Les chrétiens et le développement durable
Point de vue des semaines sociales de France 2007
Je souhaite vous présenter aujourd'hui un chapitre du livre : « Vivre autrement pour un développement durable et solidaire » qui rend compte de la 82 session des
semaines sociales tenue en 2007 à Paris. Bayard avril 2008.
Je trouve cette approche intéressante. Mais combien frileuse ! On n'y envisage qu'une petite évolution, un simple changement de style, un bon choix des possibles futurs sans rien avoir à
bouleverser. Il suffirait de savoir inventer de nouvelles manières de vivre ensemble. En effet, dépasser la limite, dit-on, est plus tonifiant que de s'y soumettre enassumant les inévitables décroissances.
Personnellement, je pense que seule remise en cause profondede nos modes de vie, dans le sens de l'appel de tous à la
pauvreté selon l'Evangile est la solution du futur.
Conversion - révolution, et non évolution.
Qu'en pensez-vous ?
Un débat à soutenir avec les « semaines Sociales ».
Une interrogation pour les chrétiens
Par ELENA LASIDA
En guise d'introduction, je voudrais indiquer brièvement le lieu à partir duquel je parle du développement durable, car mon intervention est très liée à ce
contexte. Cette indication me permettra de dire ce qui constitue, à mon avis, l'enjeu principal du développement durable et, de ce fait, de le mettre en rapport avec notre foi et notre manière
d'être présents comme chrétiens dans le monde d'aujourd'hui. Je parle du développement durable à partir d'une réflexion collective menée à Justice et Paix - France depuis quelques années.
Celle-ci s'est traduite par un premier ouvrage publié en 2006, Notre mode de vie est-il durable ? et se poursuit par l'élaboration de fiches thématiques dont la première vient juste de
paraître sur le thème d'une mobilité durable. Cette réflexion collective constitue par son contenu et surtout par sa forme une expérience de développement durable. Les personnes qui y participent
viennent d'horizons différents avec des compétences diverses. Grâce à cette différence - je dis bien grâce et non pas malgré - nous avons pu faire l'expérience d'un véritable travail
d'élaboration collective. Le résultat n'est pas une simple juxtaposition d'approches différentes mais au contraire un travail façonné et bâti ensemble. Ce fut possible parce que chacun s'est
laissé déplacer par les autres, chacun s'est désapproprié son idée pour construire avec d'autres une idée commune. Je crois que c'est là le principal enjeu du développement durable : apprendre à
faire projet ensemble tout en ayant des intérêts différents, voire opposés. Mais pour cela, il faut commencer par risquer une perte et par accepter de se laisser déplacer. Bref, ma parole sur le
développement durable émerge de ce lieu d'élaboration collective, dans lequel nous ne nous sommes pas contentés d'accumuler nos connaissances; nous les avons mises en dialogue et le dialogue a
produit quelque chose de radicalement différent de ce que chacun de nous aurait produit tout seul. Si je crois important de parler de la forme qu'a prise notre travail avant de parler de son
fond, c'est parce que pour le développement durable aussi, le contenu est très conditionné par la manière de faire, le résultat par la manière d'y arriver. En ce sens, on pourrait le définir
comme une expérience de déplacement réciproque qui rend possible l'émergence du radicalement nouveau.
Le développement durable : un « style » de vie
Mettre la forme avant le contenu, la démarche avant le but, la pédagogie avant le résultat traduit ce que nous croyons être l'enjeu principal du développement
durable : inventer un nouveau style de vie plutôt qu'un nouveau modèle de développement à substituer à la place de l'actuel. Le style n'est pas associé à un seul modèle mais il peut prendre des
formes multiples. Le style c'est, selon Merleau-Ponty, « la mise en forme des éléments du monde qui permettent d'orienter celui-ci vers une de ses parts essentielles ». Le style relève de la mise
en forme plutôt que d'une forme particulière, de la mise en cohérence d'un ensemble plutôt que de sa composition précise. Le style a toujours quelque chose d'indéterminé qui ouvre vers un autre
possible, tandis que le modèle évoque plutôt quelque chose d'achevé et dont le résultat est prévisible d'avance. C'est en ce sens que le développement durable peut être associé à un nouveau style
de vie.
Nous sommes aujourd'hui confrontés au défi de trouver un autre mode de vie, plus respectueux de la nature et plus solidaire. Or, nous le constatons chaque jour, il
n'y a pas de solution miracle ; il n'y aura pas de modèle de développement unique et bon pour tous. Chaque solution a des effets positifs pour les uns et négatifs pour les autres. Par conséquent,
c'est la manière de choisir plutôt que le choix retenu qui permettra de dire si la solution est bonne ou mauvaise. C'est surtout dans la manière de décider ensemble, dans la manière de faire des
choix de société, dans la manière de construire des projets collectifs que le développement pourra être qualifié de durable, de viable et de vivable. Une pédagogie du choix serait en ce sens à
développer.
Évidemment, il faudra avancer dans la recherche de solutions techniques, mais la technique ne résoudra pas toute seule nos problèmes. Une même technique peut se
révéler à la fois très positive et très négative selon les urgences et les compétences particulières de chaque situation, de chaque population. Le développement sera durable surtout si nous
sommes capables d'inventer de nouvelles manières de vivre ensemble : un ensemble qui ne soit pas le résultat du seul jeu des forces, où les plus puissants l'emportent, ni du seul compromis, où
l'on est prêt à perdre seulement en fonction de ce qu'on peut gagner, mais un véritable projet bâti ensemble où l'on croit que le collectif peut faire émerger du radicalement nouveau. Le
développement durable appelle à inventer un nouveau style de vie : un style tel que le fait de se laisser déplacer par autrui ne soit pas perçu d'abord comme une perte de pouvoir mais
plutôt comme une capacité de créer ensemble; où l'interdépendance ne soit pas perçue comme manque d'indépendance, mais comme possibilité de s'enrichir mutuellement ; où l'intérêt des autres ne
soit pas toujours perçu comme empiétant sur mon intérêt personnel mais comme une ouverture à des dimensions nouvelles.
Le changement de style suppose avant tout un changement de regard. De même que le style d'une œuvre d'art renvoie à la cohérence de l'œuvre plutôt qu'à ses formes
particulières, le style de vie renvoie à ce qui donne de la cohérence à la vie plutôt qu'à ses pratiques concrètes. Le style sollicite notre capacité de perception avant notre capacité
d'utilisation. Le style relève du sens plutôt que de l'efficacité - sens en termes de sensibilité et de finalité. Le développement durable nous invite à penser un style de vie tel que l'on sent
qu'il fait bon vivre et que la vie vaut la peine d'être vécue, un style de vie qui donne envie de vivre. Le développement durable nous donne aujourd'hui l'occasion de revisiter notre
représentation de la vie bonne, de la vie désirée, de la vie souhaitée ; c'est par ce biais que la résonance avec notre foi chrétienne devient très forte.
Une chance pour la foi chrétienne
Le développement durable est une chance pour notre foi chrétienne d'abord parce qu'il renvoie à des questions essentielles de la vie humaine. Les menaces qui pèsent
aujourd'hui sur les conditions matérielles de la vie nous font prendre conscience d'autres dimensions de l'existence qui ont été sous-évaluées dans nos sociétés très industrialisées : la
dimension spirituelle de la vie, mais également sa dimension relationnelle. Nous avons aujourd'hui l'occasion de redonner de l'épaisseur à la vie, et pas seulement de chercher à l'élargir
physiquement. Nous sommes en effet confrontés à une question de vie et de mort, qu'il ne faudrait pas réduire à une approche uniquement instrumentale ou physique. C'est donc une chance pour
revisiter notre expérience de foi, pour interroger notre espérance, pour repenser le rapport entre foi et vie, pour trouver une nouvelle cohérence entre connaissance et sagesse (au sens biblique
du terme).
C'est une chance aussi pour nous chrétiens, accusés d'avoir réagi tardivement face à cette menace majeure qui pèse aujourd'hui sur notre planète et, plus encore,
d'avoir soutenu et cautionné l'exploitation de la nature en raison de l'appel à « dominer la terre » selon le Livre de la Genèse. Je pense en effet que cette accusation offre la chance de nous
interroger sur notre rapport à la vérité et sur notre manière d'être présents dans le monde. Comme chrétiens, nous nous sentons habités d'une Bonne Nouvelle que nous voudrions transmettre au
monde. Mais nous l'avons peut~être trop limitée à une déclaration de principes ou à une liste de valeurs à défendre, en privilégiant la forme doctrinaire qu'elle a prise au cours de l'histoire.
Nous avons aujourd'hui la chance de retrouver le sens dynamique, relationnel, vital de la Bonne Nouvelle définie par une vérité toujours à découvrir à travers et en dialogue avec le monde, plutôt
que par une vérité connue d'avance. Une Bonne Nouvelle qui ne nous appartient pas, que nous ne possédons pas, mais qui se révèle à travers toute parole capable de susciter la vie là où la mort
semble l'emporter.
Le retard dont on nous accuse nous déplace du centre et nous situe autrement face au monde et au milieu de lui. Nous avons aujourd'hui l'occasion de penser notre
présence chrétienne dans le monde comme une manière particulière de l'habiter, en dialogue avec autrui plutôt qu'en transmetteurs d'une vérité toute faite. À travers cette présence, je crois que
se révèle quelque chose de fondamental de notre être chrétien, quelque chose qui se joue dans la relation plutôt que dans les principes, dans la marche plutôt que dans l'arrivée, dans le dialogue
plutôt que dans la transmission.
Le développement durable est donc pour la foi chrétienne une double chance qui nous interroge et nous décentre. Celle-ci peut être déclinée en trois dimensions,
trois enjeux essentiels de la problématique du développement durable qui ouvrent des espaces pour penser une manière particulière d'être au monde en tant que chrétiens : la représentation de
l'avenir, la représentation de l'humain et la représentation de la transcendance.
Revisiter notre représentation de l'avenir
Le développement durable met en cause notre idée de l'avenir. Les risques environnementaux auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés transforment l'avenir en
menace de mort : si nous continuons à produire et à consommer, à nous déplacer et à nous développer comme nous le faisons aujourd'hui, il est sûr que nous allons droit dans le mur et que nous
condamnons à mort les générations futures. Face à cet horizon de mort, comment dire la vie ? Au milieu des menaces qui tombent de partout, comment entendre et faire entendre une
promesse?
Devant le discours fataliste dominant, comment parler d'un nouveau possible ? Comment dire la vie face à la mort assurée sans être taxé d'angélisme et d'«
idyllique ». Nous sommes ici renvoyés au fondement même de la foi chrétienne et de la vie humaine. Nous nous trouvons en effet aujourd'hui face à des limites qui bloquent notre avenir. Or la
limite est sans doute l'une des expériences les plus humaines qu'on puisse vivre. Nous sommes tout au long de la vie confrontés à des limites : des difficultés pour réaliser nos projets, des
échecs, des pertes de capacités. Face à la limite, nous avons deux attitudes possibles : soit une approche négative qui regarde surtout ce qu'elle empêche, ce qu'elle entrave, ce qu'elle bloque;
soit une approche positive qui essaye de voir ce qu'elle rend possible, ce qu'elle met en mouvement, ce qu'elle libère. Dans le premier cas, nous vivons la limite par le moins ; dans le deuxième,
la limite par le plus.
Face aux limites environnementales auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés, de nombreuses voix s'élèvent en faveur du moins : moins de consommation, moins de
production, moins de croissance, moins de mobilité. Mais s'agit-il d'abord de freiner la marche pour pouvoir durer plus longtemps ? Ou ces limites nous donnent-elles aujourd'hui la possibilité de
penser nos modes de développement d'une manière radicalement nouvelle ? Si nous focalisons l'attention uniquement sur le moins, c'est-à-dire sur ce que nous avons à réduire et à perdre, cela
signifie que nous croyons qu'il y a un seul modèle de développement possible et qu'il s'agit de le ralentir pour le faire durer. Mettre l'accent uniquement sur le moins signifie qu'il n'y a pas
d'avenir nouveau devant nous, juste du déjà connu qu'il faut faire durer. Les limites auxquelles nous sommes confrontés nous permettent-elles d'imaginer un avenir différent ? Libèrent -elles des
capacités nouvelles ? Nous permettent-elles de dire autrement la vie et ce qui fait vivre ?
Il existe aujourd'hui une multiplicité d'initiatives liées au développement durable qui révèle les différents plus qu'on pourrait gagner avec un mode de vie
différent : moins de rapidité mais plus de relation ; moins de mobilité mais plus d'enracinement ; moins de productivité mais plus de proximité. Ces initiatives multiples disent la vie autrement
: à travers l'attente et la surprise plutôt qu'à travers l'immédiateté et le contrôle ; à travers la liberté conçue comme responsabilité partagée plutôt que comme indépendance ; à travers la
manière d'être présent et d'habiter l'espace plutôt qu'à travers la mobilité permanente. Ces initiatives évoquent une autre vie possible, mais les mots nous manquent pour dire ce plus, pour
dessiner une nouvelle représentation de l'avenir, pour définir cette nouvelle conception de la vie ; des mots pour dire la terre promise quand nous ne voyons que la terre dégradée et épuisée. Je
crois que des mots comme frugalité, sobriété, ascèse ou sacrifice, que nous employons souvent dans le domaine religieux pour dire que l'essentiel de la vie n'est pas dans la consommation ou dans
l'accès aux biens, disent encore le moins plutôt que le plus. Comment nommer le plus qui est en jeu, sans pour autant nier le moins ? Car la perte sera bien entendu inévitable : rien de nouveau
ne peut naître si on ne lui fait pas de la place. Mais c'est le fait de croire qu'il y a un nouveau possible devant nous, même si nous ne connaissons pas lequel, qui inscrit la perte dans une
dynamique positive et créative et fait de la traversée du désert une marche vers la terre promise.
Le développement durable nous invite donc à revisiter notre représentation de l'avenir: comment transformer la menace en promesse, la limite en nouveau possible? Il
nous faut développer pour cela une éthique de la limite. Or l'éthique de la limite résonne très fortement avec l'un des principaux mystères de la foi chrétienne : la résurrection. La résurrection
n'est pas simplement la vie après la mort ou la vie contre la mort, mais plutôt la vie qui traverse la mort, la vie qui se fraie un passage et qui émerge là où l'on ne l'attend pas. Et en ce sens
la résurrection renvoie à une expérience profondément humaine, voire la plus humaine qui puisse exister : celle de l'échec qui ouvre au radicalement nouveau, celle de la limite qui libère une
capacité nouvelle, celle du vide qui se met à désirer la vie.
Revisiter notre représentation de l'humain
La deuxième dimension au cœur du développement durable, qui interpelle notre foi chrétienne, touche à la représentation de l'humain. Les dégâts et les déséquilibres
naturels auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés sont en grande partie la conséquence de l'activité humaine. L'homme paraît ainsi désigné comme un prédateur, ayant établi une relation
exclusivement instrumentale avec la nature, la considérant uniquement comme facteur de production, ressource à exploiter, et donc objet à dominer. Cette représentation de l'homme comme prédateur
a souvent été associée au commandement du Livre de la Genèse de dominer la terre (Gn 1,28), créant parfois une certaine culpabilité chez les chrétiens en raison des effets néfastes produits par
une exploitation exacerbée de la nature. Pourtant, cet appel à dominer la terre s'inscrit bien dans un souci de désacralisation de la nature et de non-confusion entre Dieu et les phénomènes
naturels. Il faut prendre ce texte dans son contexte et surtout en liaison avec le deuxième récit de la Création qui invite l'homme à cultiver et garder la terre (Gn 2,15).
Face à cet homme vu surtout comme prédateur, d'autres représentations se dressent. Parfois on voit revenir le risque de sacralisation de la nature quand le respect
de l'équilibre de celle~ci est exigé même au détriment de l'humain. L'homme passe ici de dominateur à dominé. Il s'agit toujours d'une relation de domination entre l'homme et la nature : dans
l'instrumentalisation, c'est l'homme qui domine la nature ; dans la sacralisation, c'est la nature qui domine l'homme. Mais pouvons-nous penser l'homme autrement qu'à travers une relation de
domination ? D'autres représentations avancent l'image de l'homme réparateur ou de l'homme gérant. Derrière l'idée de réparation est sous-jacente la représentation de l'homme prédateur car il
doit rétablir ce qu'il a saccagé et dégradé. La réparation est proche aussi de l'idée de sauvegarde. Dans les deux cas, la mission de l'homme est celle de préserver ce qui a été créé. Il apparaît
alors comme gardien, ou conservateur de la création. Mais dans le second récit de la Création, Dieu appelle l'homme pas seulement à garder au sens de conserver mais également à cultiver la terre.
De ce fait l'homme n'est pas considéré seulement comme gardien mais également comme co-créateur. Il ne s'agit pas seulement de préserver ce qui a été créé mais également de le faire fructifier.
La création n'a pas été achevée, elle a été confiée à l'homme qui devient également responsable de la continuer.
Cette idée de l'homme co-créateur permet de penser une relation entre l'homme et la nature autre que la relation de domination, en l'inscrivant à l'intérieur de
l'alliance nouée entre le Créateur et sa création, avec en son centre l'humanité. La notion d'alliance résonne fortement avec la représentation de l'homme co-créateur. L'alliance suppose en effet
la co-responsabilité dans un projet commun, l'interdépendance des partenaires, la relation de confiance pour prendre des risques ensemble. La nature a été donnée aux hommes pour devenir ensemble
une source de vie. De ce fait, la notion d'alliance nous permet aussi de repenser le rapport à la nature en fonction de la qualité de la relation entre les hommes. On peut considérer l'attitude
de domination comme ravageuse tant dans le rapport à la nature que dans la relation aux semblables. La prise en compte de l'alliance implique une attitude de respect et de douceur. Penser le
développement durable sous le mode de l'alliance donne au concept une ouverture et une dynamique radicales qui rompent avec la domination et la conservation : la durabilité recherchée devient
création d'un nouveau possible plutôt que prolongation de ce qui existe déjà et sa nouveauté réside beaucoup plus dans le type de relations tissées que dans les conditions matérielles assurées.
Avec l'alliance, c'est la dimension relationnelle de la vie qui est privilégiée.
La conception de l'homme comme co-créateur et capable de faire alliance avec la nature et avec autrui permet également de revisiter quelques principes fondamentaux
de la pensée sociale de l'Église - principes comme la destination universelle des biens et l'option préférentielle pour les plus pauvres souvent évoqués dans la réflexion sur le développement
durable. Ainsi la destination universelle des biens ne devrait pas se limiter à un principe de redistribution, fondé sur le droit de tout homme à accéder aux biens nécessaires pour vivre, mais
s'élargir au droit de tout homme à devenir créateur et à participer à un projet commun. Car la vie ne relève pas seulement de la capacité d'accessibilité, mais plus fondamentalement de la
capacité créative et relationnelle. Il faudrait que tout homme puisse être reconnu comme créateur, apportant quelque chose en propre à un projet d'ensemble. De même dans l'option préférentielle
pour les plus pauvres, la représentation du pauvre demanderait à être revisitée : considérer le pauvre comme co-créateur et capable de faire alliance suppose de chercher ses potentialités plutôt
que ses manques, chercher ce qu'on a à lui demander pour faire projet avec lui plutôt que ce qu'on a à lui donner. C'est la notion même de solidarité qui est ainsi à revisiter. Le développement
durable pose donc la question fondamentale de la représentation de l'humain. L'idée d'alliance nous permet de revaloriser sa capacité relationnelle et créative au-delà de sa seule capacité
d'accès.
Revisiter notre représentation de la transcendance
Troisième et dernière dimension interrogée par le développement durable : notre représentation de la transcendance. Nous vivons dans un monde où les catastrophes
naturelles nous confrontent plus que jamais à l'emprise de l'imprévisible ; en même temps, nous disposons plus que jamais des moyens pour le maîtriser, le contrôler et nous sécuriser face aux
imprévus. Comment dire Dieu, entre la représentation d'une transcendance qui fait peur et provoque la mort et le déni de toute transcendance ? Nous avons peut-être là une chance pour dire Dieu
d'une manière nouvelle : un Dieu qui nous permet de faire à la fois l'expérience de la maîtrise et de la dé~maîtrise, de l'engagement et du détachement, de la responsabilité et du lâcher-prise.
Un Dieu qui est à la fois Dieu de l'alliance et Dieu de la promesse, c'est~à-dire un Dieu qui nous rend responsable de notre avenir en faisant alliance avec nous et qui, en même temps, nous
promet sans condition qu'un avenir meilleur est toujours devant nous. Un Dieu qui se fait passage entre le maîtrisable et l'inexplicable, entre ce qui sort de nos mains et ce qui en même temps
nous dépasse. Un Dieu de 1'entre-deux, qui déplace, décentre et se révèle à travers ce radicalement nouveau qui émerge quand on se laisse déplacer pour construire ensemble.
Cette représentation de la transcendance nous invite à reconsidérer, dans la théologie de la création, l'acte créateur et non pas seulement le résultat, la création
elle-même : un acte qui consiste à séparer ce qui était confondu pour trouver une nouvelle cohérence, plutôt qu'à fabriquer ce qui n'existait pas, comme le raconte bien le livre de la Genèse; un
acte qui a autant besoin du septième jour de repos que des six premiers jours de travail pour que la création ait du sens. Voilà des pistes intéressantes pour penser aujourd'hui le développement
durable comme création d'un nouveau possible, où il s'agirait beaucoup plus d'apprendre à faire projet ensemble autrement que de trouver des solutions miracles à appliquer, et de retrouver des
équilibres et des valeurs que nous avions sûrement un peu trop oubliés : travailler mais aussi savoir s'arrêter ; faire vite mais aussi savoir perdre du temps ; contrôler mais aussi laisser de la
place pour la surprise.
En guise de conclusion, je dirai que le développement durable apparaît comme un vaste programme avec des défis majeurs : celui de penser une pédagogie du choix, une
éthique de la limite et une théologie de l'acte créateur. Ces défis sont une chance pour revisiter notre manière d'être présents dans le monde comme chrétiens, une chance pour développer une
nouvelle manière d'habiter le monde et de parler de l'avenir, de l'humain et de la transcendance, une chance pour dessiner, avec tous les hommes et femmes de la planète, un style de vie fondé sur
l'alliance et porteur de promesse.
Par ELENA LASIDA
Le développement durable : un « style » de vie
Mettre la forme avant le contenu, la démarche avant le but, la pédagogie avant le résultat traduit ce que nous croyons être l'enjeu principal du développement durable : inventer un nouveau style de vie plutôt qu'un nouveau modèle de développement à substituer à la place de l'actuel. Le style n'est pas associé à un seul modèle mais il peut prendre des formes multiples. Le style c'est, selon Merleau-Ponty, « la mise en forme des éléments du monde qui permettent d'orienter celui-ci vers une de ses parts essentielles ». Le style relève de la mise en forme plutôt que d'une forme particulière, de la mise en cohérence d'un ensemble plutôt que de sa composition précise. Le style a toujours quelque chose d'indéterminé qui ouvre vers un autre possible, tandis que le modèle évoque plutôt quelque chose d'achevé et dont le résultat est prévisible d'avance. C'est en ce sens que le développement durable peut être associé à un nouveau style de vie.
Nous sommes aujourd'hui confrontés au défi de trouver un autre mode de vie, plus respectueux de la nature et plus solidaire. Or, nous le constatons chaque jour, il n'y a pas de solution miracle ; il n'y aura pas de modèle de développement unique et bon pour tous. Chaque solution a des effets positifs pour les uns et négatifs pour les autres. Par conséquent, c'est la manière de choisir plutôt que le choix retenu qui permettra de dire si la solution est bonne ou mauvaise. C'est surtout dans la manière de décider ensemble, dans la manière de faire des choix de société, dans la manière de construire des projets collectifs que le développement pourra être qualifié de durable, de viable et de vivable. Une pédagogie du choix serait en ce sens à développer.
Évidemment, il faudra avancer dans la recherche de solutions techniques, mais la technique ne résoudra pas toute seule nos problèmes. Une même technique peut se révéler à la fois très positive et très négative selon les urgences et les compétences particulières de chaque situation, de chaque population. Le développement sera durable surtout si nous sommes capables d'inventer de nouvelles manières de vivre ensemble : un ensemble qui ne soit pas le résultat du seul jeu des forces, où les plus puissants l'emportent, ni du seul compromis, où l'on est prêt à perdre seulement en fonction de ce qu'on peut gagner, mais un véritable projet bâti ensemble où l'on croit que le collectif peut faire émerger du radicalement nouveau. Le développement durable appelle à inventer un nouveau style de vie : un style tel que le fait de se laisser déplacer par autrui ne soit pas perçu d'abord comme une perte de pouvoir mais plutôt comme une capacité de créer ensemble; où l'interdépendance ne soit pas perçue comme manque d'indépendance, mais comme possibilité de s'enrichir mutuellement ; où l'intérêt des autres ne soit pas toujours perçu comme empiétant sur mon intérêt personnel mais comme une ouverture à des dimensions nouvelles.
Le changement de style suppose avant tout un changement de regard. De même que le style d'une œuvre d'art renvoie à la cohérence de l'œuvre plutôt qu'à ses formes particulières, le style de vie renvoie à ce qui donne de la cohérence à la vie plutôt qu'à ses pratiques concrètes. Le style sollicite notre capacité de perception avant notre capacité d'utilisation. Le style relève du sens plutôt que de l'efficacité - sens en termes de sensibilité et de finalité. Le développement durable nous invite à penser un style de vie tel que l'on sent qu'il fait bon vivre et que la vie vaut la peine d'être vécue, un style de vie qui donne envie de vivre. Le développement durable nous donne aujourd'hui l'occasion de revisiter notre représentation de la vie bonne, de la vie désirée, de la vie souhaitée ; c'est par ce biais que la résonance avec notre foi chrétienne devient très forte.
Une chance pour la foi chrétienne
Le développement durable est une chance pour notre foi chrétienne d'abord parce qu'il renvoie à des questions essentielles de la vie humaine. Les menaces qui pèsent aujourd'hui sur les conditions matérielles de la vie nous font prendre conscience d'autres dimensions de l'existence qui ont été sous-évaluées dans nos sociétés très industrialisées : la dimension spirituelle de la vie, mais également sa dimension relationnelle. Nous avons aujourd'hui l'occasion de redonner de l'épaisseur à la vie, et pas seulement de chercher à l'élargir physiquement. Nous sommes en effet confrontés à une question de vie et de mort, qu'il ne faudrait pas réduire à une approche uniquement instrumentale ou physique. C'est donc une chance pour revisiter notre expérience de foi, pour interroger notre espérance, pour repenser le rapport entre foi et vie, pour trouver une nouvelle cohérence entre connaissance et sagesse (au sens biblique du terme).
C'est une chance aussi pour nous chrétiens, accusés d'avoir réagi tardivement face à cette menace majeure qui pèse aujourd'hui sur notre planète et, plus encore, d'avoir soutenu et cautionné l'exploitation de la nature en raison de l'appel à « dominer la terre » selon le Livre de la Genèse. Je pense en effet que cette accusation offre la chance de nous interroger sur notre rapport à la vérité et sur notre manière d'être présents dans le monde. Comme chrétiens, nous nous sentons habités d'une Bonne Nouvelle que nous voudrions transmettre au monde. Mais nous l'avons peut~être trop limitée à une déclaration de principes ou à une liste de valeurs à défendre, en privilégiant la forme doctrinaire qu'elle a prise au cours de l'histoire. Nous avons aujourd'hui la chance de retrouver le sens dynamique, relationnel, vital de la Bonne Nouvelle définie par une vérité toujours à découvrir à travers et en dialogue avec le monde, plutôt que par une vérité connue d'avance. Une Bonne Nouvelle qui ne nous appartient pas, que nous ne possédons pas, mais qui se révèle à travers toute parole capable de susciter la vie là où la mort semble l'emporter.
Le retard dont on nous accuse nous déplace du centre et nous situe autrement face au monde et au milieu de lui. Nous avons aujourd'hui l'occasion de penser notre présence chrétienne dans le monde comme une manière particulière de l'habiter, en dialogue avec autrui plutôt qu'en transmetteurs d'une vérité toute faite. À travers cette présence, je crois que se révèle quelque chose de fondamental de notre être chrétien, quelque chose qui se joue dans la relation plutôt que dans les principes, dans la marche plutôt que dans l'arrivée, dans le dialogue plutôt que dans la transmission.
Le développement durable est donc pour la foi chrétienne une double chance qui nous interroge et nous décentre. Celle-ci peut être déclinée en trois dimensions, trois enjeux essentiels de la problématique du développement durable qui ouvrent des espaces pour penser une manière particulière d'être au monde en tant que chrétiens : la représentation de l'avenir, la représentation de l'humain et la représentation de la transcendance.
Revisiter notre représentation de l'avenir
Le développement durable met en cause notre idée de l'avenir. Les risques environnementaux auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés transforment l'avenir en menace de mort : si nous continuons à produire et à consommer, à nous déplacer et à nous développer comme nous le faisons aujourd'hui, il est sûr que nous allons droit dans le mur et que nous condamnons à mort les générations futures. Face à cet horizon de mort, comment dire la vie ? Au milieu des menaces qui tombent de partout, comment entendre et faire entendre une promesse?
Devant le discours fataliste dominant, comment parler d'un nouveau possible ? Comment dire la vie face à la mort assurée sans être taxé d'angélisme et d'« idyllique ». Nous sommes ici renvoyés au fondement même de la foi chrétienne et de la vie humaine. Nous nous trouvons en effet aujourd'hui face à des limites qui bloquent notre avenir. Or la limite est sans doute l'une des expériences les plus humaines qu'on puisse vivre. Nous sommes tout au long de la vie confrontés à des limites : des difficultés pour réaliser nos projets, des échecs, des pertes de capacités. Face à la limite, nous avons deux attitudes possibles : soit une approche négative qui regarde surtout ce qu'elle empêche, ce qu'elle entrave, ce qu'elle bloque; soit une approche positive qui essaye de voir ce qu'elle rend possible, ce qu'elle met en mouvement, ce qu'elle libère. Dans le premier cas, nous vivons la limite par le moins ; dans le deuxième, la limite par le plus.
Face aux limites environnementales auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés, de nombreuses voix s'élèvent en faveur du moins : moins de consommation, moins de production, moins de croissance, moins de mobilité. Mais s'agit-il d'abord de freiner la marche pour pouvoir durer plus longtemps ? Ou ces limites nous donnent-elles aujourd'hui la possibilité de penser nos modes de développement d'une manière radicalement nouvelle ? Si nous focalisons l'attention uniquement sur le moins, c'est-à-dire sur ce que nous avons à réduire et à perdre, cela signifie que nous croyons qu'il y a un seul modèle de développement possible et qu'il s'agit de le ralentir pour le faire durer. Mettre l'accent uniquement sur le moins signifie qu'il n'y a pas d'avenir nouveau devant nous, juste du déjà connu qu'il faut faire durer. Les limites auxquelles nous sommes confrontés nous permettent-elles d'imaginer un avenir différent ? Libèrent -elles des capacités nouvelles ? Nous permettent-elles de dire autrement la vie et ce qui fait vivre ?
Il existe aujourd'hui une multiplicité d'initiatives liées au développement durable qui révèle les différents plus qu'on pourrait gagner avec un mode de vie différent : moins de rapidité mais plus de relation ; moins de mobilité mais plus d'enracinement ; moins de productivité mais plus de proximité. Ces initiatives multiples disent la vie autrement : à travers l'attente et la surprise plutôt qu'à travers l'immédiateté et le contrôle ; à travers la liberté conçue comme responsabilité partagée plutôt que comme indépendance ; à travers la manière d'être présent et d'habiter l'espace plutôt qu'à travers la mobilité permanente. Ces initiatives évoquent une autre vie possible, mais les mots nous manquent pour dire ce plus, pour dessiner une nouvelle représentation de l'avenir, pour définir cette nouvelle conception de la vie ; des mots pour dire la terre promise quand nous ne voyons que la terre dégradée et épuisée. Je crois que des mots comme frugalité, sobriété, ascèse ou sacrifice, que nous employons souvent dans le domaine religieux pour dire que l'essentiel de la vie n'est pas dans la consommation ou dans l'accès aux biens, disent encore le moins plutôt que le plus. Comment nommer le plus qui est en jeu, sans pour autant nier le moins ? Car la perte sera bien entendu inévitable : rien de nouveau ne peut naître si on ne lui fait pas de la place. Mais c'est le fait de croire qu'il y a un nouveau possible devant nous, même si nous ne connaissons pas lequel, qui inscrit la perte dans une dynamique positive et créative et fait de la traversée du désert une marche vers la terre promise.
Le développement durable nous invite donc à revisiter notre représentation de l'avenir: comment transformer la menace en promesse, la limite en nouveau possible? Il nous faut développer pour cela une éthique de la limite. Or l'éthique de la limite résonne très fortement avec l'un des principaux mystères de la foi chrétienne : la résurrection. La résurrection n'est pas simplement la vie après la mort ou la vie contre la mort, mais plutôt la vie qui traverse la mort, la vie qui se fraie un passage et qui émerge là où l'on ne l'attend pas. Et en ce sens la résurrection renvoie à une expérience profondément humaine, voire la plus humaine qui puisse exister : celle de l'échec qui ouvre au radicalement nouveau, celle de la limite qui libère une capacité nouvelle, celle du vide qui se met à désirer la vie.
Revisiter notre représentation de l'humain
La deuxième dimension au cœur du développement durable, qui interpelle notre foi chrétienne, touche à la représentation de l'humain. Les dégâts et les déséquilibres naturels auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés sont en grande partie la conséquence de l'activité humaine. L'homme paraît ainsi désigné comme un prédateur, ayant établi une relation exclusivement instrumentale avec la nature, la considérant uniquement comme facteur de production, ressource à exploiter, et donc objet à dominer. Cette représentation de l'homme comme prédateur a souvent été associée au commandement du Livre de la Genèse de dominer la terre (Gn 1,28), créant parfois une certaine culpabilité chez les chrétiens en raison des effets néfastes produits par une exploitation exacerbée de la nature. Pourtant, cet appel à dominer la terre s'inscrit bien dans un souci de désacralisation de la nature et de non-confusion entre Dieu et les phénomènes naturels. Il faut prendre ce texte dans son contexte et surtout en liaison avec le deuxième récit de la Création qui invite l'homme à cultiver et garder la terre (Gn 2,15).
Face à cet homme vu surtout comme prédateur, d'autres représentations se dressent. Parfois on voit revenir le risque de sacralisation de la nature quand le respect de l'équilibre de celle~ci est exigé même au détriment de l'humain. L'homme passe ici de dominateur à dominé. Il s'agit toujours d'une relation de domination entre l'homme et la nature : dans l'instrumentalisation, c'est l'homme qui domine la nature ; dans la sacralisation, c'est la nature qui domine l'homme. Mais pouvons-nous penser l'homme autrement qu'à travers une relation de domination ? D'autres représentations avancent l'image de l'homme réparateur ou de l'homme gérant. Derrière l'idée de réparation est sous-jacente la représentation de l'homme prédateur car il doit rétablir ce qu'il a saccagé et dégradé. La réparation est proche aussi de l'idée de sauvegarde. Dans les deux cas, la mission de l'homme est celle de préserver ce qui a été créé. Il apparaît alors comme gardien, ou conservateur de la création. Mais dans le second récit de la Création, Dieu appelle l'homme pas seulement à garder au sens de conserver mais également à cultiver la terre. De ce fait l'homme n'est pas considéré seulement comme gardien mais également comme co-créateur. Il ne s'agit pas seulement de préserver ce qui a été créé mais également de le faire fructifier. La création n'a pas été achevée, elle a été confiée à l'homme qui devient également responsable de la continuer.
Cette idée de l'homme co-créateur permet de penser une relation entre l'homme et la nature autre que la relation de domination, en l'inscrivant à l'intérieur de l'alliance nouée entre le Créateur et sa création, avec en son centre l'humanité. La notion d'alliance résonne fortement avec la représentation de l'homme co-créateur. L'alliance suppose en effet la co-responsabilité dans un projet commun, l'interdépendance des partenaires, la relation de confiance pour prendre des risques ensemble. La nature a été donnée aux hommes pour devenir ensemble une source de vie. De ce fait, la notion d'alliance nous permet aussi de repenser le rapport à la nature en fonction de la qualité de la relation entre les hommes. On peut considérer l'attitude de domination comme ravageuse tant dans le rapport à la nature que dans la relation aux semblables. La prise en compte de l'alliance implique une attitude de respect et de douceur. Penser le développement durable sous le mode de l'alliance donne au concept une ouverture et une dynamique radicales qui rompent avec la domination et la conservation : la durabilité recherchée devient création d'un nouveau possible plutôt que prolongation de ce qui existe déjà et sa nouveauté réside beaucoup plus dans le type de relations tissées que dans les conditions matérielles assurées. Avec l'alliance, c'est la dimension relationnelle de la vie qui est privilégiée.
La conception de l'homme comme co-créateur et capable de faire alliance avec la nature et avec autrui permet également de revisiter quelques principes fondamentaux de la pensée sociale de l'Église - principes comme la destination universelle des biens et l'option préférentielle pour les plus pauvres souvent évoqués dans la réflexion sur le développement durable. Ainsi la destination universelle des biens ne devrait pas se limiter à un principe de redistribution, fondé sur le droit de tout homme à accéder aux biens nécessaires pour vivre, mais s'élargir au droit de tout homme à devenir créateur et à participer à un projet commun. Car la vie ne relève pas seulement de la capacité d'accessibilité, mais plus fondamentalement de la capacité créative et relationnelle. Il faudrait que tout homme puisse être reconnu comme créateur, apportant quelque chose en propre à un projet d'ensemble. De même dans l'option préférentielle pour les plus pauvres, la représentation du pauvre demanderait à être revisitée : considérer le pauvre comme co-créateur et capable de faire alliance suppose de chercher ses potentialités plutôt que ses manques, chercher ce qu'on a à lui demander pour faire projet avec lui plutôt que ce qu'on a à lui donner. C'est la notion même de solidarité qui est ainsi à revisiter. Le développement durable pose donc la question fondamentale de la représentation de l'humain. L'idée d'alliance nous permet de revaloriser sa capacité relationnelle et créative au-delà de sa seule capacité d'accès.
Revisiter notre représentation de la transcendance
Troisième et dernière dimension interrogée par le développement durable : notre représentation de la transcendance. Nous vivons dans un monde où les catastrophes naturelles nous confrontent plus que jamais à l'emprise de l'imprévisible ; en même temps, nous disposons plus que jamais des moyens pour le maîtriser, le contrôler et nous sécuriser face aux imprévus. Comment dire Dieu, entre la représentation d'une transcendance qui fait peur et provoque la mort et le déni de toute transcendance ? Nous avons peut-être là une chance pour dire Dieu d'une manière nouvelle : un Dieu qui nous permet de faire à la fois l'expérience de la maîtrise et de la dé~maîtrise, de l'engagement et du détachement, de la responsabilité et du lâcher-prise. Un Dieu qui est à la fois Dieu de l'alliance et Dieu de la promesse, c'est~à-dire un Dieu qui nous rend responsable de notre avenir en faisant alliance avec nous et qui, en même temps, nous promet sans condition qu'un avenir meilleur est toujours devant nous. Un Dieu qui se fait passage entre le maîtrisable et l'inexplicable, entre ce qui sort de nos mains et ce qui en même temps nous dépasse. Un Dieu de 1'entre-deux, qui déplace, décentre et se révèle à travers ce radicalement nouveau qui émerge quand on se laisse déplacer pour construire ensemble.
Cette représentation de la transcendance nous invite à reconsidérer, dans la théologie de la création, l'acte créateur et non pas seulement le résultat, la création elle-même : un acte qui consiste à séparer ce qui était confondu pour trouver une nouvelle cohérence, plutôt qu'à fabriquer ce qui n'existait pas, comme le raconte bien le livre de la Genèse; un acte qui a autant besoin du septième jour de repos que des six premiers jours de travail pour que la création ait du sens. Voilà des pistes intéressantes pour penser aujourd'hui le développement durable comme création d'un nouveau possible, où il s'agirait beaucoup plus d'apprendre à faire projet ensemble autrement que de trouver des solutions miracles à appliquer, et de retrouver des équilibres et des valeurs que nous avions sûrement un peu trop oubliés : travailler mais aussi savoir s'arrêter ; faire vite mais aussi savoir perdre du temps ; contrôler mais aussi laisser de la place pour la surprise.
En guise de conclusion, je dirai que le développement durable apparaît comme un vaste programme avec des défis majeurs : celui de penser une pédagogie du choix, une éthique de la limite et une théologie de l'acte créateur. Ces défis sont une chance pour revisiter notre manière d'être présents dans le monde comme chrétiens, une chance pour développer une nouvelle manière d'habiter le monde et de parler de l'avenir, de l'humain et de la transcendance, une chance pour dessiner, avec tous les hommes et femmes de la planète, un style de vie fondé sur l'alliance et porteur de promesse.