Les jeunes étaient contents, mais pas les vieux. L’un d’eux en coupant le courant stoppa la réunion. Il fallut ranger à la lampe de poche
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Dimanche 22 mai
Je vais voir le Père Durand (dominicain) et lui expose les raisons de ma visite.Il sera mon directeur de conscience. Je lui demande de m’affirmer si ma vocation est véritable. Pour ceci, je lui expose les circonstances de cet appel, les raisons qui me poussent à vouloir être prêtre.
Puis, nous discutons sur la prière. Et ensuite, nous parlons du célibat. « La prêtrise, me dit-il, n’est pas antinaturelle ». Autrement dit, l’idée de ne pas avoir de gosses (d’enfants), non plus. C’est pour m’assurer si papa avait raison quand il disait que cela n’était pas naturel. Malheureusement, il a tort et j’en ai bien conscience. Il est dommage que je lutte contre mes parents, que je voie leurs erreurs, celles-ci étant soulignées par des hommes compétents.
Il m’explique ensuite l’intervention de l’évêque, l’appel de l’évêque, membre de l’Église, pour entrer dans cette Église comme ministre. Et il me conseille de parler de ma vocation avec ma sœur pour connaitre ses réactions, ses objections ou ses faveurs. « La femme est intuitive, elle peut vous aider ».
À la fin de cette conversation, il se montre déjà favorable à l’idée de « ma vocation » : tout est conforme à « une vocation normale », sans toutefois se prononcer catégoriquement.
Le soir, je suis en possession d’une joie chrétienne. Joie qui s’augmente du bonheur de la musique. Comme je l’aime, la musique. La vraie. Comme elle me transporte !
Mais où transporte-t-elle mon âme ? Loin de Dieu, dans la nostalgie, la rêverie, la survie humaine ? Peut-être cette musique qui m’influence tant, n’est pas conforme avec un christianisme authentique.
Jeudi 26 mai
Nous avons une journée de récollection JEC. Celle-ci se passe au séminaire Richelieu (Chamalières) où je trouve que le cadre est d’un religieux merveilleux. Escalier, voûte, ogive, couloir, pierre. Le tout en harmonie avec un parc d’une sauvagerie indomptée.
La journée est bonne, mais je ressens la fatigue du bac et la lassitude du travail. Je doute également de pouvoir tout apprendre dans les temps qui me restent. Aussi je pense, au début de la réunion, de vite rentrer pour pouvoir travailler (étudier). Cette idée, je ne l’eus plus après. Au contraire, je voulais rester.
Je connais, ce jour-là, plus que les autres jours, l’impatience de contacter la vie de séminaire et de pratiquer la vie sacerdotale. Je connais et prends conscience de mon impatience à vivre pleinement avec le Christ.
Vendredi 27 mai 1960
Papa me téléphone pour m’annoncer la mort de grand-mère Durand. Ni cela m’étonna ni cela m’attrista. Cela ne m’étonna pas, car, peu de temps avant j’avais reçu une lettre d’elle où elle disait qu’elle attendait la mort avec joie et qu’elle aimerait que la mort vienne. J’étais donc de son avis sur ce point. La mort est une joie et, qu’a on sent le moment arrivé, il faut l’attendre sans en avoir peur. Pour ne pas en avoir peur, il faut être en amitié avec Dieu. Cela ne m’attrista pas pour la raison que je viens de citer et aussi parce que (cette) grand-mère avait un christianisme accompli. Elle avait le bonheur de connaître la Vérité et elle savait s’en réjouir.
J’aime donc cette mort, parce qu’elle semble bien comprise.
Samedi 28 mai
Je me suis renseigné auprès d’Issard pour savoir quelles études son frère, séminariste, a faites. Après avoir fait Math-Technique à Godefroy, il a été à Courpières, boite de la région, pour faire Philo. Issard m’a affirmé qu’il n’y avait pas de philo au grand séminaire, aussi mon impatience se calme, et j’envisage plus fermement de faire philo à Godefroy. Rentrer dans un grand séminaire l’année scolaire prochaine serait précipité les choses.
Dimanche 29 mai
Je rends visite au Père Durand afin de discuter de la mort. Que je sois froid et que je trouve la mort comme une joie, n’est-ce pas de l’indifférence pour la personne morte ? « Non, me dit-il ». À cette réponse, je cite, comme objection, l’exemple de tristesse que donnent certains chrétiens, certains religieux. « Ceux-ci sont attachés à leur famille et il est toujours regrettable de perdre la vue d’un être aimé ». Ce sentiment humain est obligatoire, car, qui que nous soyons, nous restons humains. Seuls les monstres n’en seraient pas ennuyés (affectés).
À savoir que la tristesse pour l’être perdue n’empêche pas la confiance en la naissance dans la mort. Puis nous parlons de deuil et nous sommes presque du même avis en le condamnant. Je dis presque, car je crois être plus radical que lui.
Viens ensuite le temps où il me parle de mes études. Vu que j’ai fait technique et que je n’ai pas la connaissance du latin, il me propose de faire philo dans un séminaire spécial près de Lyon. Je ne suis pas de son avis, car, comme je l’ai dit hier, je préfère être plus prudent et travailler à Godefroy. (Selon lui), c’est reculer mon engagement et reculer est négatif. Tant pis.
Samedi 9 juillet 1960
Un seul mot expliquer ce long silence : le Bac.
J’ai tout stoppé d’extra scolaire. Mon courrier est stoppé. Je ne pense qu’au bac. Ce cahier n’est donc pas rempli ; je n’aurai du reste rien à y mettre, car il n’y avait pas de place libre dans ma tête pour ce qui n’est pas scolaire.
Maintenant que je suis reposé de cette épreuve et que je l’ai (le bac), je reprends mon journal.
11 juillet 1960
Digoin est une ville morte ; les distractions sont rares. Et, à Digoin, le mot est devenu classique : on s’ennuie. À Digoin, on ne sait pas quoi faire, il n’y a rien à faire.
Si, il y a à faire, il y a à marcher dans les rues ; il y a à déambuler et à discuter - de tout et de rien - avec les gracieuses compagnes, celles-ci existant partout et toujours. Ainsi, n’ayant rien d’autre à Digoin, la fille pour le garçon, le garçon pour la fille, constitue les seules distractions. Distractions qu’il est uniquement possible d’utiliser (de vivre) dans la rue.
Dans le but de donner à ma génération une distraction plus heureuse, moins vide de sens - car, à part la banalité, il ne sort vraiment rien de ces contacts mixtes - j’ai pensé qu’il serait bon de créer un club de jeunes. Un club où l’occupation serait à la fois plaisante et instructive. Non pas une instruction scolaire, mais humaine. Beaucoup de collègues de Clermont s’enthousiasment pour ces connaissances extrascolaires, pourquoi n’en serait-il pas de même ici ?
Je fais part à l’abbé de Digoin de mes projets ; il me suggère qu’au lieu de créer du nouveau, il serait mieux de relancer son « foyer des jeunes ». Cela serait plus facile, car ce foyer est déjà connu. Mais, il y avait un point noir. J’entendais réunir garçons et filles. Ceux-ci se rencontrent dans la rue avec entière liberté, pourquoi les séparer en les réunissant dans le « foyer » ? Feront-ils plus de mal au cours d’une distraction choisie par eux qu’à tuer le temps dans la rue ?
Je ne trouvais pas normal de faire des réunions séparées et je pensais que cela ne pourrait marcher dans ces conditions. À Clermont, à Bourbon les rencontres sont mixtes, pourquoi pas à Digoin ? Et, de plus c’est une raison notable pour avoir tout le monde même les plus forts dragueurs. L’abbé ne voulait pas de mixité sous sa confession ; il n’était donc plus question de relancer son foyer. Et, comme je me rappelai ce qu’un dominicain me disait, je propose d’agir en dehors de l’autorité paroissiale. Sans l’appui de l’abbé, il y avait beaucoup moins de chance de voir la réussite : le curé possède de nombreuses salles (une ancienne école) qui, désormais, ne pouvaient plus nous revenir.
Pas de local, c’est ici un point très grave. La première réunion se fit au café de Paris. Il y avait cinq camarades, tous décidés à faire quelque chose pour nous occuper dans Digoin. Je les avais convoqués individuellement et ils étaient tous enthousiasmés de mes projets. O pourrait faire, me disent-ils, du tennis à la faïencerie, du basket, du cinéma, des surpats. Quelle joie avions-nous de voir qu’à Digoin on pourrait enfin s’amuser ! Et, en groupe, sans considérer les différences sociales. Mais, voilà, on n’avait pas de local et à cause de ceci, tout le travail que l’on verrait de faire - création d’un programme suivant les gouts communs - était inutile. Cependant, nous n’étions pas pessimistes, car nous espérions bien que la gamme (peut-être le nom d’un local) nous serait prêtée par Monsieur Bernard.
La réunion se termine et je regagne la maison en compagnie de Bruno Bressiani. Nous faisons part de nos impressions et je vis qu’il serait difficile de maintenir une ambiance sérieuse. Certains types de la réunion voyaient déjà en ce club un moyen pour draguer.
Quelque temps après ce premier contact, je rends visite à Marie-France Butavand afin de lui rendre compte de ce que nous avons dit. Elle n’avait pas osé venir, car il n’y avait qu’une fille. Ensemble, nous dressons une liste des camarades de 16, 17, 18 ans, puis elle suggère qu’il serait possible de faire une séance de projection (cinéma) sur le « petit port », une place près de chez elle. On prendrait le courant (l’électricité) dans leur maison. L’idée fait bonne puisque nous n’avions pas de local . Monsieur Bernard ne veut pas prêter sa gamme.
Cette fille Marie-France est très sympathique malgré les traits bourgeois dans lesquels sa famille et la tradition l’entourent. Elle est aussi très dynamique. Ainsi, un après-midi, elle vint me chercher pour faire une partie de volley sur le stade gymnique de l’école communale. Avec ses camarades des quartiers, elle avait réussi à rassembler le nombre suffisant de joueurs et de joueuses. C’était mixte ; c’était très bien ; je l’en ai félicité.
C’est elle également qui avertit les jeunes qu’à 21 heures il y aurait quelque chose sur le « Petit Port ». Elle n’avait pas dit quoi. Elle en a vu beaucoup et il est venu beaucoup de garçons, mais peu de filles. C’était déjà un échec, car, avec autant de garçons, les paillardises furent assez nombreuses. Comme film - j’avais prêté mon matériel (projeteur, écran, amplificateur) -, nous avons vu un « voyage en Italie », prêté par Madame Charpin. À part un incident - oubli d’une bobine, la soirée fut bonne. Les amis étaient contents et désiraient recommencer.
Les jeunes étaient contents, mais pas les vieux. Le père de Marie-France, en coupant le courant, stoppa la réunion. Il fallut ranger à la lampe électrique (de poche). On ne peut pas lui en vouloir, car il devait dormir et notre électrophone faisait beaucoup de bruit. Mais, peut-on ne pas lui en vouloir quand il n’aime pas que sa fille soit en contact avec des apprentis ?
Il n’y eut plus de réunions sur le « Petit Port » cause du bruit. Les parents ne furent pas très contents du genre de ces réunions : « ma fille n’ira jamais avec ces ouvriers ». Ah, bourgeoisie (catholique) digoinaise. Il n’y eut pas de suite.
Nous n’avions pas de local, personne pour en prêter. Il y eut un essai de la part de B. Bressianni pour faire du tennis à la faïencerie ; on lui interdit. Mais on permettait à d’autres qui sont peut-être plus sélects que lui.
Je fis part de mon échec à l’abbé et aussi de mon erreur. Il était stupide de croire au mélange des classes. Il était stupide d’organiser les distractions des autres. C’est leur domaine et non le mien. Je ne peux pas leur imposer des loisirs et c’est un peu ce que je voulais faire. Je ne sais même pas si je peux les empêcher de flirter. C’est leur domaine et non pas le mien. Le faire serait, je pense, du paternalisme. Pourtant, j’aurais bien aimé ne plus entendre : « que l’on s’ennuie à Digoin ».
N’ayant plus rien à faire dans cette ville, car moi aussi je m’y ennuie, je décide d’aller à Lyon chez Claude où je travaille : ménage, réfaction d’une chaise.
Rappel.
À supposer que j’ai le droit d’organiser des distractions, à supposer qu’il me soit permis de contrecarrer le flirt, je constate que j’ai manqué de courage. Pour le local, j’aurais pu me remuer davantage. Voir, revoir Monsieur Bernard, par exemple. Il faut dire que j’étais déjà dégonflé et j’ai abandonné devant cette circonstance : pas de local.