Le libéralisme à sa source

Publié le par Michel Durand

Sans aucun doute, les mots les plus importants pour parler de l’existence sont : amour, respect, l’autre et moi. On les retrouve en religion.

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Je cite l’Evangile : Jean 13, 34-35

« Je vous donne un commandement nouveau: Aimez-vous les uns les autres; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres ».

Thessalonicien 4, 9-10

« Pour ce qui est de l'amour fraternel, vous n'avez pas besoin qu'on vous en écrive ; car vous avez vous-mêmes appris de Dieu à vous aimer les uns les autres, et c'est aussi ce que vous faites envers tous les frères dans la Macédoine entière. Mais nous vous exhortons, frères, à abonder toujours plus dans cet amour »,

Mais il faut discerner les divers niveaux de l’amour. Il n’est pas identique entre j’aime bien une pomme, je t’aime bien, je t’aime.


 petite note : Encore un article trop long !

Demain, je reste silencieux ; espérons...

Benoît XVI a heureusement distingué agapé et eros :

« des trois mots grecs relatifs à l’amour – eros, philia (amour d’amitié) et agapè – les écrits néotestamentaires privilégient le dernier, qui dans la langue grecque était plutôt marginal. En ce qui concerne l'amour d'amitié (philia), il est repris et approfondi dans l’Évangile de Jean pour exprimer le rapport entre Jésus et ses disciples. La mise de côté du mot eros, ainsi que la nouvelle vision de l’amour qui s’exprime à travers le mot agapè, dénotent sans aucun doute quelque chose d’essentiel dans la nouveauté du christianisme concernant précisément la compréhension de l’amour. Dans la critique du christianisme, qui s’est développée avec une radicalité grandissante à partir de la philosophie des Lumières, cette nouveauté a été considérée d’une manière absolument négative. » Lire Deus caritas est (25/12/2005).

Quand on remet en cause le libéralisme économique, ou philosophique, il faut tenir compte de ces distinctions car cela permet de faire le point sur des attitudes fondamentales de la vie quotidienne. Qui n’a pas défendu l’individualisme, ses côtés positifs, car c’est par le soucis de soi, que l’individu se construit ? Dans : « aimez son prochain comme soi-même », ne risque-t-on pas de valoriser le « soi » ? Amour de soi au détriment de l’amour de Dieu et d’autrui.

L’amour de soi ! Racine du profit, du capitalisme ?

Je recommande la lecture du livre de Dany-Robert Dufour, la Cité perverse, libéralisme et pornographie, Denoël, 2009. Cette étude philosophique plonge les racines du libéralisme dans la société qui se construit au XVIIe siècle. J’y ai découvert ce qui permet d’expliquer la spécificité de la société occidentale,, une volonté de puissance, de domination sur autrui au nom de l’amour exclusif de soi. Eros contre agapé.

 

Je vous recopie le lancement de la réflexion qui parle de l’amour de soi face à l’amour de Dieu, p. 51 et suivantes.

Le XVIIIe siècle. Le grand renversement de la métaphysique occidentale : généalogie du principe pornographique, de Pascal à Sade 

Dans La Cité de Dieu (XV, 28), texte écrit au début de la décadence de l'Empire romain, vers l'an 400, saint Augustin, l'un des principaux Pères de l'Église latine, disait que la terre serait, jusqu'à la fin du monde, le lieu d'affrontement de deux grands royaumes possibles, fondés sur deux amours bien différents : le premier procédant de « l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi » (Amor Dei usque ad contemptum sui) et le second, de «l'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu » (Amor sui usque ad contemptum Dei).

 

 

On connaît, par ce magnifique texte d'introspection que sont Les Confessions, l'histoire que le Père de l'Église racontait sur lui-même : il disait avoir connu dans sa jeunesse des moments de tourments et de conflits internes dont il était sorti victorieux. C'est ce qui lui avait permis de se faire, en quelque sorte, une religion, et même la religion : il fallait que la terre s'accorde aux lois de la Cité de Dieu.

Sinon, elle ne serait que la Cité du diable.

 

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Si l'alternative d'Augustin a longtemps prévalu, c'est qu'elle est quasiment parfaite. Et si elle s'est défaite, c'est parce qu'elle n'était que presque parfaite. Il néglige en effet un détail - qui se révèle au moment où il affirme la nécessité du « mépris de soi ». C'est étrange puisque Augustin est tout simplement l'inventeur du concept de « personne », avec son intériorité, en Occident. Partant, il aurait dû comprendre qu'aucune confession n'est possible si le soi n'entend pas le soi - « entendre » au sens de « comprendre », c'est-à-dire de « prendre avec », d'« embrasser par la pensée » (selon le Trésor de la langue française). Or, pour que le soi embrasse le soi, il faut que le soi s'aime suffisamment, autrement dit qu'il soit sujet à l'amour de soi. C'est ce « détail » qui manque à l'élaboration augustinienne sur l'amor sui. Le soi ne peut être entièrement l'objet de mépris. Une parcelle, même minuscule, d'amour de soi est indispensable.

Ce n'est bien sûr pas à nous d'administrer cette leçon à Augustin. S'en est chargé un autre augustinien qui viendra à quatorze siècles de distance corriger le maître, alors que la bataille entre amor Dei et amor sui fait rage. Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, élevé dans la ville de Calvin par des calvinistes, ne reprendra pas pour rien, dans ses œuvres, le titre fameux d'Augustin, Les Confessions. Il le fera pour signifier que tout, dans l'amour-propre, n'est pas sale et qu'il aurait dû distinguer entre « l'amour de soi, qui ne regarde qu'à nous, (qui) est content quand nos vrais besoins sont satisfaits » et « l'amour-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne saurait l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible1 ».

Bref, il y a donc lieu de distinguer « des passions douces et affectueuses (qui) naissent de l'amour de soi, et les passions haineuses et irascibles (qui) naissent de l'amour-propre » (ibid).

Freud fera ensuite de cet amour de soi un élément indispensable à la constitution subjective. Il est vrai qu'il aura beaucoup hésité lui aussi. Ce n'est qu'à l'âge de cinquante-huit ans, alors qu'une grande partie de sa théorie est construite, qu'il introduira le narcissisme en psychanalyse, ce qui l'obligera, petit à petit, à des remaniements considérables2. Lacan n'eut alors qu'à reprendre et réélaborer l'avancée freudienne : c'est avec le fameux stade du miroir qu'il signera son entrée en psychanalyse.

Je dirais donc que la proposition disjonctive d'Augustin (amor Dei vs amor sui) est juste... à un détail près. Un détail qui fonctionnera comme un talon d'Achille dans son beau système. Du jour où il sera découvert, ce système sera potentiellement renversé : au nom du souci légitime de soi, on introduira la passion de soi allant jusqu'à l'emprise sur l'autre.

Pour que la disjonction augustinienne fonctionne, il faut donc et il suffit de soustraire du pôle de l'amour-propre ce qui touche à l'amour de soi légitime tel que le définit Rousseau. À cette condition, l'opposition des deux principes est des plus éclairantes pour comprendre les évolutions de l'aventure humaine.

 

amor Dei versus amor sui amor socialis versus amor privatus

 

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Si cette opposition entre l'amor Dei et l'amor sui importe tant, c'est parce que Augustin se préoccupe du type de socialité ou de culture, comme on dirait aujourd'hui, que chacun de ces deux principes est susceptible d'engendrer. Ce souci, qu'on pourrait qualifier de civilisationnel si le terme n'était anachronique, apparaît clairement avec deux autres termes qu'il substitue parfois à ceux de la première opposition. Au lieu de l'opposition entre l'amor Dei et l'amor sui, il lui arrive en effet de parler de l'opposition entre un amor socialis et un amor privatus. « De ces deux amours, dit-il, l'un est saint, l'autre impur, l'un tourné vers les autres [c'est pour cette raison qu'il est dit socialis], l'autre centré sur soi [d'où privatus]; l'un est soucieux du bien de tous, l'autre va jusqu'à subordonner le bien commun à son propre pouvoir en vue d'une domination arrogante ; l'un est soumis à Dieu, l'autre rival de Dieu […] ; l'un est amical, l'autre envieux ; l'un veut pour autrui ce qu'il veut pour lui-même, l'autre veut soumettre autrui pour son propre intérêt3. »

C'est évidemment dans des notations de cette nature qu'apparaît, derrière le théologien et homme de religion, le grand philosophe. Si grand qu'il est capable de faire renoncer le théologien aux termes religieux pourtant si révérés pour leur substituer de simples termes éthiques relançant le débat philosophique : soi/autrui. C'est même un souci politique qui apparaît, dénonçant, avec plus de mille ans d'avance, la « domination arrogante » et la volonté de « soumettre autrui pour son propre intérêt » qui pourraient en résulter.

On ne peut que voir, dans ce passage, quelque chose comme une formidable intuition de l'évêque d'Hippone sur rien de moins que le destin de l'Occident. Comment ne pas voir, en effet, que ces deux expressions seront très explicitement revendiquées, un jour, par un dénommé Sade ? Comme si Augustin avait, vers l'an 400, conçu, par la simple force de la pensée et de la déduction, que puisse apparaître un jour, dans l'horizon occidental, le cas Sade.

 

le renversement de la philosophie puritaine en philosophie… putaine

 

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La solution augustinienne a prévalu pendant plus de mille ans.

Il est remarquable que la question ait été rouverte par les milieux augustiniens du XVIIe siècle, les jansénistes d'abord (d'obédience catholique), les calvinistes ensuite (d'obédience protestante). Ce qui tend à vérifier la loi qui veut que vienne toujours le moment où les enfants mettent le père à mort - en l'occurrence l'un des principaux Pères de l'Église.

Progressivement, l'amour de soi sera sorti de sa proscription et reconsidéré. C'est ce que nous allons suivre pas à pas à partir de Pascal chez qui s'entame cette réhabilitation. Elle se fera chez lui d'une façon extrêmement contrariée et douloureuse. Mais le branle sera donné et ne cessera de contribuer à la création de nouvelles convictions dans tous les domaines : religieux, politique, moral et enfin économique.

Nous suivrons la démarche pascalienne afin de localiser le moment furtif, douloureux, réprouvé, refoulé, mais effectif, où surgit l'idée renversante selon laquelle le monde pourrait se réarranger, en mieux, en se fondant sur la concupiscence, consubstantielle à l'amour de soi. Nous nous emploierons donc à cerner ce moment sidérant où la philosophie puritaine accouche, contre toute attente, d'un principe pornographique appelé à faire école, comme nous le verrons en suivant son destin à partir des suites que Pierre Nicole, Pierre Bayle, Mandeville, puis Adam Smith donneront à ce principe. Nous montrerons enfin qu'il ne restera plus à Sade, un siècle après Pascal, qu'à tirer toutes les conséquences philosophiques et éthiques de cet accent désormais mis sur la concupiscence et l'amour de soi.

Nous serons alors passés, si l'on peut dire, de la philosophie puritaine à la philosophie putaine.

 

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C'est ce renversement que nous allons suivre dans ce chapitre afin de montrer que la perversion ordinaire et tout ce qui l'accompagne aujourd'hui (sadisme et pornographie ordinaires) ne tombent pas du ciel. Cela résulte du déploiement du programme libéral tel qu'il s'est construit en Europe aux alentours du tournant de 1700 - disons, pour prendre des repères français, entre 1643 (mort de Louis XIII) et 1795 (fin de la Convention).

En d'autres termes, on ne peut comprendre ce qui nous arrive aujourd'hui, l'apparition d'une Cité perverse où nous devons désormais vivre, que si on le réfère à ce moment de renversement complet de la métaphysique occidentale. La formule pourra paraître un peu emphatique, elle n'en est pas moins parfaitement adaptée puisque c'est le principe même sur lequel repose cette métaphysique qui s'est alors trouvé renversé. Qu'on en juge: avant, le monde n'était possible que fondé sur l'amour de Dieu (amor Dei) ; après il n'apparaîtra envisageable que fondé sur l'amour de soi (amor sui).

 

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Dans le fragment 458 des Pensées, Pascal dénombre trois concupiscences (« trois fleuves de feu qui embrasent la terre ») résultant de la mise au premier plan de l'amour de soi au détriment de l'amour de Dieu : la passion de voir et de savoir, la passion des sens et de la chair et la passion de dominer (libido sciendi, libido sentiendi, libido dominandi). L'analyse vient en droite ligne du livre X des Confessions de saint Augustin, que nous avons déjà mentionné.

 

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L'opposition entre deux amours, l'amor Dei et l'amor sui, est présente chez tous les augustiniens. En témoigne ce passage de Pascal :

Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi-même ; mais avec cette loi, que l'amour pour Dieu serait infini, c'est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu même, et que l'amour pour soi-même serait fini et rapportant à Dieu. L'homme en cet état non seulement s'aimait sans péché, mais ne pouvait pas ne point s'aimer sans péché. Depuis, le péché étant arrivé, l'homme a perdu le premier de ces amours ; et l'amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande âme capable d'un amour infini, cet amour-propre s'est étendu et débordé dans le vide que l'amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s'est aimé seul, et toutes choses pour soi, c'est-à-dire infiniment. Voilà l'origine de l'amour-propre. Il était naturel à Adam, et juste en son innocence ; mais il est devenu et criminel et immodéré, en suite de son péché4.

 

Dans ce passage, l'amour-propre est rigoureusement condamné par Pascal, marquant ainsi son allégeance aux positions augustiniennes défendues par Port-Royal. Mais on notera que cette proscription absolue dissimule une concession de taille faite par le philosophe à l'amour-propre. Il était naturel à Adam ; ce n'est qu'après - après la chute qu'il est devenu criminel.

Si j'ai relevé cette concession mineure et secondaire, mais effective, c'est parce qu'elle-me semble significative du type même de pas qui, tout insignifiant qu'il soit, aura contribué à mener vers une réhabilitation progressive et insensible, mais finalement totale, de l'amour-propre.

 

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Il nous suffira d'identifier quelques-uns de ces petits déplacements parmi les plus significatifs pour mesurer le chemin qui aura, aux alentours de 1700, fatalement mené de l'amor Dei à l'amor sui.

   

 


1 Cf Rousseau, Émile ou De l'éducation, chap. IV (disponible sur le site des classiques des sciences sociales, http://classiques.uqac.ca/classiques/). Rousseau formule pour la première fois cette distinction dans Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) et iJla reprend ensuite dans plusieurs grands textes.

 

2 S. Freud, "Pour introduire le narcissisme» [1914], in La Vie sexuelle, PUF, Paris, 1969.

 

3 Saint Augustin, De genesis ad /itteram (La Genèse au sens littéral), Bibliothèque augustinienne, trad. Agaësse-Solignac. nesclée de Brouwer, Paris, 1972, livre XI. 19-20.

 

4 Blaise Pascal, «À Monsieur et Madame Périer », 17 octobre 1651, in Œuvres complètes, Louis Lafuma, Seuil, Paris, 1963, p. 277.

 

 

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