1 - Importance du temps libéré d'un travail d'un salarié

Publié le par Michel Durand


Comme je l'ai indiqué il y a quelques jours, dans cette catégorie "anthropologie", je donne diverses réflexions sur le sens, ou non sens, du travail. Textes qui me semblent d'une grande importance alors qu'on veut augmenter la durée du travail salarié.

extraits de André GORZ, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Critique de la raison économique, Galilée, 1988.

Quel sens au temps libéré ?

La question est de savoir quel sens et quel contenu on veut donner à ce temps libéré. La raison économique est fondamentalement incapable de répondre à cette question. Considérer... qu'il va être rempli par des activités se déplaçant "ailleurs dans l'économie, ne serait-ce que dans les loisirs", c'est oublier que lorsque les gains de temps dans les activités économiques classiques sont utilisés à économiser des activités jusque-là exclues du champ de l'économie, des gains de temps additionnels vont résulter de ce déplacement. L'extension du champ de la rationalité économique, rendue possible par les économies de temps de travail, conduit à des économies de temps jusque dans des activités qui, jusque-là, n'étaient pas comptées comme du travail. Les "progrès technologiques" posent ainsi inévitablement la question du contenu et du sens du temps disponible, mieux encore : de la nature d'une civilisation et d'une société où l'étendue du temps disponible l'emporte de loin sur celle du temps de travail - et où, par conséquent, la rationalité économique cesse de régir le temps de tous.
Inclure les loisirs dans le champ de l'économie et poser que leur extension sera génératrice de nouvelles activités économiques est une façon à première vue paradoxale d'éluder cette question. Les activités de loisir, en effet, ont une rationalité inverse des activités économiques : elles sont non pas productrices mais consommatrices de temps disponible; elles visent non pas à gagner du temps mais à en dépenser. Elles sont le temps de la fête, de la prodigalité, de l'activité gratuite qui n'a d'autre but qu'elle-même. Bref, ce temps  ne sert a rien, n'est le moyen d'aucune fin différente de lui-même et les catégories de la rationalité instrumentale (efficacité, rendement, performance) lui sont inapplicables, sauf à le pervertir. (p. 17-18)


L'homme n'atteint sa pleine humanité qu'au-delà des tâches contraignantes
travail libre et travail servile dans l'antiquité.
L'idée que la liberté, c'est-à-dire le règne de l'humain, ne commence qu'au-delà du "règne de la nécessité" et que l'homme ne surgit comme sujet capable de conduite morale qu'à partir du moment où, cessant d'exprimer les besoins impérieux du corps et sa dépendance du milieu, ses actions relèvent de sa seule détermination souveraine ; cette idée a été une constante de Platon à nos jours. On la retrouve notamment chez Marx dans le fameux passage du Livre III du Capital qui, en contradiction apparente avec d'autres écrits de Marx, situe le "règne de la liberté" dans un au-delà de la rationalité économique. Marx y remarque que le "développement des forces productives" par le capitalisme crée "le germe d'un état de choses" permettant une "réduction plus grande du temps consacré au travail" et ajoute : "Le règne de la liberté ne commence, en effet, que lorsque cesse le travail déterminé par la misère ou les buts extérieurs; il se trouve donc par la nature des choses au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite... Ce n'est qu'au-delà que commence le déploiement d'énergie humaine qui est à lui-même sa propre fin, le vrai règne de la liberté."
Pas plus que la philosophie grecque, Marx, dans ce passage, ne considère comme relevant de la liberté le travail qui consiste à produire et reproduire les bases matérielles nécessaires à la vie. Pourtant, il existe une différence fondamentale entre le travail dans la société capitaliste et le travail dans le monde antique : le premier est accompli dans la sphère publique, tandis que le second reste confiné dans la sphère privée. La plus grande partie de l'économie est, dans la cité antique, une activité privée qui se déroule non point au grand jour, sur la place publique, mais au sein du domaine familial. Celui-ci, dans son organisation et sa hiérarchie, était déterminé par les nécessités de la subsistance et de la reproduction. "La communauté naturelle du foyer naissait de la nécessité et la nécessité en régissait toutes les activités." La liberté ne commençait qu'au-dehors de la sphère économique, privée, de la famille; la sphère de la liberté était celle, publique, de la polis. "La polis se distinguait de la famille en ce qu'elle ne connaissait que des "égaux" tandis que la famille était le siège de la plus rigoureuse inégalité." Elle devait "assumer les nécessités de la vie" afin que la polis puisse être le domaine de la liberté, c'est-à-dire de la recherche désintéressée du bien public et de la bonne vie.  (p. 27)


Le travail dans le monde moderne
L'idée contemporaine du travail n'apparaît en fait qu'avec le capitalisme manufacturier. Jusque-là, c'est-à-dire jusqu'au XVIIIème siècle, le terme de "travail" (labour, Arbeit, lavoro) désignait la peine des serfs et des journaliers qui produisaient soit des biens de consommation, soit des services nécessaires à la vie et exigeant d'être renouvelés, jour après jour, sans jamais laisser d'acquis. Les artisans, en revanche, qui fabriquaient des objets durables, accumulables, que leurs acquéreurs léguaient le plus souvent à leur postérité, ne "travaillaient pas, ils œuvraient" et dans leur œuvre" ils pouvaient utiliser le "travail" d'hommes de peine appelés à accomplir les tâches grossières, peu qualifiées. Seuls les journaliers et les manœuvres étaient payés pour leur "travail"; les artisans se faisaient payer leur "œuvre" selon un barème fixé par ces syndicats professionnels qu'étaient les corporations et les guildes. Celles-ci proscrivaient sévèrement toute innovation et  toute forme de concurrence. Les techniques ou les machines nouvelles devaient être approuvées, en France, au XVIIème siècle, par un conseil des anciens, réunissant quatre marchands et quatre tisserands, puis autorisées par les juges. Les salaires des journaliers et des apprentis étaient fixés par la corporation et soustraits à toute possibilité de marchandage. (p. 28)

"La rationalisation sur la base d?un calcul rigoureux est l'une des caractéristiques fondamentales de l'entreprise capitaliste individuelle, dirigée avec prévoyance et circonspection vers le résultat escompté. Quel contraste avec la vie au jour le jour du paysan, avec la routine de l'artisan des anciennes corporations et ses privilèges, ou encore avec le capitaliste aventurier... Cependant, considérée du point de vue du bonheur personnel, elle exprime combien irrationnelle est cette conduite où l'homme existe en fonction de son entreprise et non l'inverse." (Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Plon, Agora, Paris, p. 78-79, 83).  (p. 32)

Bref, le réductionnisme unidimensionnel de la rationalité économique propre au capitalisme aurait une portée potentiellement émancipatrice qui fait table rase de toutes les valeurs et fins irrationnelles du point de vue économique et ne laisse subsister entre les individus que des rapports d'argent, entre les classes qu'un rapport des forces, entre l'homme et la nature qu'un rapport instrumental, faisant naître de la sorte une classe d'ouvriers-prolétaires totalement dépossédés, réduits à n'être qu'une force de travail indéfiniment interchangeable, n'ayant plus aucun intérêt particulier à défendre:
"Le travail des prolétaires a perdu tout attrait... Le travailleur devient un simple accessoire de la machine ; on n'exige de lui que l'opération la plus simple, la plus vite apprise, la plus monotone." Ces "simples soldats de l'industrie, placés sous la surveillance d'une hiérarchie complète de sous-officiers et officiers de la production", incarnent une humanité dépouillée de son humanité et qui ne peut accéder à celle-ci qu'en s'emparant de la totalité des forces productives de la société ; ce qui suppose qu?ils la révolutionnent de fond en comble. Le travail abstrait contient en germe, selon Marx, l'homme universel. (p. 33)

Publié dans Anthropologie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article