C’est compliqué pour des catholiques dé gauche de dire leur opposition à la GPA, car immédiatement ils sont identifiés à l’extrême droite
L’article que j’ai lu hier dans le quotidien La Croix complète à merveille ma page précédente. La voici en ce lieu.
Les catholiques se radicalisent-ils par la droite ?
entretien
- Denis Pelletier
Historien, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études - Yann Raison du Cleuziou
Politiste, Université de Bordeaux, Institut de recherche Montesquieu
Une radicalisation du vote des catholiques pratiquants ? Le constat du politiste Yann Raison du Cleuziou a été contesté par l’historien Denis Pelletier au lendemain de l’élection présidentielle. Deux mois plus tard, La Croix a réuni les deux chercheurs afin qu’ils prolongent leur discussion.
- Recueilli par Théo Moy et Benoît Fauchet, La Croix, le 04/07/2022 à 12:22
La Croix : D’où vient la notion de vote catholique ?
Yann Raison du Cleuziou : Jusque dans les années 1950, la hiérarchie ecclésiale prétend prescrire le vote catholique. Mais en 1972, les évêques de France reconnaissent avec le texte Pour une pratique chrétienne de la politique le pluralisme des catholiques et renoncent à les influencer. Peu après, en 1977, deux sociologues, Guy Michelat et Michel Simon, publient l’ouvrage Classe, religion et comportement politique, dans lequel ils relativisent ce pluralisme et montrent que les catholiques pratiquants votent tendanciellement beaucoup plus pour la droite que le reste des Français.
Le vote catholique, autrefois prescription épiscopale, est devenu une variable sociologique que les experts font « parler ». Depuis, on a toujours observé un vote des catholiques en faveur de la droite, à hauteur de 60 à 75 %. Ce constat a été affiné à partir des années 1980 avec la montée du Front national (FN). On a d’abord observé une forte résistance des catholiques pratiquants à l’égard de ce vote.
Mais depuis 2015, les attentats et la crise des migrants, cette résistance s’amenuise. Avant de décrire un vote d’extrême droite spécifiquement catholique, il faut replacer ce vote dans le contexte actuel : le Rassemblement national (RN) est désormais banalisé dans la société française.
Qu’en est-il du vote Zemmour à l’élection présidentielle ?
Y. R. d. C. : Sur le terrain, j’ai observé dans des réseaux ancrés dans un vote Les Républicains (LR) un engouement assumé pour Éric Zemmour. Ce que j’ai trouvé d’intéressant dans les sondages, c’est qu’il y a un phénomène spécifique chez les catholiques pratiquants autour de ce candidat. L’enquête Ifop-La Vie réalisée pendant la campagne montre que 71 % des catholiques pratiquants envisageant de voter Éric Zemmour affirment que leurs convictions religieuses comptent au moment de voter.
Des catholiques pratiquants assument un engagement Zemmour, c’est une micro-tendance que l’on retrouve beaucoup moins dans le reste de l’électorat français. Au moment de La Manif pour tous, ces personnes n’étaient pas dans une posture contestataire et avaient de vraies réticences à voter pour le FN. Tout d’un coup, la candidature d’Éric Zemmour a décomplexé leur rapport à l’extrême droite.
Denis Pelletier, vous contestez ce postulat d’une radicalisation du vote catholique. Pourquoi ?
Denis Pelletier : Analyser le vote catholique à partir de la radicalisation du vote pratiquant me paraît une erreur de perspective. La notion de vote catholique s’est construite, entre les années 1920 et les années 1960, autour de deux critères qui ne sont plus d’actualité. D’une part, la grande majorité des Français se disait catholique, ce qui n’est plus le cas. D’autre part, ces catholiques se répartissaient en trois groupes aux proportions comparables : les pratiquants réguliers, les occasionnels et les non-pratiquants.
Aujourd’hui, les pratiquants réguliers et occasionnels réunis représentent moins de 15 % de l’ensemble des catholiques, entre 6 et 8 % de l’ensemble des électeurs. Du coup, les comparaisons que l’on pouvait établir entre les différents groupes de catholiques perdent de leur sens à l’échelle de la vie politique française et du point de vue du catholicisme lui-même.
Pourtant, on a vu des candidats mobiliser un référentiel catholique, et des catholiques y être sensibles…
D. P. : Oui, le catholicisme, même s’il devient minoritaire, continue de peser sur la vie politique française. C’est ce constat qui doit nous conduire à changer notre grille d’analyse. Le mot « catholicisme » est devenu une sorte de lieu commun, au sens propre du terme : un mot qui fait sens, mais de façons différentes, auprès de personnes d’opinions très diverses, pratiquantes et non-pratiquantes, catholiques et non-catholiques.
En particulier, Éric Zemmour a imposé l’idée que le catholicisme faisait partie de l’identité française, que l’on soit ou non catholique. Mais il a construit un modèle d’identité obligée, dans une conception maurrassienne, excluante. Il existe d’autres manières, au sein de la population française, de s’identifier au catholicisme.
Le fond du désaccord entre nous tient à l’idée d’une radicalisation du vote des catholiques pratiquants. Je pense que le premier tour de la présidentielle comme les législatives montrent que la grande caractéristique des catholiques pratiquants demeure le pluralisme. Une frange des catholiques pratiquants se radicalise en effet à droite de la droite : mais il s’agit de la minorité radicalisée d’une minorité pratiquante.
Cela expose à conforter l’idée qui circule dans le débat public selon laquelle les catholiques sont de plus en plus réactionnaires. Cela entretient aussi cette minorité d’extrême droite dans sa conviction qu’elle est le passé, le présent et l’avenir du catholicisme français.
Comment expliquez-vous que le vote Zemmour se soit manifesté dans des zones où la pratique catholique demeure relativement soutenue, comme l’Ouest parisien (Yvelines, Hauts-de-Seine) ?
D. P. : La sociologie du vote catholique montrait que, tendanciellement, plus on était pratiquant, plus on votait à droite, mais aussi que la pratique régulière faisait barrière au vote d’extrême droite. Cette barrière a sauté après la mobilisation de La Manif pour tous en 2013 et les attentats de 2015. Mais je continue de penser que la radicalisation ne concerne qu’une minorité de la minorité.
Quant au vote Zemmour, il me semble que nous devons rester prudents dans nos analyses. Ce candidat a introduit un effet disruptif dans le débat public, où il a apporté quelque chose d’inédit, un peu à la manière d’Emmanuel Macron en 2017 – et, bien sûr, toutes proportions gardées. Mais cet effet disruptif n’affecte pas que les catholiques pratiquants. Et, surtout, comme historien, je me garderai d’en tirer des conclusions définitives.
Y. R. d. C. : Pour ma part, je ne crois pas pertinent de partir des 45 % des Français qui se disent toujours catholiques et d’en conclure que l’on insiste sur une tendance qui ne représente rien par rapport à cette population. Quand on pense un phénomène, on doit chercher l’échelle pertinente pour le faire.
Pour faire simple : on ne peut pas prendre ces 45 % de Français, leur demander quels sont leurs souhaits pour la présidentielle et en déduire « les attentes des catholiques ». Ce serait faire croire que l’intégralité de cette population se pense comme catholique dans son rapport à la politique. Le sondage publié par La Vie montre que chez les catholiques pratiquants réguliers, 67 % accordent de l’importance à leurs convictions religieuses, contre 35 % des pratiquants occasionnels. On voit bien que le rapport spécifique des catholiques à la politique est directement lié à l’intégration religieuse.
Donc si on cherche à décrire l’influence des convictions catholiques sur le vote, ce sont les pratiquants les plus réguliers qu’il faut observer. Or aujourd’hui, dans ce segment, l’opinion conservatrice représente une tendance structurante et en radicalisation. Qu’elle soit minoritaire n’y change rien. On observe depuis 2013 à quel point des catholiques sont revenus dans le jeu politique et ont réussi à faire d’un logiciel catholique conservateur un agenda électoral.
D. P. : Plus on est pratiquant, plus la référence catholique pèse dans le vote, j’en suis bien d’accord. Mais je ne partage pas ton analyse selon laquelle « dans un contexte d’effondrement statistique le catholicisme se recompose sur ceux qui restent, tendanciellement les plus conservateurs » (La Croix du jeudi 14 avril). Cette analyse me semble exclure une majorité des catholiques, y compris parmi les pratiquants, au profit des plus conservateurs.
Ce que nous constatons sur le terrain, et qui est central aujourd’hui, ce sont aussi les mobilisations de fidèles à la suite de la crise des abus sexuels. Or, cette mobilisation transcende les clivages traditionnels. Dans un contexte de redéfinition de la sphère politique, cela me semble au moins aussi important que la radicalisation d’une minorité, même si cette minorité se considère comme seule dépositaire du vrai catholicisme.
Y. R. d. C. : Nous avons un vrai désaccord. Depuis les années 1970, la sociologie des religions a attendu des avant-gardes réformatrices un renouvellement du catholicisme. Or ça n’est pas arrivé car celles-ci se sont effacées. Dans un contexte de sécularisation, le catholicisme se recompose sur ceux qui restent : les conservateurs, tout en restant minoritaires, ont une importance croissante.
Regardez le recrutement résiduel du clergé… Les sciences sociales du catholicisme les ont souvent négligés. Je pense qu’ils constituent un noyau à surveiller, car dans une Église au devenir minoritaire, ils peuvent être au cœur de recompositions potentielles. Le scandale des abus sexuels n’invalide pas cette hypothèse ; certes, il redonne une visibilité à une opinion catholique réformatrice, mais il accélère aussi le détachement religieux. Or, les conservateurs ont une grande résilience qui favorise leur traversée des crises, parce qu’ils s’appuient d’abord sur un milieu de familles et non sur l’institution ecclésiale.
Pourquoi les électeurs catholiques de François Fillon en 2017 se seraient-ils orientés cinq ans plus tard vers Éric Zemmour plutôt que vers Marine Le Pen, qui paraissait moins radicale ?
Y. R. d. C. : La variable classe sociale compte beaucoup. Le Front national a toujours eu des difficultés à s’intégrer en Île-de-France. Or, Éric Zemmour a réussi des scores honorables dans des circonscriptions où le FN ne s’est jamais implanté. En outre, des figures conservatrices catholiques ont convergé autour de lui, un entre-soi assez fort a joué. Son discours a légitimé ce basculement.
Par ailleurs, j’aimerais m’arrêter un instant sur l’analyse qui consiste à dire « le catholicisme c’est l’ouverture et l’amour du prochain, donc ce n’est pas possible ». J’observe de mon côté le retour d’une xénophobie, d’une forme autoritaire assez forte, chez des catholiques par ailleurs très intégrés dans l’Église. Il ne faut pas diluer la tendance parce qu’elle est désagréable.
D. P. : Le succès d’Éric Zemmour tient en partie au fait que nous avons basculé, au cours des dernières décennies, dans une société de la visibilité. Les identités particulières revendiquent le droit d’être vues et, en même temps, surtout dans le domaine religieux, cette visibilité gêne parfois.
À l’été 2015, Dalil Boubakeur, alors recteur de la Grande Mosquée de Paris, avait suggéré, avant de se rétracter très vite, que certaines églises désertées pourraient accueillir des musulmans en manque de lieux de culte. Cette affirmation a suscité en retour une pétition, « Touche pas à mon église », dont le succès a été considérable, bien au-delà des seuls catholiques.
Ce qui était en jeu, c’était la visibilité des églises dans le paysage, comme un héritage et un marqueur d’histoire, même lorsqu’elles se vident. C’est un fait historique : le catholicisme est devenu pour beaucoup un support d’identité collective, et non plus un lieu d’engagement. Cela pèse dans la vie politique.
Où est passé le contre-discours à cet identitarisme dans l’Église ?
D. P. : Mais il est très présent sur le terrain ! Les catholiques de gauche ne se font guère entendre, mais c’est toute la gauche qui a peiné à trouver des porte-parole, jusqu’à une période très récente. Qu’on entende mieux la droite catholique n’est pas étonnant dans le contexte actuel, mais elle ne se limite pas aux tenants d’une conception identitaire.
La vraie question est de savoir si la bascule est durable, ou si elle est une étape d’une recomposition plus profonde des fondations mêmes de notre vie démocratique. Je plaide pour la seconde interprétation, en raison de la place que prennent les débats où le politique et l’intime, qui étaient traditionnellement disjoints, se croisent désormais.
Y. R. d. C. : Je suis la trajectoire d’un certain nombre de néo-catholiques de gauche depuis quelques années, et j’observe une grande difficulté de leur part à se positionner entre l’évolution de l’Église et celle du champ politique, qui les prennent à rebours. Ils se trouvent sans cesse invisibilisés par la voix omniprésente des conservateurs au sein du champ catholique, et par la voix omniprésente des progressistes au sein des gauches.
C’est par exemple compliqué aujourd’hui, pour ces catholiques, de faire entendre à gauche une opposition à la GPA, car immédiatement ils sont identifiés à l’extrême droite. J’avais fait une enquête sur le lectorat de la revue Limite. Il était passionnant de voir que c’étaient des lecteurs venant majoritairement de la droite et en demande de gauche.
Dans l’environnement catholique conservateur qui fut leur matrice, ce qu’ils sont devenus devient impossible à assumer. Ils étouffent dans ce milieu, en raison de leur préoccupation écologique ou sociale. Mais ils ne parviennent pas non plus à s’agréger à la gauche. Des initiatives comme Les Poissons roses ou Refondation ont été systématiquement balayées. Rien ne permet de dire si ces difficultés vont durer.
D. P. : J’aimerais finir sur une note positive. Il existe aujourd’hui de nombreux lieux de formation à la politique, notamment ceux maintenus par les jésuites. On y rencontre des jeunes chrétiens de tous bords. Ce sont donc des lieux de dialogue, au-delà des écarts idéologiques, au nom d’une conception partagée de la politique comme bien commun. Cette forme de socialisation, qui résiste à la crise du politique, est précieuse pour la démocratie.