Le plein, combien de temps encore ?
La Croix mardi 15/12/2009
Gaël Giraud, jésuite, économiste, Ceras, CNRS, École d'économie de Paris.
A quoi pourrait ressembler notre monde dans vingt ans ? On l'a vu en 2008, le prix du pétrole est sujet à des variations impressionnantes : de 60 à 140 puis derechef à 40 dollars le baril en quelques mois ! Et le revoilà autour de 80. À moyen terme, l'évolution est claire : il ne peut qu'exploser. En effet, la consommation mondiale quotidienne d'or noir augmente à une vitesse telle qu'elle dépassera bientôt la capacité mondiale de production journalière. Ce qui importe n'est pas de savoir quand coulera la dernière goutte de pétrole disponible (question dénuée de sens à moyen terme, puisque l'on peut liquéfier du charbon pour en faire du pétrole) mais de savoir quand nous consommerons davantage de barils de pétrole par jour que nous ne pouvons en produire dans la même journée. Ce jour-là, le pétrole sera devenu une denrée (très) rare relativement à nos besoins, et donc très chère.
Désormais, mêmes les compagnies pétrolières concèdent que ce jour surviendra avant 2030. Peut-être dès 2025. Les envolées actuelles du pétrole ne sont pas directement liées à ce futur excès de demande sur l'offre mais au calcul suivant : puisque le pétrole va devenir très cher, achetons-en (via des actifs financiers dérivés) dès aujourd'hui pour le revendre plus tard. Ces opérations financières pèsent en moyenne trente fois plus que les opérations « réelles » de livraison de pétrole ; elles suffisent à dicter le prix du pétrole (à la hausse). Mais ce n'est rien par rapport à ce que nous connaîtrons lorsque les limites physiques de production quotidienne feront elles-mêmes exploser son prix. Sans compter le coût de la facture écologique qu'il faudra bien reporter sur les énergies polluantes. Ni l'arbitrage entre alimentation humaine et agrocarburants qui pèsera sur le partage des terres cultivables.
Certes, cela nous obligera à trouver des « substituts au pétrole » : colza, éoliennes, nucléaire, énergie solaire, hydrogène, autres énergies fossiles ? N'entrons pas ici dans ce débat (1). La conclusion est sans appel : les énergies de substitution moins polluantes ne seront pas en mesure, d'ici vingt ans, de maintenir le niveau de vie actuel des pays de l'OCDE. En clair : le prix du pétrole explosera et nous n'aurons pas les moyens techniques de lui substituer des ressources « propres », sinon de manière partielle.
Pétrole très cher = transports très chers. Une voiture par ménage redeviendra un luxe. Fini les autoroutes perpétuellement bouchées autour du péage de Saint-Arnoult (bonne nouvelle !). Des transformations radicales de notre urbanisme seront nécessaires : nous ne pourrons pas non plus substituer des bus, des métros ou des trains aux millions de voitures et de camions qui prennent la route chaque jour en Europe. Fini également les banlieues pavillonnaires qui s'étendent à des dizaines de kilomètres sur le modèle californien. Il nous faudra des villes denses, peu consommatrices en pétrole -- beaucoup moins polluantes, autre bonne nouvelle ! -- et innervées de transports en commun. La voiture électrique ne pourra se substituer que partiellement au parc automobile routier : l'électricité, il faut aussi la produire, ce qui exige du charbon ou du nucléaire ou des barrages... En outre, elle ne peut pas être stockée : les conditions d'alimentation seront nettement plus complexes, et donc plus coûteuses, que pour le pétrole actuel.
Près de 80 % du commerce mondial emprunte la voie maritime. Avec un pétrole hors de prix, il faudra aussi renoncer en partie à ce mode de transport. Or les pays de l'OCDE, depuis vingt ans, délocalisent une part chaque jour croissante de leur industrie manufacturière vers les pays émergents, parce que la main-d'œuvre y est bon marché et les coûts de transport (très) faibles en comparaison de l'inflation des biens de consommation. Pensez un instant à la quantité d'objets dont vous vous servez et qui ont pris le bateau pour parvenir jusqu'à vous. Si leur coût de transport devient exorbitant, il faudra apprendre à les produire nous-mêmes... ou à s'en passer. Voilà pourquoi certains responsables de grandes entreprises reconnaissent, en aparté, que les classes moyennes françaises pourraient voir leur niveau de vie divisé par deux au cours de la génération à venir. Même Internet et le monde numérique risquent de souffrir : l'univers « virtuel » est en réalité très consommateur en objets matériels qu'il sera de plus en plus onéreux de faire venir jusqu'à nous.
Tout n'est pas « noir » dans ce tableau : le coût des transports mettra fin également au chantage à la délocalisation auquel se livrent certaines multinationales. Les entreprises devront réapprendre à internaliser localement une partie de leurs activités. Peut-être nos réseaux sociaux se recomposeront-ils selon d'autres critères que l'hyper-mobilité actuelle ? Les services à la personne pourraient s'en trouver revalorisés alors qu'ils constituent aujourd'hui une trappe à emploi pour les « travailleuses pauvres ». Autre versant « heureux » du phénomène : bon gré, mal gré, nous aurons à redécouvrir la joie de la sobriété !
En revanche, on hésite à imaginer l'avenir des pays du Sud dans un tel contexte...
GIRAUD Gaël
(1) Cf. Jancovici et Grandjean, Le Plein s'il vous plaît !, Seuil, 2006.