Le sacré

Publié le par Michel Durand

En marche vers la biennale d'art sacré actuel, octobre-décembre 2009 à Confluences-Polycarpe/Lyon

Le sacré ? L'approche qu'en fait Régis Debray attire toute mon attention. J'ai souvent essayé de définir le sacré, l'art sacré. Ces pages de l'auteur  de « le moment fraternité » risque de compliquer la tentative d'explication. On ne peut y échapper.



Expositions, colloques, essais, magazines, albums et forums : longtemps mis à l'ombre, le sacré reprend des couleurs dans le manège culturel. La question d'examen pour potaches en sociologie est devenue un sujet porteur et décoiffant. Paradoxe, à l'heure où seul le dérisoire fait sérieux, où la pudeur choque et les rituels dérangent, où sacrifice et sacrilège paraissent reliques de temps barbares. Or qu'est-ce que le sacré sinon ce qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège ? Et comment se coiffer de l'aura du premier sans s'exposer aux dangers des seconds ? Nombrilistes humanitaires, pollueurs écolos, céliniens traquant l'antisémite, voyeuristes brocardant les people, anarchistes dociles à l'opinion : nous ne sommes plus, il est vrai, à une incohérence près. Aussi se surprend-on, le matin, à disserter sur le désenchantement du monde et, l'après-midi, à aduler 1'« Océan de sagesse » tibétain en robe safran, quatorzième réincarnation de feu Tchenrézi. Pourquoi pas un dieu vivant, un petit drapeau de prière, des bouddhas replets et souriants, dès lors que nous nous estimons éligibles aux droits sans devoirs, au podium sans transpiration, à la musique en libre-service, à la guerre zéro mort, bref, aux aménités sans les aspérités ? Un sacré bonasse et bon marché, errant dans des friches incertaines, entre Thérèse d'Avila et Madame Soleil, sans prix fort à payer (la frontière, l'intolérable, le sang versé), sied à l'économie du gratuit, joli mensonge, ainsi qu'à l'écart, désormais numérique, entre les événements et leurs traces. Qu'on nous pardonne cette insolence : chercher la chose derrière le mot, cet entonnoir de sens où s'engouffre tout et son contraire.
Que le n'importe quoi n'aille pas sans bénéfices esthétiques, rien ne l'a mieux montré qu'une récente exposition (2008) au Centre Pompidou, à Paris, sur « les relations entre art occidental et spiritualité au XXe siècle », intitulée Traces du sacré. Le visiteur intimidé y passait de salle en salle et sans coup férir de la vision psychédélique à la danse cosmique, à travers les lames du tarot et les crucifix, le paranormal et l'astrologie. Le sacré dans l'art outrepasse largement l'art sacré, soit les œuvres destinées à des lieux de culte. Mais si le sacré est dans tout, il n'est bientôt plus grand-chose. « Esprit, es-tu là ? », titra un hebdomadaire, perplexe. Frappant à toutes les portes, il risque de ne plus frapper personne, et le ramasse-tout, voiture-balai du bizarre, en multiplie à ce point les traces qu'on en perd la piste. Il n'y aurait rien eu que de plaisant dans ce floutage propice à une jolie cueillette dans nos collections et réserves, de Goya à Bacon, en passant par Pollock et Beuys, si ce capharnaüm n'avait traduit dans le royaume des formes une menue reddition de la raison devant ce que le poids des poncifs et notre étourderie nous incitent à tenir pour inexplicable, définitivement rebelle au discernement. Est-ce faire honneur aux Lumières, à l'orée d'une zone d'ombre, que de commencer par baisser l'abat-jour pour allumer les encensoirs ?
La plus benoîte des confusions amalgame le sacré au spirituel, lui-même assimilé au religieux, et ce dernier, à la foi en Dieu. Équation ethnocentrique et myope, mondialement minoritaire, mais qui passe en Occident comme une lettre à la poste. C'est oublier l'emprise, en Afrique comme en Asie, de religions dites traditionnelles, sans Dieu unique ni Révélation, ni même obligation de foi, ainsi que le caractère très récent (deux mille cinq cents ans) du monothéisme. C'est confondre le mystique, qui se prépare à la mort, avec le religieux, qui prépare les obsèques. C'est aligner le ténor sur le choriste. L'adepte d'un courant spirituel s'adresse à l'Invisible en tant qu'individu ; le fidèle d'une religion, en tant que membre d'une communauté. Le premier dit « je » ; le second dit « nous ». « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour... » Et au Notre Père chrétien correspond la Fatiha musulmane : « C'est Toi que nous adorons, c'est de Toi que nous implorons le secours... ». Mais surtout, c'est négliger qu'une démarche spirituelle, balisée ou buissonnière, se reconnaît à ceci qu'elle n'a pas de volet pénal, alors qu'autour d'une sacralité reconnue, il y a toujours un cordon protecteur, législatif et réglementaire, stipulant des peines en cas de viol. Si je siffle la Symphonie inachevée dans la salle Pleyel, je commets une impolitesse. Ce n'est pas un délit. Si je siffle La Marseillaise sous l'arc de triomphe, je commets un outrage. C'en est un. L'hymne national et le drapeau tricolore ont été sacralisés par la loi en 2003 (art 433-5 du Code pénal), et le Conseil constitutionnel a approuvé : 1 700 euros d'amende et six mois d'emprisonnement si l'outrage est commis en réunion, « au cours d'une manifestation organisée par les autorités publiques ». Une question de sacralité touche aux institutions.
Sans juger incompatibles l'extase et l'observance, le spirituel et le rituel, il est flagrant que l'on peut, et de mieux en mieux, appartenir sans croire, et croire sans appartenir. Quant au sacré lui-même, il n'a pas partie liée avec l'au-delà et le Très-Haut. Point besoin d'assister à un requiem dans une église pour en frissonner. Certaines grandes journées de l'histoire de France, telle qu'on l'enseignait dans les années 1950, nous en donnaient comme un arrière goût. « C'est par la nation, remarque Pierre Nora, que notre mémoire s'est maintenue sur le sacré. » Une sonnerie aux morts dans la cour des Invalides, les honneurs militaires rendus à un compagnon de la Libération (roulements de tambours, casoars, cuivres, drapeaux, minute de silence) nous font encore honorablement tressaillir. Et ce qui nous glace tout à trac devant les tombes saccagées d'un cimetière musulman ou juif parle de soi. Moins qu'une personne, mais plus qu'une chose : la sacralité d'une dépouille mortelle ne fait de doute pour personne, croyant ou pas. Notre Code pénal le reconnaît, qui, en son article 225-17, punit d'un an d'emprisonnement et d'une lourde amende toute atteinte à l'intégrité d'un cadavre, ainsi que la violation et la profanation de tombeaux, sépultures ou monuments édifiés à la mémoire des morts. La loi interdit de placer plusieurs corps dans un même cercueil et sanctionne les prélèvements d'organes illicites sur les cadavres. C'est une question non de morale, mais d'ordre public (où l'on balance entre le sublime et le répugnant). Le culte civil des « morts pour » quelque chose, tout protocolaire qu'il soit, ne se réduit pas au domaine impuni des sentiments privés.
Même si un lever des couleurs au clairon, sur un pic isolé, à l'aurore, ne peut rivaliser avec la Toccata et fugue en ré mineur de Bach, résonnant sous une nef gothique, gardons-nous de croire ce dont les cultes à miracles et sacrements voudraient nous convaincre : qu'ils ont l'exclusivité de la chair de poule. Ils l'administrent en experts, mais n'en ont pas le monopole. Les religions séculières ont inventé leurs propres liturgies, et sont allées jusqu'à retourner le sacré collectif contre Dieu et ses ministres.


* Régis Debray, Le moment Fraternité, Gallimard 2009.

Publié dans Anthropologie

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