L'image impériale de l'Antiquité a inspiré les images dédiées au culte chrétien. L’acculturation de l’art en christianisme à ces débuts
«L'image dans l'image» n'a pas d'autre fonction que de rappeler au spectateur que l'icône est une image cultuelle ».
L'image impériale a été le principal genre pictural de l'Antiquité à être associé à des pratiques cultuelles. En effet, en ce temps, le culte officiel de l’Empire imposait de se prosterner devant l’empereur ou devant sa représentation. Ceux qui s’y refusaient étaient condamnés à mort. Nous voyons cette scène dès les premiers siècles de l’art chrétien dans les catacombes. Par exemple, est peinte dans la catacombe Saine-Priscille l'histoire des trois compagnons de Daniel qui refusèrent d'adorer l'image cultuelle du roi Nabuchodonosor. Ces jeunes gens savaient qu’ils prenaient un risque important, car le souverain avait fait proclamer que « quiconque ne se prosternera[it] pas et n'adorera[it] pas sera[it] jeté au milieu de la fournaise» (Daniel 3, 6). C'est ce qui arriva. Or, les trois justes furent sauvés par l'ange du Seigneur.
Au XIe siècle, dans un manuscrit dont je n’ai hélas pas trouvé l’illustration, le psautier de Théodore (1066 -British Library), on voit cette scène avec une audacieuse adaptation. À la place de la statue dorée du roi païen que tous devaient adorer apparait l’empereur contemporain sur un panneau suspendu au mur. Il n’y a plus condamnation, mais adoration. Ce n’est plus l’ange qui sauve, mais l’empereur. Oui, il est devenu disciple de l’unique empereur de l’univers : Jésus-Christ.
Hans Belting dans son ouvrage « Image et culte, une histoire de l’art avant l’époque de l’art » (Cerf, 1998) parle de la vénération de l'image impériale :
« Il est difficile de dire si le moine peintre voulait illustrer l'histoire biblique par un détail expressif ou s'il y mêlait une allusion polémique. En tout cas, il suppose que ce type d'icônes impériales était connu de ses spectateurs et encore en usage. À l'époque, l'empereur lui-même était l'objet d'une vénération rituelle : lors des réceptions officielles, on se prosternait devant lui, assis immobile sur son trône, telle une icône cachée et dévoilée par un rideau, selon un rituel précis ».
En témoigne la mosaïque de la basilique Sainte Pudentienne (fin IVe siècle) à Rome où le Christ est représenté dans la posture de l’empereur siégeant sur un trône devant l’esplanade de Jérusalem : église du Saint Sépulcre et lieu de la résurrection - Anastasis.
Dans l’Empire romain, « au cours des cérémonies du triomphe militaire, la prosternation signifiait la sujétion à la “statue vivante” ». Alors rien de plus naturel que de passer de l’adoration de l’empereur terrestre à celle de l’unique vrai MAITRE universel, Jésus Christ, dont on voit le portrait sur la croix glorieuse devenue trophée de la victoire.
Soldat gardant le tombeau, croix, chrisme, palme, Rome IVe
« Lors du concile de Nicée (787), un théologien affirma que “quand le peuple accueillait avec des cierges et de l’encens les images et les icônes laurées de l’empereur envoyées dans les villes et les provinces, ce n’étaient pas pour honorer le tableau peint à la cire, mais l’empereur lui-même ». Donc pratique déjà ancienne.
Autrement dit, ce que les chrétiens avaient refusé à l’empereur-dieu païen fut volontiers accepté du représentant chrétien de l’État.
Soulignons toutefois une différence de taille. Les empereurs païens étaient plutôt représentés sous la forme d’une statue monumentale installée dans des endroits publics. Pour les chrétiens, la mosaïque, la peinture montre le Christ, Homme-Dieu, dans des édifices spécifiques, dédiés au culte. L’empereur devenu chrétien sera représenté en tenant dans sa main droite une croix étendard, signe de la victoire venue du ciel.
Notons enfin que « les images impériales couronnées de lauriers ressemblaient aux boucliers-portraits utilisés dans le domaine militaire. Ce couronnement, qui valut aux images impériales le nom de laurata, était déjà le signe d'une image officielle. Dans son usage militaire, le clipeus était fixé sur l’étendard ». Le portrait de l’empereur figure sur le clipeus. Exposé sur les terrains de guerre ou politique, il assurait la fonction de signe « qui symbolisait l'empereur auprès des troupes. Rapidement produits, les médaillons métalliques représentant son portrait se prêtaient particulièrement à la proclamation du nouvel empereur. Il est donc significatif que l'image du Christ ait été emmenée sur le champ de bataille peu de temps après avoir été dotée d'un statut civil légal. Elle a donc été associée au statut militaire de l'image impériale. Si, jusqu'alors, l'armée avait marché derrière celle-ci, elle suivait dorénavant l'image du Christ. ».
Hans Belting poursuit : « Ce contexte permet de comprendre la curieuse coutume consistant à fixer sur la croix un bouclier à l'effigie du Christ. Étendard triomphal du Christ, elle était d'abord totalement dépourvue d'images. Avant que le Crucifié soit représenté sur la croix, il était devenu d'usage de fixer sur la partie supérieure un clipeus à son image, qui le montrait en souverain et en dieu. (…)
voir ici : les premiers symboles chrétiens
« Le signum du Christ-Dieu qui présida à la victoire de Constantin était visiblement fixé à son étendard impérial, le labarum. On sait que c'est la vision qu'il avait eue la veille de la bataille qui décida Constantin à lier sa fortune à celle du Dieu chrétien. Le signe (signum) qu'il vit dans le ciel était censé avoir été accompagné de ces mots : « Par ce signe, tu vaincras » (in hoc signo victor eris). C'est sans doute pour cela que le clipeus du Christ fut fixé sur l'étendard au-dessus du portrait impérial. Il ne s'agissait pas encore d'un portrait, mais des deux premières lettres du nom du Christ (chi et rho) ou de sa croix, la combinaison des deux formant le christogramme ou chrismon. Constantin renouait ainsi avec la tradition emblématique des étendards de guerre. Emplacement et fonction ancienne des boucliers-portraits impériaux pouvaient donc subsister à côté du nouveau symbole sous lequel combattaient les troupes.
« Ce n'est que deux siècles plus tard qu'il est question d'images du Christ introduites dans les cultes civils et militaire de l'imago imperialis. Cette coexistence a visiblement mené à une crise, dont nous ne pouvons plus nous faire qu'une vague idée, car il fallut encore près de deux siècles pour que l'empereur et l'Église s'opposent clairement dans la Querelle des images. Comme l'image impériale, l'imago Christi apparaît d'abord sous la forme de clipeus. D'ailleurs, dans le combat, la croix était déjà associée au triomphe impérial, comme étendard et comme trophée. L'association entre le clipeus Christi et l'image impériale se fait donc inévitablement, et le Christ apparaît d'abord sur la croix en général impérial et non en crucifié ».Avec le temps donc, le portrait du Christ, en tondo, d’abord placé sur la croix glorieuse (ou au-dessus) remplacera la Croix de la Victoire. le crucifié souffrant n’apparait pas encore en image. Il faudra attendre au moins de Xe ou XIe siècle.
Quatrième siècle et après...
C’est désormais le Christ, Rédempteur du monde, qui trône à la meilleure place ; les fidèles baptisés se prosternent devant lui comme on le faisait auparavant devant l’empereur. Christ est la clé de tout. Autrement dit, de l’usage iconographique montrant le portrait du Christ au-dessus de l’empereur (ou à sa place), dépend la représentation de Jésus-Christ au-dessus des saints. Le chemin que ceux-ci indiquent dépend exclusivement de la personne du Verbe fait chair, en portrait vu dans un cercle.
Il est aussi possible d'évoquer « l'icône de saint Jean-Baptiste conservée à Kiev, qui présente le précurseur et héraut du Christ en pied, montrant de la main droite un portrait du Christ en tondo, dont il dit, selon le texte du rouleau : “Voici l'Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde”. Le prophète annonce le Messie dans la nouvelle ère. De façon théologiquement conforme, son portrait est surmonté de celui de l’Homme-Dieu. »…
« Ce type de messages peut également être déduit de l'icône de saint Pierre (92,8 x 53,1 cm) du couvent du Sinaï, sans doute peinte au VIe siècle. »… Les trois clipei (répondent à leurs devanciers et le Christ est toujours situé au milieu. On peut se demander si les clipei de l'icône ne sont pas empruntés à des images étatiques, car même du point de vue de la composition ils paraissent plaqués au-dessus de la niche ; devant celle-ci, saint Pierre tient les clés de son pouvoir apostolique et la croix de son martyre, comme le titulaire d'une charge portant ses insignes officiels. Un représentant de Dieu sur terre se réclame du souverain divin, dont le portrait joue le même rôle que celui du souverain terrestre pour la légitimation d'un fonctionnaire. Les clipei (boucliers ronds) latéraux, qui représentent le couple impérial sur le diptyque, sont dévolus ici à la Vierge et à l'apôtre Jean (?), comme quand ils entourent le Christ en croix. La correspondance avec les formules iconographiques du portrait du consul est donc évidente.
« Les clipei des personnages divins se détachent du fond bleu grâce à leur couleur dorée, qui répond au nimbe de la figure principale. Ils sont ainsi “plongés dans une autre lumière” et nettement séparés de saint Pierre. D'ailleurs la conception même du portrait est différente. Les médaillons en apothéose correspondent au postulat d'un idéal intemporel, alors que le visage de Pierre, traité avec des couleurs réalistes, fait penser au portrait commémoratif d'un individu, dont la tombe atteste la réalité. Précurseurs de l'icône, portrait funéraire et portrait divin (catégorie à laquelle appartient l'image de l'empereur divinisé) sont tous deux présents sur ces panneaux ».
Chaire de Maximien, agneau de Dieu dans un "bouclier" rond, Ravennes, VIe s.