Le dieu Argent
À la lecture du, je pense, dernier livre de Denis Vasse, « L'homme et l'argent », Seuil, mai 2008, j'ai dramatiquement pris conscience que je vivais au XIXe siècle et non au XXIe. En effet, ma conception du travail date d'un autre temps. Figurez-vous que je crois encore que le prix d'un objet est fixé en fonction du temps passé à fabriquer le produit.
Dans le Sud, peut-être, le prix de la marchandise vendue sur le marché est encore fixé au cours d'un dialogue entre le fabricant vendeur et le client acheteur par le biais du marchandage. Le prix résulte d'une entente, d'une alliance, d'un lien qui unit deux êtres différents. L'altérité reconnue engendre la vie.
Eh bien, non ! cela n'a plus court. L'argent n'est plus depuis très longtemps, le moyen de l'échange. Complètement abstraite de cette réalité, l'argent est une valeur qui travaille par elle-même et également, je suppose, pour elle-même. Le prix n'est pas ce qui se décide entre hommes sur le marché. Il est le « prix du marché », une abstraction économique. N'est-ce pas pour cela que les producteurs de coton africains n'arrivent pas à vendre au juste prix leurs productions tant celles-ci se trouvent faussement, mais légalement, concurrencées par les subventions données aux entrepreneurs du Nord ? Denis Wasse ne rentre pas dans tant de détails ; seulement sa réflexion de psychanalyste m'invite à voir dans cette direction. L'argent étant devenu une valeur abstraite, séparée de la vie, une disproportion phénoménale s'est instaurée entre les salaires. Le salaire, du reste, n'a plus rien à voir avec le profit.
- « Le travail n'est plus ordonné à la reconnaissance du vivant. Il est ordonné à un système de valeurs abstraites ou des représentations objectives, aux images, aux idées ou aux fantasmes selon le prix qu'il est censé avoir ou ne pas avoir, mais s'élève ou s'abaisse selon l'image qu'il donne dans un ordre économique qui mesure toutes les valeurs du monde et auquel l'homme n'échappe pas. Tel est le monde des affaires, de la publicité et de la communication. Paradoxalement, le travail n'y est plus référence à l'être de l'homme, à son nom. Il renvoie plutôt à la valeur d'un chiffre sans visage ».
Nous sommes dans le monde de l'avoir. On pense qu'avec un grand pouvoir d'achat, un énorme avoir, tous les besoins seront comblés. Grâce à l'argent, tout est possible. Le bonheur en sera à l'issue. C'est que l'on confond plaisir et désir. Alors que l'homme et un être de désir, l'argent pervertit sa vocation en en faisant un objet de consommation liée au plaisir sans aucune limite. Tyrannique, l'argent est vu comme jadis étaient vénérées les idoles. Denis Vasse rejoint Jacques Ellul dans la reconnaissance du caractère « sacré » que les contemporains donnent à l'Argent. Un dieu, Mammon, Trésor qui va envahir le cœur.
- « Subtilement, inconsciemment, l'homme se met au service de l'idole qu'il a fabriqué ».
Asservissement.
La libération par l'objection de croissance.
Une fois de plus, l'appel à la pauvreté volontaire des objecteurs de croissance sonne avec justesse. Pour se libérer de la tutelle de l'abstraction économique, l'homme n'a qu'un moyen : œuvrer à diminuer ses avoirs pour grandir dans l'être. C'est ce que dit Luc 12,13-21.
Et, à sa suite, Saint Jean Chrysostome (4e s).
- « Les riches ne mettent jamais un terme à la passion de la richesse, même s'ils se sont emparés de la Terre tout entière ; les pauvres s'efforcent de les devancer et une sorte de frénésie incurable, une force incoercible, une maladie dont on ne peut guérir, saisit toutes les âmes. Cet amour vainqueur et exclusif a chassé de l'âme tout amour : amitié, parenté ne comptent plus ».
Denis Vasse commente : « Les miséreux ne peuvent satisfaire leurs besoins pour vivre. Les mercenaires vendent leur travail pour assouvir leurs pulsions ; les riches sont esclaves d'une satisfaction toujours inassouvie, ils sont tentés d'acheter tout pour « en avoir assez ».
Je n'avais pas encore terminé ma réflexion que ce sujet, que revenant de courses alimentaires, rue de la république, je fus interrogé par en enquêteur qui voulait sonder mes besoins d'augmentation de pouvoir d'achat. Étonné que je puisse être satisfait de mon salaire, surpris que je ne veuille pas plus, que je ne veuille pas travailler plus pour gagner plus, il gomma ce qu'il venait de mettre sur sa fiche. Je n'étais pas le bon profil, inutile de continuer à sonder, car je ne me mettais pas à genoux devant le pouvoir d'achat. Celui pour qui il faut tout faire afin qu'il augmente.