Audace des chrétiens de 1936

Je me demande aujourd’hui pourquoi, alors que les conditions sont réunies pour interroger le néo-capitalisme, il n’y a pas de mouvements qui parlent avec autant de clarté. Certes, certaines expressions de leur journal sont à réviser – 50 ans après c’est tout à fait compréhensible. Mais, qu’il n’y ait plus de lutte de classes parce que la classe laborieuse aurait disparu, ne change en rien la domination de quelques-uns (puissances économiques désormais internationales) sur un grand nombre d’humains. La régulation par l’argent (la main invisible) se produit toujours au détriment des petits. Si au XXIe siècle le fascisme ne représente plus le même danger, l’idolâtrie de Mamon demeure. Et c’est là le danger fondamental.
LA JOC (jeunesse ouvrière catholique) en 1937
En lisant ces textes des chrétiens révolutionnaires, j’ai repensé à un témoignage d’une sœur du Prado que j’avais enregistré il y a une bonne vingtaine d’années. Voilà ce que disait Sœur Jean-Baptiste : « C'était vraiment le début de la J.O.C. En 1937, il n'y avait pas loin d’un an que nous étions reconnues comme section de la J.O.C. J'aimais beaucoup nos réunions. Je suis allé au rassemblement de la J.O.C. à Paris pour le 10ème anniversaire de la JOC. À Paris, c’était quelque chose d'incroyable. Nous avions un peu peur parce que, dans la capitale, depuis 1936, c'était le Front Populaire. Il y avait beaucoup de bagarres, on se battait les uns contre les autres, suivant son parti. Tous les métros étaient surveillés par des agents de police. Nous avions peur. Les jeunes avaient reçu de nombreuses consignes parce que nous avions peur qu’il y ait justement des affrontements entre les communistes et les jeunes. Alors, nous avions tous reçu comme consigne “Quoiqu'on vous dise, ne répondez pas”. Tout s'est bien passé
À ce moment-là, beaucoup d'automobiles étaient décapotables. Alors, tous les jeunes qui étaient en voiture pour sillonner Paris, criaient : "Nous voulons le Christ partout ! Nous voulons Le Christ partout !" C'était formidable.
Au Parc des Princes, nous avions une grande réunion. Et, au cours de la messe de clôture, des handicapés sont venus apporter une grande croix. Ce fut formidable, impressionnant... tous ces jeunes qui étaient là, enthousiastes... Et puis, quand ces handicapés sont venus avec cette grande croix, comme ça, simplement, vous savez, c'était quelque chose. »

De la revue TERRE NOUVELLE, je reproduis, L’appel à l’action, réflexions d’un étudiant catholique, Dominique. Son texte est mis en parallèle à celui d’un autre étudiant, bien connu celui-là : Paul Ricœur.
« Une image soviétique représente le Christ debout entre des travailleurs épuisés et des exploiteurs repus ; il tient sa main devant les yeux des pauvres, afin qu’ils ne voient pas que les autres volent leurs derniers sous. Ce n’est pas contre ceux qui ont imaginé ce dessin que doit s'élever l'indignation des chrétiens ; c'est contre ceux qui l'ont rendu possible.
Sur ce mot : révolution, une précision est nécessaire. Depuis quelque temps, on parle de Révolution Chrétienne ; on traduit ainsi le refus qui s'impose à toute conscience chrétienne, de ce paganisme hypocrite, la volonté de retourner la table des valeurs. Pour faire cette Révolution, ou mieux cette conversion, seuls les moyens spirituels sont permis : persuasion et exemple. Mais il y a encore des institutions à changer, un gouvernement à conquérir - malgré les égoïsmes et les ignorances. Cette révolution sociale ne se fera pas sans un minimum de violence ; à cette idée, beaucoup de chrétiens reculent.
Si le Christ a dit : heureux les pacifiques, il a dit aussi : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Sa paix n'est pas la paix du « monde »; elle n'est pas la lâcheté. On songe aux actes de violence ; on oublie qu'il y a des états de violence ; où des hommes, sans mitrailleuses, dans l'ordre, meurent peu à peu. Pas de charité sans désir de Justice. Pour défendre la Justice, il y a des guerres justes. Dans le régime actuel, la seule guerre qui soit juste est la guerre révolutionnaire. Si nous devons enfin en venir à cette extrémité, la théologie catholique nous y autorise. Saint Thomas (1) nous dit que l'obéissance n'est plus un devoir quand le régime devient tyrannique, c'est-à-dire quand il ne gouverne plus pour le bien commun. D'un tel régime, voici les effets (2) : ruine, sang, insécurité, liberté brimée, plus de grandeur d'âme ni de joie, discussions multiples, avilissement des mœurs publiques. C'est un tableau complet de la société capitaliste. En ce cas, c'est le « souverain », dit Saint Thomas, qui est séditieux ; l'acte révolutionnaire est un acte d'ordre au service de la cité. Cependant, étant donné la gravité de la question, la théologie a peu à peu précisé les conditions qui autorisent une action violente et illégale. Casyelein les fixe à cinq : 1° que la tyrannie soit habituelle et grave ; 2° qu'il ne reste aucun moyen efficace de l'enrayer, conditions qui semblent être remplies, les voies légales de la démocratie, parlement et presse, ayant fait suffisamment leurs preuves ; 3° que la tyrannie soit manifeste de « l'aveu général des hommes sages et honnêtes ». On doit, sans doute, y comprendre Léon XIII qui disait, en 1891, dans « Rerum Novarum » : « Il existe une faction qui domine par ses richesses ; parce qu'étant maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, elle détourne le cours des richesses et fait affluer en elle toutes les ressources ; faction qui, d'ailleurs encore, exerce une influence considérable sur l'État» ; 4° qu'il y ait chance probable de succès (ce à quoi nous aviserons) ; 5° que de la chute du tyran ne résulte pas des maux plus graves encore - ce qui est vraiment difficile d'imaginer. D'autre part, Meyer, dans ses Institutiones Juris Naturalis, dit que, devant un tel gouvernement, la nation est en état de légitime défense, et que si elle ne prend pas conscience de son danger, « n'importe quel groupe de citoyens, même sans constituer une personne morale complète, ni une unité sociale organique, en vertu du droit personnel inhérent à chaque individu peut, dans ce cas d'extrême nécessité, mettre en commun les forces de tous, pour opposer à une oppression commune le faisceau d'une résistance collective » (3). Défense ne signifie pas passivité. Le P. Cathrein, dans sa Philosophia Naturalis (4) spécifie que, lorsqu'il parle de résistance, « il s'il s'agit de résistance active par la force ou à main armée ».
Il est temps que les catholiques sortent de leur position ambiguë et se montrent, par des actes, les défenseurs des opprimés.
Contre le capitalisme, contre le fascisme et la guerre impérialiste, pour la conquête d'un Monde Humain - Camarades - serrons les coudes!
________________________________
(1) Sum. Theol. Ia Iae 9-42,a2
Commentaire à la Polilitique d'Aristote IV ch. V. ; Dictionnaire apologétique d'A. d'Alès : Insurrection.
(2) De Regimine principum 13.
(3) 1900 TI N 531, 532
(4) 1900 N° 616.
Vu la longueur de ce texte, je devrais m’arrêter ici et passer à autre chose. Enfin, avant de me détacher de l’écran, je ne peux résister à vous communiquer un texte d’Antoine Chevrier (XIX° siècle) sur les révolutionnaires. Etonnant !
Il montrera que l’analyse de l’étudiant de 35 n’est pas si original que cela. Du reste c’est ce que, dans les années 60, mes professeurs de Théologies, célèbres jésuites, m’ont enseignés. La théorie de la guerre juste est sans aucun doute à réviser. Mais on ne peut pas évacuer le problème d’un rapide revers de main. L’étude audacieuse et approfondie de Dominique m’interpelle donc. A quand une réflexion pour aujourd’hui, rédigée par un jeune théologien, laïc ou prêtre.
Antoine Chevrier
Comme l'argent tente ! comme il fait envie généralement et qu'il est difficile de ne pas faire quelque faute de ce genre, de ne pas imiter Judas : "combien me donnerez-vous et je vous le livrerai" (Mt 26,15), donnerai ? Avec quelle vigueur Notre Seigneur chasse les vendeurs du temple; c'est un péché qui afflige grandement son cœur, il faut retrancher des choses saintes tout ce qui sent l'argent, le commerce, le trafic.
N'est-ce pas souvent pour punir notre avarice et notre attachement aux biens de la terre que Dieu envoie des révolutions et nous fait dépouiller par les fidèles eux-mêmes de tout ce que nous possédons ? C'est la première chose que font les révolutionnaires : nous dépouiller, nous rendre pauvres.
Ne dirait-on pas que le bon Dieu veut nous punir de notre attachement aux biens de la terre et nous forcer par là à pratiquer la pauvreté, puisque nous ne voulons pas la pratiquer volontairement ? Et c'est quelquefois bien heureux que cela arrive parce que nous nous endormirions dans les richesses et le bien être et nous ne nous occuperions plus des choses de Dieu Quand Dieu dit : "Malheur aux riches" (Lc 6,24), il le dit encore plus pour ses ministres que pour les autres parce que si quelqu'un doit pratiquer la pauvreté, c'est bien surtout les prêtres, ses serviteurs.
Sur internet, j’ai trouvé des informations sur Terre Nouvelle. En voici une :
TURQUIN Agnès, "Terre Nouvelle", organe des chrétiens révolutionnaires de mai 1935 à septembre 1939, Maîtrise sous la direction de J. Girault, Université de Paris, 1978, 151 p.
Agnès Rochefort-Turquin, Front Populaire : « Socialistes parce que chrétiens », Cerf 1986, 234 pages.
Des chrétiens ont adhéré au Front populaire : les Jeunesses socialistes chrétiennes. De grands noms parmi eux : André Philip, jeune député socialiste en 1936 ; Paul
Ricœur, jeune agrégé de philosophie. Ils côtoient des militants catholiques et protestants plus anonymes, mais très actifs. De condition souvent très modeste, les socialistes chrétiens ne
supportent plus la compromission des Églises avec la droite politique. Ils veulent promouvoir un rapprochement entre socialistes et chrétiens. Et, au Front populaire, certains vont jusqu'à
élaborer une synthèse doctrinale entre christianisme et marxisme. Car il n'existe pas d'incompatibilité entre les deux appartenances : au contraire, diront-ils, « nous sommes socialistes
parce que chrétiens ».
Leur journal, « Terre nouvelle », exprime leur protestation sociale et religieuse. Quand il paraît en 1935, la couverture fait scandale : elle porte une croix chrétienne rouge où
s'entrecroisent la faucille et le marteau. Au pied de la croix, une carte de l'hémisphère Nord : la France y figure avec l'URSS en rouge. Tel est le programme. « Terre nouvelle » tire
à 35000 exemplaires, en 1936, avant d'être mis par le Vatican à l'« Index ».
Paul Ricœur collabore à cet ouvrage.