Jacques Ellul, penseur du XXIe siècle : Ellul parle à de jeunes militants écologistes
Lisez la liste des héritiers de la pensée de Jacques Ellul, vous y trouverez des personnes souvent citées dans ce blog.
Quand je suis arrivé sur le quartier lyonnais des pentes de la croix rousse en 2002-2003, j’ai rencontré des écologistes qui lisaient les livres de Jacques Ellul. Cet auteur, sociologue, théologien avait alimenté mes études à la fin des années 70. Les personnes qui m’en parlaient témoignaient que le bonheur ne se trouve pas dans le plus avoir, mais dans le mieux être. Je découvrais alors chez ces gens un renouveau des interrogations du sens du travail. La joie de vivre n’est pas dans la chance de pouvoir consommer plus, mais dans la sobriété. Savoir mettre des limites à la production est une nécessité.
Au début du troisième millénaire, les livres de Jacques Ellul étaient réédités ; c’est cette découverte qui a fait que je me suis replongé dans mes réflexions sur le non-sens du travail productif sans limites et qu’est né le groupe Chrétiens et pic de pétrole.
Aujourd’hui (avril 2012) Frédéric Rognon publie Générations Ellul. Je croyais avoir publié un post sur cet événement. Mais je ne trouve rien ; alors, j’ai peut-être écrit dans un rêve qui n’est pas devenu réalité.
L’article publié par la Croix de ce jeudi 7 juin est une merveilleuse présentation du phénomène Ellul et de son actualité.
Je vous l’offre à la lire, cela vous donnera le désir d’ouvrir les bonnes pages de ce quotidien.
Jacques Ellul : exister, c'est résister !
Ses écrits sont restés de braise, la voix du prophète résonne encore. Dix-huit ans après sa mort, et alors que l’on célèbre le centenaire de sa naissance, Jacques Ellul n’en finit pas de nous avertir, et son œuvre monumentale – 48 livres, une centaine d’articles… – continue de mettre en garde contre les pièges de la société technicienne, obsédée par l’efficacité, dévastatrice de l’homme intérieur.
Professeur de droit à Bordeaux, sociologue, théologien et protestant engagé, Ellul eut l’intuition, dès l’après-guerre, des mirages du progrès. Il est en fera le thème de son premier ouvrage majeur, La Technique ou l’enjeu du siècle , publié en 1954. Cette intuition, poursuivie dans Le Système technicien (1977) puis Le Bluff technologique (1988), diffractera une lumière démystificatrice dans l’ensemble des champs sociaux, déployant une critique de la séduction politique, de la communication et de la propagande, des dérives de l’art moderne, des modes…
Du vivant de son auteur, cette œuvre inclassable vécut en marge de l’intelligentsia. Aujourd’hui, elle reste une source discrète mais féconde. « C’est une œuvre qui chemine souterrainement, plus diffuse et plus importante qu’on ne le pense », analyse l’essayiste Jean-Claude Guillebaud, qui fut l’élève et l’un des proches de Jacques Ellul.
La grille de lecture ellulienne, dévoilant les impasses de la technique, anticipa la crise écologique. «Ellul fut un formidable lanceur d’alerte, juge le philosophe Dominique Bourg, membre de la rédaction de la revue Esprit , qui voit dans le développement des biotechnologies et de l’idéologie transhumaniste la confirmation des intuitions d’Ellul. Il a vu avant les autres que le développement technique ruine l’homme intérieur. Il a été sensible à la porosité entre la technique et l’homme privé, au caractère anthropophage de la technique. »
Précurseur, Ellul a-t-il aujourd’hui des héritiers ? Le mot n’est pas aisé à employer, car l’homme refusait les disciples et leur faisait subir le feu de sa critique. « Son héritage est compliqué, commente le philosophe Olivier Abel (1). Sa pensée est un discours de la rupture et il est difficile d’hériter d’une rupture. » Le philosophe Frédéric Rognon a pourtant réussi à identifier soixante « héritiers » dont il vient de dresser le portrait dans Générations Ellul (2).
Un kaléidoscope : on y trouve des juristes, des historiens, des philosophes, des scientifiques, des politiques, des militants écologistes, des théologiens et des journalistes. De toutes tendances politiques, de toutes sensibilités religieuses. José Bové, Noël Mamère comme Denis Tillinac ou Jean Baubérot.
« Ils ont pour point commun d’avoir hérité d’Ellul une grande liberté critique », analyse Frédéric Rognon. Tous se sentent en dette à son égard, mais revendiquent « un droit d’inventaire », poursuit-il : « Ce n’est qu’à cette condition qu’ils se considèrent héritiers. » Critique et liberté elluliennes ont essaimé dans toutes les directions. « On apprend à avoir une pensée libre quand on rencontre des pensées libres », témoigne la philosophe Chantal Delsol, qui édite ses écrits à La Table ronde.
Cette œuvre n’est pourtant pas de celles qu’on approche facilement, même si sa lecture est accessible. Elle est construite en équilibre sur deux piliers, l’un sociologique, l’autre théologique. Une originalité qui a pesé sur sa réception. « Ellul a eu beaucoup plus de succès aux États-Unis, où son protestantisme ne choquait personne » , rappelle Frédéric Rognon.
Autre difficulté, la profusion des textes, écrits dans l’urgence. « Il a beaucoup écrit, trop. Sans souci de forme, regrette Jean-Claude Guillebaud, qui fut aussi son éditeur au Seuil. Cette surabondance est un handicap, elle décourage le lecteur. » « Il y a des perles, mais aussi beaucoup de paille », partage Olivier Abel. À ce foisonnement s’ajoutent des prises de position tranchées, qui continuent d’être controversées : défense inconditionnelle d’Israël, critique virulente de l’islam, écrits sur l’apartheid ou l’homosexualité…
Sa pensée poursuit néanmoins sa route, parfois irritante par son côté pamphlétaire, toujours séduisante par ses curiosités et son authenticité. « C’est une œuvre pleine de paradoxes, très mobile, vivante, témoigne Olivier Abel. Quand on est sur le point d’abandonner la lecture, on est toujours repris. » Cette attraction s’exerce aujourd’hui chez de nouveaux lecteurs.
La biographie pédagogique de Jean-Luc Porquet (3), publiée en 2003, a aidé à sortir Ellul de l’oubli. « Dans les années 1990, on ne trouvait aucun de ses livres en librairies, sauf à La Procure, raconte-t-il. J’ai dû tout photocopier à la bibliothèque de l’Institut protestant de théologie. » Aujourd’hui, son ouvrage, comme d’autres textes d’Ellul, vient d’être réédité (lire ci-dessous). Et les nombreux colloques du centenaire, dont celui qui se tient ces jours-ci à l’université de Bordeaux (4), témoignent de cette influence diffuse.
Sur le terrain, Jean-Luc Porquet, journaliste au Canard enchaîné, constate qu’Ellul parle à de jeunes militants écologistes, « des jeunes de 20-30 ans, anti-OGM, contre les fichages policiers et les puces électroniques pour les animaux ». « Pour eux, la rencontre avec Ellul a été déterminante, car il permet une critique construite », analyse-t-il. Une postérité qui n’étonne pas Frédéric Rognon pour qui Ellul est « un penseur du XXIe siècle égaré dans le XXe siècle ».
1) vient de publier Paul Ricœur, Jacques Ellul, Jean Carbonnier, Pierre Chaunu : Dialogues
2) Labor et Fides
3) JACQUES ELLUL L’HOMME QUI AVAIT (PRESQUE) TOUT PREVU
de Jean-Luc Porquet, Éditions Le Cherche Midi