Le contestant ne doit pas se mettre en marge de la société, il n’aurait plus de prise sur elle ; est-ce vrai ?

Publié le par Michel Durand

Jacques Ellul, De la révolution aux révoltes, sans fins ni moyens

1972

 

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Dans un livre important, De la Révolution aux révoltes (1), Jacques Ellul observe que “ maintenant l’ère des révolutions est close ”...
Comment présenter au XXIe siècle une alternative crédible au capitalisme, quand les expériences du XXè siècle ont généralement échoué dans le sang et les larmes ? Cette question cruciale n’est pas tranchée.
En attendant, les forces révolutionnaires peinent à incarner une voie de salut. Il leur faut sans doute opérer en leur sein une révolution culturelle, seul préalable à la révolution sociale qu’elles appellent de leurs vœux.
Christophe Bourseiller (Article publié dans Rue Saint-Guillaume n°163, juin 2011)

 

Demain se tient la deuxième séance du laboratoire sortir de la crise, en lisant Jacques Ellul… quelle société voulons-nous ?

L’atelier de réflexion s’appuiera sur deux textes tirés de l’ouvrage De la révolution aux révoltes. La table Ronde 2011.

Il me semble qu’il convient de lire ces pages en essayant de tracer une stratégie révolutionnaire, possible pour aujourd’hui.

Regardons la contestation des religieux, et parmi eux des chrétiens, face au « mariage pour tous » et demandons-nous si le mode d’action utilisé par les opposants est la bonne ?

Cela peut être une méthode de travail valable et concrète pour sortir de la simple révolte ou indignation. Est-ce que l’environnement des techniques de communication ne va pas étouffer l’indispensable débat fondamental ?

Je livre ici les textes à l’étude du groupe ; les lire avec attention sera une façon de vous associer à la démarche. Et si le chœur vous appelle, pourquoi ne pas communiquer vos avis. Merci.

 

« La crise de civilisation des pays riches, il faut la traiter non par une panacée d'emprunt, mais par le remède spontanément produit par cette crise : l'acte contestataire », écrivait un des jeunes de mai 1968. La contestation apparaît comme un mode révolutionnaire nouveau, une façon de vivre la révolution à l'intérieur de la société occidentale, la seule forme adéquate. Les contestataires ont parfaitement le sentiment qu'il s'agit d'un problème de civilisation, de tenter une transformation globale de la société entière, de fond en comble. La contestation leur paraît être une perspective stratégique globale(l). Il s'agit à chaque instant d'inventer, ce qui met l'individu en marge de cette société, ce qui provoque la « sortie », qu'il s'agisse de création d'une situation nouvelle, du refus de tel schéma social établi, de tel rite consacré, du rejet de n'importe quelle autorité, de l'insulte envers les « supérieurs »... une mise en question permanente ; le contestant doit se placer « en porte à faux » dans toutes les entreprises sociales, et par là même les met en porte à faux. Il ne peut donc y avoir là ni doctrine assurée ni organisation car la contestation se nourrit sans cesse de ses contraires : elle est non politique en ce qu'elle ne vise pas l'État ou ne se veut pas action politique mais elle politise fortement tous ses adhérents. Elle ne cherche jamais à instituer, au nom de la créativité, de la liberté, de l'imagination, et cependant elle formule « pouvoir étudiant, pouvoir ouvrier, pouvoir paysan, démocratie directe, autogestion... » qui sont bien de l'ordre de l'institution. On parle souvent à son sujet de révolution culturelle, il me semble que le terme prête à confusion, car si certains pensent en effet à la révolution chinoise et s'inspirent du petit livre rouge, ce ne sont pas les plus authentiques Contestants. En tout cas la Contestation est au moins autant nourrie du phénomène hippie que de la révolution Culturelle chinoise. Et pourtant elle est bien en effet révolution culturelle en ce qu'elle organise et veut une résistance culturelle. Elle met d'abord en question la culture qui a été transmise par les générations précédentes, aussi bien ses formes littéraires et artistiques, que ses modes vestimentaires, le type de relations humaines, la conception de l'amour et de l'amitié, la transmission des connaissances, le langage et le discours, la morale et la vie quotidienne, les tabous et les religions... c'est à ce niveau que porte l'attaque - avec en définitive la conviction implicite que si l'on arrive à détruire, à déstructurer la société dans ses idéologies, on atteindra le cœur. Or, il est bien vrai que c'est un point mal défendu de cette société : « la bourgeoisie se révèle culturellement faible, elle ne peut recourir qu'à la violence physique ». C'est une révolution du langage. Un contestant déclarait qu'il y a dorénavant deux langages dans un pays où la contestation est née !

Cette mise en marge est à la fois le résultat et l'expression de l'acte considéré comme révolutionnaire par excellence, la « transgression ». Le militant se place d'emblée en marge. Il cesse donc d'être l'objet du processus répressif et acquiert le statut de sujet. « La transgression confère le droit à la parole, crée le lien d'une parole libérée : elle dénonce qu'il est possible d'interdire, d'étudier... la transgression contraint l'autorité à se dévoiler, elle est provocation... action localisée, la transgression a une portée universelle comme la répression qu'elle dénonce(2). Cette idéologie de la transgression est très intéressante car elle est purement mythologique et métaphysique : la transgression a toujours été un acte spirituel qui n'a d'effet, de sens que par rapport à une vérité extérieure qu'elle révèle : mais la transgression pour la transgression n'est rien de plus qu'un maigre cas de désobéissance enfantine.

Or, cette contestation qui est née de l'intolérance des jeunes pour la société technicienne proposée par les adultes prétend devenir une vraie stratégie révolutionnaire.

La contrepèterie étudiante ou quenelienne devient dynamite. Ceux qui veulent être considérés comme contestants doivent rejeter toute illusion légaliste, toute appartenance à un groupe stable ancien. Le contestant veut et doit étre littéralement un out law. Il doit adhérer à l'idée centrale : le langage, la pensée naissent des actes, se forment, se corrigent, se développent par les actes. D'abord l'action, et dans l'action on invente progressivement ce qui est vraie contestation de cette société. Si l'on est d'accord sur ces points, alors peu importent les divergences sur les attitudes tactiques, les uns parce qu'ils sont encore très marqués par une formation politique, les autres parce qu'ils se livrent à une pure instinctivité et sont en fait sur la frange du mouvement contestataire. Cependant on admet de plus en plus que cette diversité ne doit pas provoquer des scissions, mais apporter des richesses. Le mouvement contestant se retourne sans cesse contre lui-même : il ne peut se créer aucune tradition, et ne doit jamais se répéter. Sitôt qu'il a produit quelque chose, il doit le renier. Lorsqu'un artiste crée, il se doit de rejeter ce qu'il a créé. À la limite comme le disaient les situationnistes, l'art situationniste consiste à ne produire aucune œuvre d'art. Il ne faut pas limiter la contestation aux quelques semaines d'excitation de mai 1968. La contestation rejoint, disions-nous, le phénomène hippie, également les provos ou aussi bien le mouvement Underground (et peut-être le situationnisme, mais cela est moins sûr, celui-ci ayant une théorie rigoureuse... ). Ce mouvement qui s'exprime dans certaines formes artistiques, aussitôt déclarées périmées, est moins à la recherche d'un style d'art que d'un style de vie. Ses membres cherchent une société nouvelle, une sorte d'utopie, dont le ressort serait l'amour et non la haine ou la répression. On s'oriente vers une vie communautaire, l'égalité, l'entraide… Un nouveau phalanstère !

Lorsqu'il y a une expression artistique, celle-ci est provocatrice non pas délibérément mais par la liberté (sexuelle principalement) que l'œuvre veut exprimer ; c'est un défoulement un peu chaotique, peinture psychédélique, faite sous l'influence de drogues. Souvent l'Underground utilise en effet des drogues, non pour le plaisir lui-même, mais en tant qu'attitude critique contre le rationalisme occidental. Il s'agit donc d'abord de changer l'homme, et soi en premier, pour arriver à changer la société. Toutefois le mouvement Underground que l'on a baptisé de « contestation passive » se sépare de la « vraie contestation » précisément dans sa tendance à constituer une Icarie, à s'enclore dans des groupes amicaux et à vivre en marge. Comme pour les hippies, le type de l'Underground c'est le drop out, l'homme qui a tourné le dos à la société, qui ne veut travailler ni pour ni contre, qui a secoué la poussière de ses pieds sur ce monde-là et ne veut plus avoir rien à faire avec lui. Mais certains des hippies sont aussi devenus des Yippies (Youth International Party), encore rattachés à l'Underground mais actifs politiquement et cherchant à transformer la société : ici on rejoint la véritable contestation. Le contestant ne doit en effet pas se mettre en marge de la société : il n'aurait plus de prise sur elle, s'il s'enferme dans un ghetto, il tournera à vide, « la contestation qui vit de et dans la production, selon le système établi, ne peut rompre avec elle, car, du même coup, elle ne pourrait plus tenter de contrôler progressivement les moyens de cette société ». La contestation, comme on l'a dit, se nourrit de la « rage » mais celle-ci provoquée par la société ne s'entretient, ne se renouvelle que si l’on reste dans cette société ! Se mettre à l'écart, c'est perdre le nerf de la contestation, c'est entrer dans l'autosatisfaction de la contemplation de soi. Mais sitôt que le problème se pose ainsi, on ne peut manquer de rencontrer la question de l'organisation. Informelle, spontanée, imaginatrice, la contestation semble un mode d'action rebelle à toute organisation et à toute expression doctrinale continue. Cohn-Bendit ainsi récuse toute formalisation intellectuelle ou institutionnelle quand il est question de coordonner. « Cette initiative de créer un mouvement a été une initiative prise d'en haut et non une initiative de la base », dit-il. Par contre, Ben Saïd : « Je ne fais pas de l'organisation un principe permanent, mais je pense que, autant le caractère informel du mouvement a permis à ce mouvement de croître, de se développer, de prendre de l'ampleur, autant aujourd'hui je pense que la conjoncture politique demande un minimum d'organisation. » Le plus grand nombre de contestants aujourd'hui reconnaît en effet l'impossibilité où l'on se trouve de rester au niveau intense, explosif, et purement spontanéiste. On se rend compte que l'imagination ne peut pas se renouveler indéfiniment, que la répétition s'insinue, que la vie quotidienne use les plus grands enthousiasmes, que l'acte contestataire devient rapidement une mode, et que la tension nerveuse d'une part, la vigilance d'autre part sont insoutenables dans une longue durée : il faut quelque chose de plus stable, susceptible de récupérer les contestants pendant les temps morts, et plus ou moins d'organiser une stratégie : ou bien la contestation reste informe et elle se liquéfie assez vite, elle sera alors récupérée par la société, ou bien elle s'organise. Elle ne peut, si elle veut être révolutionnaire, se résumer en une flambée, en une explosion : la société n'en sera nullement atteinte. Ce qui est nécessairement entrepris, étant donnée notre société, c'est une guerre d'usure, et le monde contestataire doit se développer comme une antisociété, un cancer proliférant assimilant peu à peu l'organisme dans lequel il est implanté : mais cela suppose donc que les contestants sont insérés dans les structures de cette société, que ce sont ces structures-là qu'ils contestent de l'intérieur et qu'ils veulent éliminer en leur substituant un autre pouvoir n'impliquant lui aucune structure. Ainsi, au point de vue stratégique, les contestants sont obligés de durer, et par conséquent de s'organiser. Mais ceux qui soutiennent cette thèse pensent que l'on ne doit avoir aucun système bureaucratique ni impératif : il s'agit de simple coordination, sans uniformisation. La coordination permet d'éviter à la fois la centralisation et l'incohérence. C'est ce qui fut tenté à plusieurs reprises en mai-juin 1968. Il faut « coordonner les pouvoirs ou comités de base selon leurs milieux, selon les villes, ou les régions, et les unifier au sommet par un pouvoir non pas centralisateur mais caractérisé par un langage et une intention révolutionnaires. Ce pouvoir synthétiserait le langage enrichi par les actes contestataires émanant du pouvoir de base ». Les leaders ne devraient jamais avoir de situation définitive, stable, assurée, ils ne sont leaders qu'en tant qu'ils assument dans leur personne la contestation exercée, inventée par la base. Ce sont ces pouvoirs de base qui prennent les initiatives, et qui inventent. Le pouvoir « central » aurait seulement un rôle de verbalisation d'une stratégie spontanée. Tel est le schéma (1). Nous sommes donc en présence de la volonté de créer à la fois une méthode révolutionnaire nouvelle, répondant à la société globale refusée, et un organisme qui ne serait pas récupérable par cette société. Il nous faut alors savoir si nous sommes bien en présence d'une stratégie et d'une tactique révolutionnaires nouvelles, si elles correspondent vraiment à la révolution nécessaire, ou si elles sont un essai mineur et sans avenir. Répondre à cette question revient à rechercher la signification de la contestation.

Peut-on admettre que la trilogie «transgression-répression-spontanéité» soit l'essence du mouvement révolutionnaire ? (Même en acceptant l'idéologie d'une structuration du mouvement de masse par lui-même.) Limiter la révolution à l'élimination de la répression par la spontanéité débouchant sur une société non répressive, c'est à la fois négliger toute l'histoire et l'expérience révolutionnaires, et revenir à une mythologie de la bonté de l'homme. Procéder à l'inversion, bien soulignée par Bon (Cf. Frédéric Bon et Michel-Antoine Bumier, Classe ouvrière et révo1ution, Paris, Le Seuil -politique, 1971) de la problématique classique (le peuple n'est pas le centre de l'initiative révolutionnaire parce qu'il est étranger à la société, c'est le système politique et social qui est étranger au peuple), c'est accentuer encore ce qui est l'élément le plus faible de tout mouvement révolutionnaire, le messianisme populaire, et c'est une fois encore nier la réalité sociologique caractérisée par la profonde intrication du peuple et des institutions. Marx avait raison, le peuple n'est pas l'extérieur par lui-même : pour qu'il y ait révolution il faut une autre extériorité.

Pour certains, cette tentative est le fait d'adolescents accédant à un début de conscience politique. Qu'il s'agisse d'adolescents explique l'extrémisme de la position et son caractère irréel. Ils sont encore peu intégrés dans la société, ils ont un besoin d'absolu, ils s'expriment dans des conduites de « pure valeur » : cela tient à leur âge. La contestation leur paraît plus satisfaisante parce que sans compromission et plus totale. Bien plus, ils ne sont des sujets politiques que depuis peu : pourrait-on dire qu'il s'agit d'une crise politique d'adolescence : ils connaissent malles moyens, normaux, de la vie politique. D'où leur refus de « médiations théoriques et organisationnelles, dont ils se méfient spontanément, à la fois en tant que jeunes et en tant que « nouveaux politiques ». Dans cette optique, la contestation serait seulement un accident. Au contraire, on peut considérer que c'est la réponse à une société englobante et totalitaire, douée d'une extrême puissance d'assimilation, à laquelle on ne peut échapper : il y faut une expression exorbitante (permettant littéralement de sortir de l'orbite). À un système d'intégration sociale très poussée répondra comme forme révolutionnaire une action inassimilable ; à un système d'apparence libérale dont les institutions reflètent mal les rapports politiques réels, répondra un refus radical du libéralisme. À ce moment, la contestation devient une forme adéquate pour mettre en question la société elle-même, permettant déjà au contestant de sortir du mécanisme d'absorption et d'assimilation. Il me semble que l'on ne peut choisir entre ces deux explications : la contestation me paraît bien définie et même déterminée par la société dans laquelle nous nous trouvons. Elle est bien un essai pour répondre à ce type de civilisation. Elle se situe autant que faire se peut hors du circuit. Mais elle est portée par des adolescents : elle est revêtue de toutes les forces et de toutes les faiblesses de l'adolescence et de l'innocence politique. Et même on doit se demander si elle pourrait être portée par d'autres. Si ce mode qui se veut révolutionnaire pourrait être le fait d'adultes. Incohérence, agressivité, fantaisie, imagination, palabres, exaltation des mots, inventions baroques... il y faut la vitalité de l'adolescence - et sa crédulité - et sa volonté d'aller au fond des choses. La contestation me paraît impossible aux adultes, situés, partiellement intégrés, exerçant une profession... Même s'ils ont conscience de cette société-là, et de la nécessité de la mettre en question radicalement. Contestation, réponse peut-être adéquate à l'engloutissement social, mais expression de la seule adolescence. Dès lors, sitôt que l'on cherche à s'expliquer, à voir un peu concrètement à quoi le mouvement aboutit, quelle déception ! Révolution économique ? Tout est si simple ! Il suffit dans chaque unité économique d'implanter un pouvoir contestataire, qui se développera dans l'autonomie, qui corrodera progressivement les structures, et finalement, ayant ruiné l'appareil de l'intérieur, finira par dominer le pouvoir contesté. C'est un remake de la théorie de « l'occupation progressive des centres de décision ». Pas un instant on ne songe aux systèmes de contrainte de la société, à la réaction de l'opinion publique (tellement défavorable aux mouvements étudiants et lycéens quand ils se prolongent ! Et pourtant cela n'affecte pas la production !), à l'impossibilité où l'on se trouve de maintenir l'agressivité de groupes de cet ordre à l'intérieur d'une structure économique, quand normalement tout la contredit, et qu'il faudra durer pendant des années ! Car enfin la contestation ne fera pas basculer les centres de décision, la technostructure, en quelques semaines ! Révolution politique ? Mais c'est aussi simple ! Exercice de la démocratie directe, révocabilité des mandataires ad nutum ; la contestation ne cherche pas à supprimer la démocratie bourgeoise d'un coup, elle organisera parallèlement son propre exercice de la démocratie - qui « dans la mesure où elle s'alimentera de la participation effective d'un nombre croissant de citoyens fera apparaître l'ancien système comme anachronique... privé de vie, l'appareil bureaucratique tombera de lui-même... ». Et le pouvoir central n'étant pas reconnu par les pouvoirs contestataires de base s'effondrera aussi. « Une fois absorbées les forces ouvrières, paysannes et intellectuelles du pays, le pouvoir établi tombera. » Et voilà. Car il va de soi que toute la population (sauf une poussière de vieux mécontents) sera séduite, enthousiasmée par la démocratie directe exercée dans les pouvoirs contestataires de base..., quand les doctrinaires de la contestation déclarent qu'elle est une' « stratégie propre et complète » on ne peut être que désolé de tant de simplismes, d'ignorance économique, politique de la réalité psychosociale, tant de faiblesse doctrinale et théorique. Car c'est d'abord de cela qu'il s'agit. Ces groupes prétendent faire de la théorie révolutionnaire parce qu'ils déroulent un discours apparemment rigoureux, parce qu'ils utilisent ce qui leur paraît être des données de fait qu'ils formulent une rhétorique cohérente encombrée d'un vocabulaire abstraitement concret. Mais il leur manque la référence au réel, et l'exactitude de l'action : ils parlent beaucoup de praxis, mais ils s'imaginent que la contestation (telle que nous l'avons vue) est une praxis, alors qu'elle a été exactement le moyen d'éviter la praxis, le moyen d'esquiver l'affrontement avec la réalité politico-sociale.

L'absence de perspectives de la contestation (qui fait partie de cette contestation) manifeste ses limites. Pour les psychanalystes, la faiblesse tient à « l'escamotage puéril du principe de réalité ». Et André Stéphane (L'Univers contestationnaire, 1970), très sévère pour la contestation, explique son incapacité produite par le narcissisme, l'auto-admiration, l'intolérance, la fuite dans le pire (bien plus que le combat). Le monde contestataire est celui de la dichotomie parfaite du pur et de l'impur, du noir et blanc, du refus décisif de toute précision, de toute rigueur. Mais ces caractères sont très précisément ceux qui ont toujours marqué la révolte : ils sont l'inverse des caractères de la révolution. Il n'y a aucun point commun, sociologiquement entre la contestation et aucune forme possible de révolution.

Comme l'a admirablement montré Baechler(4) , la contestation est impuissante en tant que force révolutionnaire parce qu'elle manque nécessairement des trois objectifs possibles de la révolution : le contenu de la contestation est assurément déterminé par la lutte autour des trois pivots de tout procès révolutionnaire que sont les biens rares, les institutions et les valeurs. Mais la jeunesse contestataire ne peut jamais réaliser son projet parce que les biens rares, on ne peut les atteindre que si l'on possède une position stratégique dans le système social, ce que n'a pas la jeunesse. Les institutions, on ne peut les changer que si l'on arrive à une prise de pouvoir impossible pour la jeunesse, et les valeurs, pour en modifier la hiérarchie, il faut aussi s'assurer du pouvoir - c'est pourquoi, dans la mesure où la jeunesse ne peut rien, strictement rien, dans l'ordre du réel, elle est réduite à se lancer dans une contestation d'autant plus absolue, verbalement radicale et décisive qu'elle ne débouche nulle part. Ce sera une contestation globale égalitariste, libertaire et véhémente. « Le contenu de la contestation des jeunes est entièrement déterminé par son impuissance... d'autant plus absolue qu'elle n'a que rarement l'occasion de se heurter à la réalité et aux limites imparties à la condition humaine. »

Je ne critique nullement l'enthousiasme, la passion, et même les illusions des contestataires. Mais seulement leur prétention à être en prise avec la révolution nécessaire, alors qu'ils se situent uniquement dans l'univers du discours. Sitôt que l'on sort de la répétition culturelle, il n'y a plus rien. Assurément une contestation de type culturel est possible dans cette société. Assurément on peut déclarer que dans ce domaine la bourgeoisie sait mal se défendre, qu'elle n'est pas armée pour la guerre culturelle... Mais il faudrait poser une question préalable : en est-il ainsi parce que la société moderne est mal structurée, que ses remparts comportent une brèche, que là est le point faible de la défense du monde bourgeois (auquel cas en effet attaquer ici par la contestation pourrait conduire à une révolution totale), ou bien en est-il ainsi parce que c'est un domaine sans importance, la société technicienne en absorbe ce qui lui est utile, et néglige le reste parfaitement spectaculaire ?

Que pour des philosophes, des étudiants, ce domaine culturel soit le plus important, que tout dépende de lui, que changer les idées ce soit changer la vie, que changer la forme culturelle (au sens français du terme) ce soit faire la révolution... cela va de soi ! Ils ne seraient pas philosophes sans croire à l'importance de la philosophie. Hélas, j'ai peur qu'ils ne se prennent très exactement à la glu négligemment disposée par la fonction assimilatrice. Tant qu'ils s'occupent de contestation culturelle, et qu'ils ont l'illusion de faire la révolution, ils ne s'attaquent à rien de vital dans le système. C'est une activité comme la poésie que tout jeune ne manque pas d'écrire - ou encore le sport. Moyen de se défouler, de s'exprimer, de s'équilibrer, mais sans autre danger pour l'ordre social établi. Et je crois que si, en effet, la « révolution culturelle » par la contestation semble possible, c'est bien parce que ce domaine est sans intérêt : une barrière prophylactique est depuis très longtemps dressée autour du champ culturel. Le taureau peut s'y ébattre. Il y a la talanquère. Le reste de la société, sur les gradins, regarde complaisamment, négligemment, les performances de ceux qui se croient revêtus de l'habit de lumière - et qui certes le sont tant que le projecteur de l'actualité est braqué sur eux, mais qui soudain sont de pauvres pantins quand il s'en détourne. Ils peuvent accomplir des exploits, il est possible d'en faire la métaphysique, mais le caissier est à la porte d'entrée percevant le prix des places, les spectateurs sont des aficionados rien de plus, et le guardia civil veille à ce qu'il n'y ait pas d'autre désordre que celui tolérable. Telle est la contestation - parfaitement enkystée. Son cri de désespoir, son extrémisme, la volonté des contestataires de secouer cette société, jusqu'à lui faire perdre sa structure, me sont infiniment sympathiques, mais je suis navré de leur discours illusoire, de leur gravité sans humour, de leur ignorance de l'objet de combat, de leur manque total de maturité politique, cette maturité dont ils se vantent si fort, et qu'ils confondent avec les interprétations périmées du monde qu'ils ont apprises en classe de philo.

 

 

 

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(1) Voir sur tout ceci le livre bien sympathique de Jean Onimus, L'Asphyxie et le Cri, 1972, mais qui reste un généreux essai littéraire et flou.

 

(2) F. Bon, L'idéologie anti-autoritaire dans la contestation politique, VIle Congrès de science politique, 1970.

 

(3) C'est à cela aussi que correspond par exemple l'organisation du Secours rouge, créée en juin 1970, et qui d'abord était une organisation d'entraide aux militants poursuivis en justice, puis véritable plate-forme et lieu de rencontre de tous les mouvements gauchistes. Il est devenu, malgré les protestations de Sartre, un front d'organisations révolutionnaires. Mais dès ce moment la division commence. Aussi bien Lune ouvrière (trotskyste) que Rouge (de la Ligue communiste) attaquent pour des raisons diverses le Secours rouge, et N. Baby accuse les militants du Mouvement du 27-Mai (maoïste) de faire du Secours rouge une couverture pour leur propagande parmi les gauchistes: en avril 1971 on pouvait constater que le Secours rouge était profondément divise, et Sartre renonçait à siéger au Comité.

 

(4) Baechler,  « Les jeunes et la révolution en Occident », Contrepoint, n° 1, 1970.

 

 

 

Demain, je communique un autre texte de Jacques Ellul, très pessimiste me semble-t-il, sur la puissance des techniques (par exemple en communication) pour empêcher la réalisation d’une authentique révolution.

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