La parole de François a toujours été libre. Il a recours au langage traditionnel et, tout de suite après, il propose une traduction populaire

Publié le par Michel Durand

Christophe Theobald, théologien jésuite à Paris, le 20 juin 2023 Seb Leban pour La Croix Hebdo

Christophe Theobald, théologien jésuite à Paris, le 20 juin 2023 Seb Leban pour La Croix Hebdo

LA CROIX - Publié le 23 avril 2025 à 19h50

Théologien jésuite à la double nationalité franco-allemande, Christoph Theobald analyse les bouleversements qu’a engendrés le pontificat de François. Plus qu’une réforme théologique, le pape argentin a apporté une manière de gouverner.

« La parole du pape François a toujours été libre »

Entretien recueilli par Christophe Henning et Céline Hoyeau

 

La Croix L’Hebdo : En douze ans de pontificat (2013-2025), en quoi le pape François, « venu de loin », a-t-il changé le rapport entre l’Église et la société ?

Christoph Theobald : Par son style de parole, déjà. Cela s’est vu dès le soir de son élection, avec le « Buona sera ! » qu’il a lancé à la foule. Une manière de parler très peu ecclésiastique ! Par la suite, nous avons eu parfois l’impression qu’il improvisait, en particulier dans l’avion qui le ramenait de ses voyages.

Mais sa parole a toujours été très libre, sans langue de bois. Un style direct que l’on retrouve dans ses textes : il a recours au langage traditionnel et, tout de suite après, propose une forme de traduction populaire, de sorte que nos contemporains puissent entendre eux aussi quelque chose…

 

Venu de loin, c’est aussi un jésuite qui était élu pape…

C. T. : C’était un Latino-Américain avant tout : il a poursuivi avec force et conviction ce que l’Amérique latine nous a apporté depuis la conférence de Medellin (Colombie), en 1968, quand l’Église sud-américaine adopta l’option préférentielle de l’Église pour les pauvres.

Cette intuition s’est manifestée dans le choix des personnes qu’il a accueillies, des villes qu’il a visitées – en évitant les grandes capitales –, et des hommes qu’il a créés cardinaux. Son engagement s’est exprimé encore dans son rapport aux réfugiés, sa politique de la paix, difficile, notamment en Ukraine, avec ce souci de maintenir toujours un contact possible avec l’autre…

 

Peut-on résumer ses intuitions ?

C. T. : Il a développé sa vision dans ses deux grandes encycliques. « Laudato si’ » d’abord, où la Création devient le sujet de son discours avec beaucoup de poésie. François a introduit une nouvelle manière, extrêmement simple, d’articuler le rapport de chacun d’entre nous à soi, aux autres, à la collectivité et à la Création, la relation à Dieu apparaissant toujours à l’intérieur de ce jeu relationnel.

Et puis « Fratelli tutti » : dans ce texte extrêmement fort, le pape a proposé un commentaire très original de la parabole du Bon Samaritain, en insistant sur le fait que cet homme de cœur n’aurait pas pu faire son travail s’il n’y avait pas eu l’aubergiste – et l’auberge. À partir de là, il a développé tout un discours absolument remarquable sur les institutions, qui l’a conduit à honorer la politique.

Enfin, je dirais que ce rapport à la société chez François a été marqué par la disparition de tout un débat sur la place du christianisme par rapport aux autres religions. Avec les papes précédents, il y avait toujours comme une défense apologétique de la supériorité du christianisme sur les autres religions. L’œcuménisme était devenu sous Jean-Paul II et Benoît XVI un œcuménisme de commissions et des élites.

Cela a disparu avec François : à ses yeux, la crise de l’humanité, la crise de la planète sont telles qu’on n’a pas le temps de défendre des supériorités, et toute ressource susceptible d’apporter des solutions est aujourd’hui bienvenue.

 

A-t-il provoqué un décentrement de l’Église, et un recentrement sur la foi ?

C. T. : Oui, c’est très clair. Et c’est dans la pure ligne du concile Vatican II, qui a eu recours – notamment dans Lumen gentium, la constitution dogmatique de l’Église – à de magnifiques métaphores patristiques : Christ seul est le soleil et l’Église, telle la lune, n’est que le reflet de la lumière du Christ en direction de l’humanité. François a mis en œuvre ce décentrement de l’Église par rapport au Christ et à l’histoire de l’humanité. C’est la clé de son pontificat : l’Église en sortie.

 

Est-ce irréversible ? Car cela a suscité de vifs tiraillements…

C. T. : En effet, mais c’est pour moi un signe de vitalité. Les attitudes ne sont jamais irréversibles, mais les pratiques le sont, et François a introduit de nouvelles pratiques, avec la synodalité notamment. Ce pontificat a introduit une révolution culturelle au sein du catholicisme, ce qui prend du temps. Ce ne sont pas nos générations qui verront le passage vers une nouvelle figure de l’Église catholique latine et œcuménique. Mais il a impulsé quelque chose d’irréversible.

 

Est-ce que cela ne fragilise pas le catholicisme aujourd’hui ?

C. T. : Si, et heureusement ! (Rires.) Le catholicisme est fragilisé d’abord – surtout en Europe – par la crise des abus. C’est une fragilisation interne évidemment mais qui, dans le contexte du changement culturel de notre société, introduit un autre rapport à la transparence, au secret.

Un autre type de fragilisation tient à ce que la sociologue Danièle Hervieu-Léger appelle « l’exculturation », cette conscience soudaine que, pour beaucoup de gens, le christianisme est un amas de rites et de croyances qui perd de sa pertinence…

Mais il y a un troisième niveau qui, lui, caractérise le pape François. La véritable fragilisation, c’est la sortie de la normalité : fondamentalement, le christianisme ne peut entrer dans une normalité bourgeoise ou de quelque forme que ce soit. Il y a un ébranlement spirituel à la base de la tradition chrétienne, qui risque toujours de s’enliser.

 

C’est-à-dire ?

C. T. : On peut parfaitement être un pratiquant régulier, faire l’intégralité de ce qu’il faut faire, mais est-ce cela, la tradition chrétienne ? Ou bien, pour le dire de manière radicale, n’est-ce pas apprendre chaque jour à entendre ce que l’Esprit me dit, ce que l’Esprit dit à l’Église ?

Il s’agit d’entrer dans cette sorte de mobilité intérieure qui est autre chose que nos habitudes, et c’est un sacré ébranlement ! Dans l’Église du IIe millénaire, c’était la spécificité des ordres religieux ; aujourd’hui, cela concerne l’Église tout entière.

 

Certains ont reproché au pape de s’aligner sur toutes les valeurs de la postmodernité, craignant que l’identité du christianisme se dissolve dans le grand bain culturel…

C. T. : C’est un risque inhérent au christianisme. Dans la Lettre à Diognète (un écrit anonyme du IIe siècle, NDLR), les chrétiens n’ont pas d’habitat spécifique et n’ont pas d’habits spécifiques, n’ont pas de langues spécifiques… Cela fait partie des chromosomes de la tradition chrétienne.

Il y a une sorte de porosité fondamentale entre l’existence chrétienne et l’existence humaine. Il y a un risque de dissolution, un risque de mort, évidemment. Mais fermer les portes – on le voit bien le soir de Pâques dans les récits évangéliques de l’apparition du Ressucité – est aussi mortifère.

 

Comment s’est manifesté le fait qu’il soit un pape jésuite ?

C. T. : C’est sans doute le premier pape à avoir introduit le discernement – qui est le cœur des Exercices spirituels de saint Ignace – dans les actes quotidiens de l’Église, des communautés et des chrétiens. Les exercices spirituels sont une manière de procéder. Comment vivre cela collectivement ? François l’a proposé à travers le Synode sur la synodalité.

 

Vous a-t-il consulté comme jésuite ?

C. T. : Non, pas du tout. Par divers canaux, il a peut-être lu certains de mes travaux, surtout sur la pastorale. Je perçois au moins une convergence et c’est l’importance que le pape François attache à la notion de « style de vie évangélique ». En 2009, j’ai effectivement publié deux tomes sur « Le Christianisme comme style »(1) (« Cogitatio Fidei », Cerf, 2007).

Cette approche implique un nouveau rapport à la doctrine, qui n’a pas été sans provoquer des résistances. Mais la tradition chrétienne n’est pas d’abord une doctrine. La pastoralité est une dimension que les Latino-Américains ont beaucoup développée. Non pas une négation ou une annulation de la doctrine, ni une correction de la doctrine, mais une manière de s’y rapporter en introduisant toujours les destinataires.

 

Sur les questions morales (divorcés remariés, homosexualité), cela a été plus difficile… N’est-il pas resté au milieu du gué ?

C. T. : Est-ce vrai ? Regardez un texte comme « Amoris laetitia », et son dernier chapitre consacré aux situations régulières… Il lui a suffi – et c’est sa ruse – d’introduire une seule syllabe pour changer tout le système de la théologie morale : il parle « des situations régulières » et « des situations dites "irrégulières" ». Il est beaucoup plus facile d’avoir un code moral avec deux catégories – situations régulières et irrégulières, c’est la théologie morale classique –, mais le « dites "irrégulières" » est capital : cela veut dire qu’une personne ne peut jamais se réduire à son statut régulier ou irrégulier.

Ce pape a été très attentif à ne pas ajouter de lois aux lois car ce faisant, on dispense les gens de discerner concrètement ce qui se passe avec telle personne, dans tel itinéraire singulier. « Qui suis-je pour juger ? » C’était sa première réaction en revenant des JMJ de Rio, en 2013, quand on lui a posé la question de l’homosexualité.

 

D’une certaine manière, François a voulu laisser les catholiques plus matures, plus adultes ?

C. T. : C’est exactement cela. Comment ne pas infantiliser le peuple de Dieu, mais faire confiance au sens de la foi des baptisés… En Europe, malheureusement, on a tendance à analyser la réalité ecclésiale à travers le prisme politique progressiste/conservateur, droite/gauche, mais cela ne fonctionne pas. Avec un tel imaginaire politique, François n’est pas allé assez loin pour les uns, ou trop loin pour les autres…

 

Et en même temps, François a eu tendance à crisper, en particulier les milieux traditionalistes, alors que les jeunes générations semblent avoir dépassé ces clivages.

C. T. : Pouvait-il faire autrement ? Le rapport des traditionalistes avec la liturgie est un problème circonscrit à la France, la Bavière et les États-Unis. Ensuite, il n’a pas agi à partir de lui-même : Benoît XVI, dans « Summorum pontificum » (2007), avait disposé qu’il faudrait faire un bilan de la main tendue aux traditionalistes. Or, ce sont les évêques eux-mêmes qui ont déploré que la liturgie soit utilisée comme prétexte pour refuser Vatican II. C’est alors que François a commencé à réagir. Plus fondamentalement, il me semble que François espérait que la démarche synodale permette aux différents courants de se rencontrer réellement et de commencer à s’écouter.

 

Il a quand même fait preuve de sévérité…

C. T. : On peut souligner chez lui une petite contradiction : la grande réforme grégorienne du XIe siècle qui a produit le catholicisme latin actuel, avec l’idée d’uniformité, était une réponse à une crise au moins aussi importante que la crise actuelle. Grégoire VII a uniformisé l’Église dans une sorte de bureaucratie cléricale qui a bien fonctionné jusqu’au XXe siècle. Or, si François parlait de synodalisation de l’Église, du rôle des Églises locales, et employait la métaphore du polyèdre, il a sans doute eu, en même temps, des réflexes grégoriens face à des problèmes systémiques.

Rappelons sa réaction face à l’épiscopat chilien, dont il a demandé la démission. Dans un certain nombre de cas, les vieux réflexes sont revenus, emblématiques des tensions qui perdurent entre l’héritage grégorien et le processus synodal, collectif, patient, dans lequel il a engagé l’Église. Je repense à son discours sur les maladies de la Curie, en décembre 2014. C’était tout sauf de la douceur. Une pédagogie de choc ! Il était convaincu que nous ne pouvions avoir de parole crédible sur l’écologie ou sur la fraternité si nous ne faisons le ménage d’abord chez nous. C’est d’ailleurs pour cela qu’il avait été élu…

 

Comment expliquer qu’il ait boudé la France et les grands pays occidentaux au profit des périphéries ?

C. T. : Nous avons un deuil important à faire : nous ne sommes plus le centre du monde, et c’est une sacrée mutation car la tradition chrétienne est née dans l’espace méditerranéen. Avec un pape venu d’Argentine, nous avons perçu que les autres continents émergeaient. Tout n’est pas encore digéré : l’Assemblée synodale européenne de Prague, au printemps 2023, a été la plus difficile de toutes les assemblées continentales en vue du Synode car nous ne sommes pas habitués à travailler ensemble. Il n’y a aucune solidarité un peu approfondie entre les Églises d’Europe.

 

Les ressources pour le catholicisme de demain sont-elles désormais dans le Sud ?

C. T. : Oui, beaucoup, en Amérique latine, en Afrique… L’Europe doit prendre conscience que nous ne sommes qu’une Église parmi les Églises de la planète, nous ne sommes même pas une Église mère. En revanche, il nous faut chercher ce que nous pouvons apporter d’unique, sans doute une conscience historique. Deux mille ans d’histoire, ce sont des crises traversées, de prodigieuses inventions, une théologie développée…

 

Vous avez évoqué un peu plus tôt les migrants. Le pape François a-t-il voulu faire de l’Église la vigie de la société ?

C. T. : Qu’est-ce que le système de référence quand on est dans une crise ? L’avenir de l’humanité. La question essentielle pour lui était la place du peuple de Dieu dans cette histoire de l’humanité. Cela renverse les perspectives, car nous sommes souvent tentés de penser à partir de l’Église…

François était convaincu que nous ne sommes pas dans une époque de changement mais dans un changement d’époque. Au fond, pour François, la seule réponse que nous puissions donner dans la société actuelle, c’est cette manière extrêmement simple d’être les acteurs de la miséricorde de Dieu. Tout en découle : le rapport aux réfugiés, aux marginaux…

 

Cette manière d’agir fait-elle de lui un pape politique ?

C. T. : La papauté en Occident a toujours été une fonction politique. Mais François a transformé cette fonction en introduisant la périphérie. Je garde en mémoire l’image de son arrivée dans une petite voiture pour son discours au Capitole, aux États-Unis. En même temps, il n’est que le pape et il n’a cessé de le dire. Il y a une certaine modestie de la fonction qui est un peu nouvelle.

 

Est-ce un christianisme qui embrasse davantage les questions de notre humanité ?

C. T. : La tradition chrétienne nous fait prendre conscience, pour le dire avec l’Épître aux Hébreux, que nous n’avons pas ici de cité permanente. Parce que nous avons cette conscience-là, nous pouvons défendre l’être humain, l’avenir de l’humanité et de la Création. Nous ne sommes que trois ou quatre générations qui cohabitons sur cette planète, devant un passé, un avenir que nous ne pouvons pas mesurer. Et c’est la pertinence du christianisme, aujourd’hui, de le rappeler.

 

Le monde catholique n’est-il pas en train de se redessiner ?

C. T. : Le centre n’existera plus. L’époque où le Collège cardinalice était très largement européen est sans doute terminée. Rome sera toujours le centre, mais l’Église est devenue polycentrique. Le débat sur le cléricalisme devient important : va-t-on continuer en Europe à internationaliser le clergé ? Une Église qui ne produit plus en son sein les ministres dont elle a besoin est condamnée à mort.

Quand on parle de polycentrisme, de quoi parle-t-on ? Parle-t-on d’un clergé universel, un même catéchisme, un même habit, un même rite, que vous célébriez la messe en Amazonie, au Congo ou à Paris ? Et donc vous pouvez échanger le clergé. Ou est-ce qu’une créativité va se déployer, sur chaque continent, autorisée et même encouragée par Rome ?

 

Le concile Vatican II n’est-il pas encore une piste pour répondre aux défis d’aujourd’hui ?

C. T. : Le Concile est la grande grâce de l’Église au XXe siècle, selon la formule de Jean-Paul II. Le pape François a élargi la manière de procéder du Concile à l’ensemble du peuple de Dieu. Tout chrétien est disciple missionnaire. Que nous soyons prêtre, évêque ou simple fidèle, c’est le baptême qui nous relie. Le reste n’est pas secondaire mais second.

Et du coup, François a mis à mal l’adage que Jean-Paul II et Benoît XVI ont repris du père de Lubac : « L’Église fait l’Eucharistie et l’Eucharistie fait l’Église. » Ce qui a généré le blocage œcuménique vis-à-vis des divorcés remariés notamment. Avec le pape François, « le baptême, c’est la porte de l’Église ». C’est le baptême qui fait l’Église et l’Église qui célèbre le baptême.

 

Aurait-il dû lancer un Vatican III ?

C. T. : Je ne crois pas que ce soit possible. Un concile suppose jusqu’à aujourd’hui, au moins dans la tradition orthodoxe et catholique, que tous les évêques y participent. Ils sont actuellement 5 000 ! C’est impossible. Le cardinal Martini avait déjà souligné la difficulté : « Depuis un certain temps, disait-il, c’est toujours les mêmes problèmes qui reviennent. Il faudrait quand même une instance universelle pour les aborder. » Tout le monde avait compris qu’il faisait appel à un Vatican III.

La démarche synodale est peut-être une manière de faire un concile sans le dire. Avant le tournant du millénaire, Jean-Paul II a convoqué à Rome des synodes continentaux. Avec le Synode sur la synodalité d’octobre 2023, pour la première fois, tous les travaux ne sont pas à Rome mais passent aussi par des assemblées continentales.

 

N’est-ce pas aussi parce qu’il ne pense plus possible de décider uniquement entre évêques ?

C. T. : Au Synode sur la synodalité de l’automne 2023, 25 % des participants n’étaient pas évêques. Pour la première fois s’est déroulée une Assemblée synodale à Rome avec 10 % de femmes à égalité de droit. Ce n’est pas suffisant, c’est un premier geste. Le changement culturel ne peut pas s’imposer de l’extérieur. Il faut qu’il vienne de l’intérieur.

(1) Parus aux Éditions du Cerf, 2007.

 

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