Le fantôme de la liberté
Toujours dans le numéro 67 d'Ecoute & Regards sur le temps libre :
Le fantôme de la liberté par yves RABi
Le fantôme de la liberté
Peut-on croire en la liberté de l'homme face à l'énigme du temps ? Dès que nous nous inquiétons de la nature de ce que nous nommons « temps » nous sommes saisis d'un vertige qui n'a de semblable que celui qui nous étreint à l'idée de l'infini.
Temps libre
Lorsque je prononce ces deux mots : temps libre, j'imagine immédiatement un espace enfermé entre deux murs, le mur d'avant et le mur d'après. Qu'est-ce que ce temps que l'on qualifie de libre ? Sinon une durée close par deux instants, celui du passé immédiat où j'étais en action, en activité, je faisais quelque chose, j'avais une occupation, j'utilisais mon temps et celui du futur proche qui succédera au moment que je vis à l'instant et où je serai à nouveau en action, dans un faire qui n'est pas celui dans lequel je suis ici et maintenant. Ce temps n'est donc pas libre puisqu'il est emprisonné entre deux durées !
Libérer du temps
C’est très souvent la préoccupation de celles et ceux qui sont esclaves de leurs activités quotidiennes. Pourquoi libérer du temps ? Pour pouvoir faire telle ou telle activité, pour se reposer, pour se divertir. Ce sera en fait libérer une parcelle de son temps pour l'aliéner à nouveau dans une autre occupation : un passe temps ! Cette obsession du temps libre n'est elle pas paradoxale ? Voudrait elle signifier que le temps que je vis est un temps prisonnier ? Prisonnier de quoi ? Prisonnier du présent, enserré entre ce passé qui me fuit et cet avenir que j'attends.
Le divertissement
Nous cherchons frénétiquement à occuper notre temps à le "remplir", n'est-ce point parce que nous sommes effrayés par sa vacuité ? Le temps est vide, il convient de le remplir. Ne dit on pas d'un défunt : il a bien rempli sa vie ? Cela souvent pour signifier que ce mortel s'est efforcé de justifier son passage sur terre en accomplissant quelque bel et bon ouvrage : son œuvre, sa bonne œuvre. « Celui qui n'a pas fait un enfant, planté un arbre ou simplement écrit un livre n'a pas bien vécu », dit un proverbe chinois. Cette quête de l'œuvre, de l'action n'est elle pas une tentative de réponse à l'angoisse qui nous saisit lorsque nous pensons au sens de notre vie ? Le sens, c'est-à-dire l'axe de la flèche du temps qu'une main invisible trace depuis notre naissance jusqu'à l'instant de notre mort. L'effroi nous saisit devant la certitude que nous sommes mortels. Pour écarter la sentence de mort qui accompagne notre premier cri de vie, nous tentons de nous distraire de cette condamnation en nous divertissant. Ce sont les passions, le travail, les jeux, la recherche des honneurs ou des plaisirs qui sont autant d'alcools et de drogues où nous tentons de puiser l'oubli de notre destinée humaine.
Temps libre et temps perdu
Reproche fréquent du parent à l'enfant: "Tu perds ton temps, tu as perdu ton temps ... ". Pourquoi, à quelle occasion le père s'adressant à son fils, la mère s'adressant à sa fille, leur assènent-ils ce jugement sans appel ? C’est le plus souvent lorsque l'enfant, laissé un moment la bride sur le cou, a préféré s'amuser plutôt que d'étudier, faire ses devoirs, apprendre ses leçons. Reproche aussi que se donne parfois l'adulte à lui-même, insatisfait d'un échec, d'une entreprise qu'il n'a pas su mener à bien, distrait qu'il a été par ce qu'il estime a posteriori, être des futilités. Ce temps libre, ce temps de liberté, que l'un comme l'autre ont cru pouvoir employer comme bon leur semblait, est devenu du temps gâché, temps perdu. Comme si nous nous donnions l'obligation de consommer notre temps avec parcimonie : il s'agit de ne pas gaspiller cette ressource qui s'épuise au fur et à mesure que nous avançons dans la vie. Honte à celui s'arrête en chemin pour contempler, pour s'amuser, pour rêver ! Si nous acceptons de nous donner du temps pour la contemplation, le jeu, le rêve, si nous voulons bien nous libérer du temps pour nous extraire de nos activités qui seules justifient à nos yeux notre raison d'être, ce sera pour nous allouer un moment que nous qualifierons improprement de "temps libre ". Un temps qui n'est en fait qu'en liberté surveillée, borné qu'il est par la limite qui sera la reprise de la routine que nous croyons être notre vraie vie !
Bibliographie.
Les citations en italique sont de
1. Saint Augustin, Les confessions. Livre XIV, Paris, Gallimard, Pléiade, 1998.
2. Cioran, Sur les cimes du désespoir. L'absolu dans l'instant. Paris, L'Herne, 1990.
3. Pascal, Pensées, Pocket, 2004.
4. Ancien Testament, Qoheleth, 3, Bayard 2001.
Le fantôme de la liberté par yves RABi
Le fantôme de la liberté
Peut-on croire en la liberté de l'homme face à l'énigme du temps ? Dès que nous nous inquiétons de la nature de ce que nous nommons « temps » nous sommes saisis d'un vertige qui n'a de semblable que celui qui nous étreint à l'idée de l'infini.
Temps libre
Lorsque je prononce ces deux mots : temps libre, j'imagine immédiatement un espace enfermé entre deux murs, le mur d'avant et le mur d'après. Qu'est-ce que ce temps que l'on qualifie de libre ? Sinon une durée close par deux instants, celui du passé immédiat où j'étais en action, en activité, je faisais quelque chose, j'avais une occupation, j'utilisais mon temps et celui du futur proche qui succédera au moment que je vis à l'instant et où je serai à nouveau en action, dans un faire qui n'est pas celui dans lequel je suis ici et maintenant. Ce temps n'est donc pas libre puisqu'il est emprisonné entre deux durées !
" Qu'est-ce donc que le temps? Qui en saurait donner facilement une brève explication ? Qui pourrait le saisir, ne serait-ce qu'en pensée, pour en dire un mot ? Et pourtant quelle évocation plus familière et plus classique dans la conversation que celle du temps ? Nous le comprenons bien quand nous en parlons ; nous le comprenons aussi, en entendant autrui en parler. Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu'un pose la question et que je veuille l'expliquer, je ne sais plus. " (1)
Libérer du temps
C’est très souvent la préoccupation de celles et ceux qui sont esclaves de leurs activités quotidiennes. Pourquoi libérer du temps ? Pour pouvoir faire telle ou telle activité, pour se reposer, pour se divertir. Ce sera en fait libérer une parcelle de son temps pour l'aliéner à nouveau dans une autre occupation : un passe temps ! Cette obsession du temps libre n'est elle pas paradoxale ? Voudrait elle signifier que le temps que je vis est un temps prisonnier ? Prisonnier de quoi ? Prisonnier du présent, enserré entre ce passé qui me fuit et cet avenir que j'attends.
"On ne peut annuler le temps qu’en vivant l’instant intégralement , en s’abandonnant à ses charmes. On réalise ainsi l’éternel présent : le sentiment de la présence éternelle des choses. Le temps, le devenir - tout cela, dès fors, vous est indifférent.
Bienheureux ceux qui peuvent vivre dans l'instant, éprouver le présent sans faille, soucieux seulement de la béatitude du moment et du ravissement que procure la présence intégrale des choses ". (2)
Bienheureux ceux qui peuvent vivre dans l'instant, éprouver le présent sans faille, soucieux seulement de la béatitude du moment et du ravissement que procure la présence intégrale des choses ". (2)
Le divertissement
Nous cherchons frénétiquement à occuper notre temps à le "remplir", n'est-ce point parce que nous sommes effrayés par sa vacuité ? Le temps est vide, il convient de le remplir. Ne dit on pas d'un défunt : il a bien rempli sa vie ? Cela souvent pour signifier que ce mortel s'est efforcé de justifier son passage sur terre en accomplissant quelque bel et bon ouvrage : son œuvre, sa bonne œuvre. « Celui qui n'a pas fait un enfant, planté un arbre ou simplement écrit un livre n'a pas bien vécu », dit un proverbe chinois. Cette quête de l'œuvre, de l'action n'est elle pas une tentative de réponse à l'angoisse qui nous saisit lorsque nous pensons au sens de notre vie ? Le sens, c'est-à-dire l'axe de la flèche du temps qu'une main invisible trace depuis notre naissance jusqu'à l'instant de notre mort. L'effroi nous saisit devant la certitude que nous sommes mortels. Pour écarter la sentence de mort qui accompagne notre premier cri de vie, nous tentons de nous distraire de cette condamnation en nous divertissant. Ce sont les passions, le travail, les jeux, la recherche des honneurs ou des plaisirs qui sont autant d'alcools et de drogues où nous tentons de puiser l'oubli de notre destinée humaine.
"La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. "(3)
Temps libre et temps perdu
Reproche fréquent du parent à l'enfant: "Tu perds ton temps, tu as perdu ton temps ... ". Pourquoi, à quelle occasion le père s'adressant à son fils, la mère s'adressant à sa fille, leur assènent-ils ce jugement sans appel ? C’est le plus souvent lorsque l'enfant, laissé un moment la bride sur le cou, a préféré s'amuser plutôt que d'étudier, faire ses devoirs, apprendre ses leçons. Reproche aussi que se donne parfois l'adulte à lui-même, insatisfait d'un échec, d'une entreprise qu'il n'a pas su mener à bien, distrait qu'il a été par ce qu'il estime a posteriori, être des futilités. Ce temps libre, ce temps de liberté, que l'un comme l'autre ont cru pouvoir employer comme bon leur semblait, est devenu du temps gâché, temps perdu. Comme si nous nous donnions l'obligation de consommer notre temps avec parcimonie : il s'agit de ne pas gaspiller cette ressource qui s'épuise au fur et à mesure que nous avançons dans la vie. Honte à celui s'arrête en chemin pour contempler, pour s'amuser, pour rêver ! Si nous acceptons de nous donner du temps pour la contemplation, le jeu, le rêve, si nous voulons bien nous libérer du temps pour nous extraire de nos activités qui seules justifient à nos yeux notre raison d'être, ce sera pour nous allouer un moment que nous qualifierons improprement de "temps libre ". Un temps qui n'est en fait qu'en liberté surveillée, borné qu'il est par la limite qui sera la reprise de la routine que nous croyons être notre vraie vie !
"Une saison pour tout, un temps pour tout désir sous le ciel
Un temps pour faire naître, un temps pour mourir, un temps pour planter un temps pour arracher
Un temps pour tuer, un temps pour guérir, un temps pour détruire, un temps pour bâtir
Un temps pour pleurer un temps pour rire un temps pour le deuil, un temps pour danser ... "(4)
Un temps pour faire naître, un temps pour mourir, un temps pour planter un temps pour arracher
Un temps pour tuer, un temps pour guérir, un temps pour détruire, un temps pour bâtir
Un temps pour pleurer un temps pour rire un temps pour le deuil, un temps pour danser ... "(4)
Bibliographie.
Les citations en italique sont de
1. Saint Augustin, Les confessions. Livre XIV, Paris, Gallimard, Pléiade, 1998.
2. Cioran, Sur les cimes du désespoir. L'absolu dans l'instant. Paris, L'Herne, 1990.
3. Pascal, Pensées, Pocket, 2004.
4. Ancien Testament, Qoheleth, 3, Bayard 2001.