Le risque de croire. Albert Rouet.
(dans Etudes de Janvier 2010)
Croire libère la foi du risque de s’enclore dans du religieux
Celui qui désire croire se lance dans une marche. Abraham part « sans savoir où il va » (He 11, 38), au seul timbre d’une parole. Moïse tire au désert un peuple qui rêve de retourner aux sécurités asservies, donc sans autre risque que de perdre sa dignité et sa liberté. Se rassurer éloigne le vertige de la mort. Alors se multiplient les polices contre tous les risques, ou contre les principaux. Avancer aussi précautionneusement remplace la vie par la sécurité. Cette étroitesse étouffe. Je comprends le jeune homme riche de vouloir une vie plus large encore que ses désirs. Las ! Il ne voulait pas ouvrir les mains et partir. Une telle décision lui paraissait trop risquée.
Car le risque commence par une rupture, un passage au-delà des flots. Il croise les querelles, les incompréhensions et les luttes. Il voisine avec le danger de se perdre. Aussi voit-on des êtres se prendre à croire pour se garder et se protéger. « Vous avez bien de la chance de croire » leur dit-on. Mais une foi sans exode se replie en système. « Temple de Jérusalem, temple de Jérusalem ! » s’écrient ses habitants, confortés par sa présence (Jr 7, 4). Il faudra l’audace de Jérémie pour fendre autant d’assurance. Une variété de foi protège de croire.
Je m’explique. La foi connaît ces entassements de certitudes qui écartent les questions et les doutes. Une idéologie cherche à répondre à tout, elle se défend en se protégeant. Elle reconstruit sa tour de Babel, inexpugnable. Elle discerne des adversaires au moindre soupçon. Habillée de religion, cette foi scrupuleuse s’oblige à une pureté d’acier. Nul ne connaît vraiment les oppositions qu’après les avoir fréquentées et parfois éprouvées. Pour éviter le risque, on tranche. Mais le couteau tombe mal : il sectionne cette foi de la vie ordinaire qui l’entoure et qui la porte. Nul ne peut entièrement s’en retrancher. Il faut alors trier ce qu’on retient des avantages économiques, des alliances politiques ou des intérêts psychologiques. Toute séparation opère un choix, elle se compromet avec ce qu’elle favorise. Elle ramène les autres pensées à ce qu’elle estime être acceptable. L’opération semble artificielle. Elle l’est, mais elle rassure, car elle prend une saveur de puissance.
Que reste-t-il alors de la marche au désert, de la soif et des grands vents ? Partir commence par une rupture, un seuil à franchir. Cet acte de naissance tranche le cordon ombilical : la Bible dit « trancher une alliance ». Dieu passe entre les bêtes écartelées (Gn 15, 17). L’Esprit s’écoule d’un corps transpercé. Le cordon coupé, l’enfant parlera face à face ; d’hésitations en chutes, il découvre la marche et la vie aussi vaste que les grains de sable du désert. S’ouvre à lui le risque premier, celui d’oser avancer, d’oser la rencontre. Il sort de chez lui.
Croire donne le risque de la rencontre. Mot cruel : rencontre de combat ou rencontre d’amour ? Les deux bien sûr. Jacob lutte avec l’ange, Job avec Dieu et, au jardin des oliviers, le Christ avec son Père. C’est aussi le désir des fiancés dans le Cantique, l’ardente espérance d’Isaïe et la tendresse du Fils qui appelle son Père « Abba ». Bref la complexité des relations à l’autre. Pas de relation sans confiance, certes. Mais pas davantage de confiance sans dénuement des images, épreuve du temps et lent approfondissement du dialogue et du silence. Joies et peines encombrent. Il les faut épurer pour qu’elles construisent un avenir aussi simple qu’une route sinueuse parmi les aléas de l’existence. Ne reste alors que l’autre en son imprévisible liberté. Non pas s’habituer à l’autre mais le laisser se révéler.
Perdre la foi ? Cela se peut comme on perd sa route ou une trace. On perd contact par une rigidité sans cœur : on s’enlise en des émois dégoulinants. La foi se perd à trop s’ausculter, à s’épuiser en stériles condamnations. Un système s’effondre et l’homme vit comme une délivrance l’évaporation de ce qu’il avait construit afin de se garder lui-même, pâtre de ses propres images. Il a manqué un jour, à une croisée de routes, l’audace de s’affronter à l’inconnu, le risque de l’autre, aigu, nécessaire, qui eut cependant ouvert les horizons.
Croire libère la foi du risque de s’enclore, mais affronte le risque d’exister avec celui qui se dit si justement la Vie qu’il a donné la sienne. Cette livraison fonde l’acte de croire, du moins à mes yeux. Car celui qui se donne, s’en va. Il ne pèse pas sur les épaules de ceux qui le suivent. Au fond, le risque de croire tient dans l’affrontement à la pauvreté. Croire dénude. Ni titre, ni fonction, aucun acquis comme nulle assurance ne protègent de l‘attirance exercées par cet Autre si pauvre et si offert. Il se risque lui-même en cet acte de naissance : remettre sa vie et sa mort entre les mains du Père, s’abandonner, au-delà des mots jusqu’au dernier souffle. Et se lève doucement une aurore d’espérance.