement le faux dieu sur lequel vit la chrétienté. C'est par là que l'on pourrait souhaiter que le Concile s'ouvrît : une rupture définitive avec ce faux dieu, mais enfin, même cela, n'aurait aucune efficacité si notre vie n'était pas changée. Tous les discours du monde ne changeront rien à rien, si notre vie ne se transforme pas, si nous ne devenons pas nous-mêmes une vivante parole de Dieu. Car seule une intimité a prise sur une intimité, une âme sur une âme, une personne sur une personne. Il n'y a que la vie, finalement, qui puisse transformer une vie.
L'homme de peut naître que de l'amour
Alors, voilà : la chance d'aujourd'hui, ce qui est exigé absolument, l'unique espérance - pour celui qui croit en l'homme - qui sait que, après tout, il s'agit de vaincre la mort et non pas de sauver sa peau; de vaincre la mort en soi, en se déprenant de toute aliénation - en évitant surtout de se faire objet - de se faire objet; de se traiter en objet en traitant les autres en objet - quelle que soit leur situation par rapport à nous; alors, nous aurons commencé à entamer la bonne solution, C'est la seule. Toutes les autres sont illusoires, parce que, finalement l'homme ne peut naître que de l'amour. Il ne peut s'affirmer que dans la Liberté. Il n'est vraiment lui-même que lorsqu'il est un dedans, un dedans inviolable qui est d'ailleurs un accueil universel, puisque seule une intimité peut éveiller et accueillir une intimité.
Alors, tout ensemble l'homme qui sauve la chance de Dieu sauve l'homme, il crée l'homme, il crée le véritable monde, comme il enfante le véritable Dieu.
Voilà, en somme, l'itinéraire que nous avons à embrasser, la chance que nous avons à saisir et l'immensité de l'aventure que nous avons à courir, pour ne pas exposer Dieu à être l'ennemi du genre humain - et donc à être un faux dieu ; pour faire coïncider le règne de Dieu et le règne de l'homme - c'est le même puisque ni l'homme ne peut se réaliser en dehors de Dieu, qui est plus intérieur à lui-même que lui-même, ni Dieu ne peut se révéler en dehors de l'homme.
Ils sont solidaires l'un de l'autre. Et il faut toute la grandeur de l'homme pour révéler toute la grandeur de Dieu.
Maurice ZUNDEL
Genève, le Cénacle. 14 janvier 1962.