Oui, il y a du renoncement : celui du temps mangé -c’est jamais fini, celui de la tranquillité perdue. Pour moi c’est le choix de l’Évangile

Publié le par Michel Durand

Concert, mars 2017, chapelle du Prado à Lyon, Les Chant’ sans pap’ Yé-RESF, groupe vocal à géométrie variable

Concert, mars 2017, chapelle du Prado à Lyon, Les Chant’ sans pap’ Yé-RESF, groupe vocal à géométrie variable

Actuellement je mets en forme des articles pour la revue du Prado, Quelqu'un parmi nous. Il est question de Sobriété. Le témoignage de Denise m'a profondément touché. En fait, je connais bien cette présence auprès de familles en demande d'asile en France. Comme le montre la photo, j'avais en 2017 invité dans la chapelle du Prado à Lyon 7e, Sophie et la chorale des sans pap’ Yé. Je donne aujourd'hui à lire ce témoignage.

Témoignage sur ma vie avec les sans papiers

 

« Vivre une sobriété heureuse va de pair avec une vie relationnelle riche, intense et créative ».

Denise, militante auprès des sans-papiers

 

Quelques éléments de mon chemin personnel avant de parler de l’aventure avec les familles « sans papiers ».

Née dans une famille de militants chrétiens formés par la JOC, ma foi et mon chemin d’engagement m’ont été proposés par mes parents puis par ma rencontre avec la JOC. Dans ma vie de jeune adulte, il m’a fallu faire miens et personnaliser ces choix et ce sont des rencontres au fil de la vie qui ont orienté mon chemin.

Pour moi ce chemin repose sur des piliers qui me tiennent et auxquels je tiens :

  • L’Évangile, message d’amour, outil pour comprendre ma vie et l’orienter.
  • Le choix d’une proximité avec ceux qui ont moins de place dans notre monde, avec l’importance d’un « être avec » et non « faire pour », de donner la parole et les outils d’expression, de création.
  • L’importance du collectif.

L’Évangile a souvent été un guide, un accompagnant de mes choix, de mes interrogations de mes souffrances et de mes joies. Jésus a été, au fil de sa vie, conduit de rencontres en rencontres, dans la proximité avec ceux trouvés sur son chemin ; c’est son regard, son amour qui les a transformés qui a bouleversé leurs vies.

Avec mon mari Maurice et nos deux filles embarquées dans nos aventures c’est un peu ce choix d’être disponible aux rencontres qui viennent sur notre route qui a construit notre vie. Une longue période d’engagement avec des personnes handicapées a été une première étape, tout simplement parce que j’avais un cousin handicapé et des amis handicapés. Différents événements de la vie ont mis fin à cet engagement mais non pas à mes liens avec des personnes handicapées qui restent nombreuses dans le cercle de mes proches

Une période de doute, de réorientation professionnelle m’a alors amené à Bron, sans que cela soit vraiment un choix de ma part. D’abord comme assistante sociale au CCAS (Centre communal d’Action sociale) puis très vite dans un engagement professionnel sur le développement d’actions collectives qui m’ont finalement conduite à un poste d’animatrice auprès des adultes du quartier de Parilly (Lyon) sur le thème de la parentalité.

Accepter ce poste c’était tenter une aventure sans garantie professionnelle mais en fidélité à ce que je crois, aux valeurs auxquelles je tiens et aux « talents » qui sont les miens : créer des liens, donner la parole, permettre aux personnes de se construire, de se reconstruire.

Vécu comme un choix, un engagement, un risque aussi. Bien sur, j’ai renoncé à certaines choses : je n’ai pas fait carrière, et je passais d’un poste assuré à un poste beaucoup moins garanti, moins bien payé et qui me conduira à une petite retraite. À mes yeux c’était peu en regard de ce qui pouvait être fait.

Donc me voilà animatrice adulte en plein quartier de Parilly ; J’ai beaucoup de liens avec les mères de famille du quartier ;

Parmi elles Nadia, Saida, Goundo, Ermira viennent discuter souvent avec moi individuellement. Elles viennent de Tunisie, d’Algérie, du Mali, d’Albanie ; je découvre avec elles la situation des familles dites « sans papiers » mais aussi sans logement, sans ressources, sans paroles… devenues invisibles

Je leur propose de se retrouver ensemble avec moi pour échanger, parler de leur situation que chacune vit de manière totalement isolée. Leur accueil est peu enthousiaste : à quoi ça sert ? je suis bien déçue mais j’accepte les « je viendrai pour te faire plaisir ».

Dès la première rencontre une parole de vie se libère, c’est  pour elles toutes une première expérience que « ça fait du bien ». Ma place ? Juste accueillir, rassembler, ouvrir un espace, une petite place.

« Des papiers pour attraper le fil de mes rêves.

Des papiers pour libérer le cœur de mon imaginaire.

Des papiers d’identité pour exister.

Des papiers estampillés : peut vivre ici. »

Pour moi le réveil de ces femmes, leur joie, leur parole, l’espoir qu’elles reconstruisent ensemble ; c’est cela la résurrection ; pas un horizon mystérieux, mais une renaissance, une vie nouvelle au creux de la vie.

De cette première rencontre naît d’abord un petit groupe pour faire des démarches et chercher ensemble. Ces femmes isolées, silencieuses, terrorisées, perdues c’est du grain de blé en terre ; il est temps de sortir de l’hiver et d’accompagner une vie nouvelle.

Nous découvrons ensemble le mouvement RESF (Réseau éducation sans frontières). À l’occasion d’une manifestation pour la régularisation des « sans papiers » nous nous organisons pour les démarches en préfecture.

Je bouscule un peu le centre social. Le directeur s’inquiète et tente : « vous ne pourriez pas faire ça ailleurs ? » Mais je tiens bon ; le local « parentalité » joue pour moi son rôle dans cette démarche et c’est leur lieu, là où elles existent.

Peut-être, là aussi, le terrain est-il glissant pour ma carrière ? L’avenir me le prouvera ; je serai licenciée économique un an plus tard ! Je savais que je prenais un risque, que je renonçais à une avancée professionnelle tranquille ; mais je tiens simplement à suivre le fil rouge de ma vie, de mes choix et c’est aussi beaucoup de joies, de vie, d’amour partagé.

Le petit groupe s’étoffe, elles osent parler aux voisines ; je fais signe aux associations du quartier qui peuvent soutenir. Une soirée de soutien s’organise pour se faire connaitre ; décision est prise de partir de leur expression qu’on prend un après-midi pour écrire ensemble. Pour cette première soirée et présentation sur scène, les lectures faites par elles se feront d’abord avec un masque puis on jette les masques (résurrection ? renaissance ?).

Forts de cette expérience, des ateliers d’expression vont s’organiser sur le Rhône dans le cadre de RESF.

C’est aussi la naissance à Bron de la permanence lieu d’accueil, de rencontres, d’échanges, d’aide aux démarches, de soutiens... Autour d’un repas partagé ; cela dure toujours depuis 17 ans tous les vendredis.

« Comment ont-ils répondu ? Comment ont-ils répondu à des regards éperdus ?

Comment ont-ils répondu à une souffrance dont l’intensité les excluait ?

Ils ont ouvert la porte, ils ont ouvert leurs yeux, ils ont ouvert leur cœur, prêts à souffrir eux aussi…

Ils se sont laissés pénétrer par ces regards, par cette souffrance, par cette tristesse.

Ils ont eu ce courage-là, ils souffrent avec eux.

Mais ils répondent aux regards par des sourires, ils répondent à la tristesse par une chaleur humaine et salvatrice.

Ils dissipent la crainte par une parole libre et claire qui change la peur en élan vers le monde.

Cette énergie nous éclaire car ils portent quelque chose en eux,

Quelque chose de précieux et salutaire … »

Fatiha

Alors oui, il y a du renoncement : celui du temps mangé, parce que c’est jamais fini, celui de la tranquillité perdue, parce que j’ai souvent la tête prise par l’angoisse de la situation de telle ou telle famille, parce que c’est porte ouverte, souvent.

Mais pour moi c’est simplement naturel ; c’est le choix de l’Évangile.

Ma foi connait des doutes, ne se reconnait pas toujours dans les dogmes, dans des pratiques d’une Église que je trouve trop fermée sur elle-même ; mais l’Évangile reste mon carnet de route qui me permet de tracer mon chemin.

Des ateliers d’expression il y en aura pendant 7 ans avec du dessin, de l’écriture et des occasions de partager à l’extérieur.  Et nous voila rendus avec 70 pages de textes.

Pour la petite équipe qui anime ces ateliers : c’est des cris, des paroles, du souffle ; c’est de la vie qui passe dans ces paroles ; ça prend corps ; ça rend vivant, agissant.

Une question se pose à nous : que faire de ces textes ? comment les faire connaitre témoigner de cette vie ?

La rencontre avec une amie de l’une d’entre nous va nous permettre de faire naitre la chorale : Sophie* nous dit « OK » pour mettre les textes en chansons. Mais des chansons, faut les chanter ! C’est une nouvelle aventure :

La proposition est faite dans le cadre du réseau RESF et tout spécialement aux participants des ateliers ; elle implique un engagement dans la durée (contrairement aux ateliers où on vient quand on veut).

Pour nous aussi c’est un engagement supplémentaire ; à l’heure ou nous rêvions « d’une action un peu moins prenante » nous voilà embarquées dans une histoire qui va manger encore plus notre temps : un dimanche par mois, des réunions et du travail pour tout mettre sur pied, une organisation matérielle pesante : à chaque répétition il faut aller chercher les familles sans papiers, souvent rappeler les dates… et à chaque fois prendre avec nous leur histoire, leurs soucis, leurs peurs… ce sont des dimanches et des weekends parfois bien mangés et dont je ressort heureuse mais bien épuisée.

Certains amis ne comprendront pas la moindre disponibilité pour des loisirs que cela implique.

Cela nous amène à nous montrer, à rendre publiques ces paroles ; cela nous met ensemble, soutiens et sans papiers à un même niveau d’apprentissage.

Sur 12 ans la chorale tient bon. On a chanté, on a écrit, on a fait de nombreux spectacles on a réalisé deux CD : enregistrement, maquette, site internet diffusion.

Là aussi c’est beaucoup de disponibilité, de temps mangé.

On a tenu l’équilibre soutiens et « sans pap », rassemblé adultes et enfants de 4 à 74 ans. Pour tous, c’est une vie nouvelle, une fierté nouvelle. Des fils de fraternité sont tissés entre nous et au-delà. « Se défaire de la peur et peut être renaitre ».

Juste encore quelques mots d’un autre volet de ma vie avec les « sans pap ». Ermira, jeune mère avec un bébé, s’est retrouvée dehors du jour au lendemain ; il fallait laisser la place en foyer d’urgence. Je lui avais dit : « on ne te laissera pas dehors » ; alors on a ouvert la porte. J’ai entrainé toute la famille dans cet accueil. Une première expérience de trois mois et un réseau qui a permis que quelqu’un d’autre prenne le relais : une femme retraitée de Bron les a accueillis plus de deux ans. Nous sommes restés très proches, actifs dans un soutien de différentes façons sorties, vacances, démarches, garde du petit…

Là aussi c’est renoncer à sa tranquillité, voir son espace familial envahi, la vie familiale perturbée, le quotidien compliqué… Mais aussi tellement de joies partagées, une vie qui pouvait basculer et qui s’est construite ; le bébé vient de fêter ses 18 ans !

Quelques temps après une famille débarque à la permanence, épuisée, à la rue : un couple et trois ados avec des soucis de santé ; ils ont fui l’Arménie dans des conditions dramatiques - une agression qui a entrainé la mort de la grand-mère et 17 jours de coma pour l’un des ados. Pourtant ils n’ont pas obtenu le statut de réfugiés ! Les parents étaient enseignants ; ils se sentent devenir invisibles, une peur immense suinte de leurs regards. Je lance un appel sur le réseau : un couple propose de les accueillir quelques temps ; mais il y a une date limite de posée ; je leur garantis qu’on trouvera d’ici là une solution. Et… on ne trouve pas ! Finalement je les ramène à la maison pour un dépannage court !… qui durera un an.

Renoncement ? À la tranquillité, à l’espace (on vit maintenant à 7 dans nos 70 m2), au repos, souvent à nos habitudes qui sont forcément bousculées.

On organise nos repas avec nos courses un peu écolo et ce qu’ils ramènent des restau… Les repas sont souvent compliqués par leur besoin de parler aussi entre eux dans leur langue ce qui contrarie beaucoup Maurice. Notre appartement n’est pas grand et pour chacun il faut tenir compte de tous ; la télé est dans la mezzanine qui leur sert de chambre mais, finalement, l’animation permanente la remplace. Une salle de bains pour sept, c’est compliqué…

Et puis, c’est surtout leurs soucis, leurs angoisses, leurs peurs qui ne nous quittent pas, qui deviennent un peu (beaucoup !), les nôtres

Et puis ça dure et on s’épuise. Partis quelques jours en vacances, enfin seuls, Maurice me dit : « s’ils n’ont rien trouvé à la rentrée tu fais quoi ? Je lui retourne la question - et toi tu vas leur dire de partir ? » Nous savons l’un et l’autre qu’on ne le fera pas

Même si les renoncements sont parfois pesants ils ne font pas le poids avec la vie partagée, les joies du chemin parcouru par chacun, les liens tissés. Ils ne font pas le poids avec ce qui nous a permis de construire notre vie ensemble, nos choix de vie nourris par l’Évangile mais c’est lourd parfois.

Choisir d’habiter la confiance

Aimer et se savoir aimés

Résurrection dans la vie de tous les jours un chemin d’efforts mais un chemin de bonheur

 

* https://www.chantsanspapier.click

Denise, Lyon

 

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