Nous appelons belle l’œuvre qui nous touche. Quand devant ce que l’on voit on ne peut rester indifférent c’est que nous avons été interpellés

Publié le par Michel Durand

J’ai préparé aujourd’hui les conférences que je donne à St Bonaventure. Cela m’a donné l’occasion de relire un article écrit, il doit y avoir plus de 10 ans. Le voici. Il me semble toujours d’actualité.


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BASA 2013 Fragiles. Memento Mori, Gyan Meer.

œuvre choisie pour accompagner mon homélie de Toussaint/ En marche vers la beauté de la Lumière totale. A lire ou à entendre le 1er novembre.

Se construire par la beauté*

Dans tous les débats où l'on s'exerce à définir la beauté, les difficultés s'amoncellent et, en fin de parcours, nous ne savons plus de quoi il est question. Fusent alors les petites phrases désabusées du genre : "la recherche du beau est vaine" ; "qu'est-ce que la beauté ?" ; "le Beau, avec un B majuscule, n'existe pas" ; "vous savez, les goûts et les couleurs !" ...

Récemment, j'ai entendu un plasticien conceptuel qui justifiait sa création artistique avec cette conclusion : "de toute façon, je n'ai pas voulu faire quelque chose de beau". Il rejoint un certain nombre de créateurs contemporains qui pensent que le beau ne peut plus être la recherche de l'art. Et il s'oppose en cela aux courants idéalistes, académiques qui développent, au contraire, l'idée que le beau existe en soi et que nous avons accès à des critères du Beau. Ceux-ci permettent de situer une œuvre en face de quelques canons esthétiques. Sont alors évoquées, dans la ligne du classicisme grec, des formes, des proportions dites parfaites, harmonieuses. Il n'y aurait de justement beau que "les figures construites selon le canon grec*  ou le canon égyptien"(1). Mais ce n'est pas comprendre la philosophie de saint Thomas que d'en rester à l'idée de l'existence d'un seul genre possible du beau. "Les bonshommes de Rouault, explique Jacques Maritain, sont aussi parfaitement proportionnés, dans leur genre. Intégrité et proportion n'ont aucune signification absolue, et doivent s'entendre uniquement par rapport à la fin de l'œuvre, qui est de faire resplendir une forme sur la matière". Autrement dit, le beau est conditionné par l'événement quotidien. Il ne s'exprimera pas de la même façon selon les âges, les régions, les cultures différentes.

Il y a quelques années, nous avons voulu manifester dans le logo de l'Espace Confluences, une idée forte, porteuse de l'ensemble de nos actions. Nous avons écrit : "Se construire par la beauté". Une majuscule à 'beauté' nous apparut d'emblée impensable. Donc, quand nous avons opté pour ce slogan à la suite de nombreuses discussions, il était clair que, déjà, nous nous étions orientés sur un chemin qui ne cherche pas à investir dans le sens d'un beau en soi. Notre option est claire. Il n'y a pas de beauté absolue. Ce que l'un appelle beau peut ne pas l'être pour d'autres et inversement. C'est avec satisfaction que je retrouve chez Maritain une semblable réflexion : "Si belle que soit une chose créée, elle peut paraître belle aux uns et non aux autres, parce qu'elle n'est belle que sous certains aspects, que les uns découvrent et que les autres ne voient pas : elle est ainsi belle en un lieu et non belle en un autre" (2).

Observons notre comportement devant un paysage, création du Créateur ou devant une peinture, une architecture, une sculpture… création d’une créature. Il nous arrive de dire, spontanément : comme c'est beau !  Et l'on reste, en silence, dans l'admiration de la chose vue, tellement pris par cette beauté rencontrée que le temps semble s’être arrêté. Dans la basilique Saint-Pierre à Rome, en attente d’une cérémonie pontificale, je me rappelle le moment où les projecteurs s'allument pour éclairer les voûtes. Un frémissement bruyant parcourut toute l’assemblée car personne n’a pu retenir la manifestation orale de son admiration : Oh !... que c’est beau !

Autrement dit, nous appelons belle l’œuvre qui nous touche profondément. Quand devant ce que l’on voit, on ne peut rester indifférent, c’est que nous avons été interpellés, séduits, touchés. Une émotion se dégage avec parfois tellement de force que nous en avons les larmes aux yeux. Un sentiment de plénitude, de perfection, de

parfait aboutissement nous atteint au point que nous comprenons qu’un événement important vient de se produire et que, désormais, rien ne sera plus comme avant. Un bonheur difficile à décrire, une joie réelle nous enveloppe. Ce que nous découvrons dans cette émotion provoquée par le beau perçu s’imprègne profondément dans notre être et nous pouvons dire que nous en sommes transformés. Autrement dit, ce que je perçois comme beau par l’émotion que cela suscite en moi, me façonne, m’améliore, me grandit… bref, me construit.

Il arrive que l'émotion ressentie soit partagée. Dans ce cas, nous rencontrons le bonheur de pouvoir partager la découverte que nous venons de faire. Cela aura comme conséquence, grâce au dialogue, d’imprégner en moi, plus profondément encore, le message reçu dans cette perception du beau. Ce que j'ai découvert alors s'intégrera tellement avec mon être propre que je ne pourrai plus, sans mauvaise conscience, sans sentiment de trahison, ignorer la découverte entreprise. La vérité découverte dans et grâce à l'émotion suscitée par la vision de ce que je qualifie dans ma subjectivité, de beau, s'imposera à moi de l'intérieur et je ne peux, si je suis sincère, ignorer la révélation qui vient de se produire.

Je vais employer un autre langage pour mieux me faire comprendre. Il m'arrive souvent d'observer les gens qui regardent une exposition de peintures. L’émotion se voit sur les visages. Il y a une sorte d’immobilisation devant l'œuvre préférée. La personne se déplace vers d'autres sujets, puis revient à celle qu'elle s'est sélectionnée. "Il n'y a pas de problème. c'est celle-ci qui a ma préférence ; je ne saurais dire pourquoi, mais tout de suite j'ai flashé devant elle". Qu'est-ce qui est considéré comme beau ? Ce devant quoi on flashe ! Coup de cœur, coup de foudre inexplicable sinon par la correspondance qui existe entre l'attente de celui, de celle qui regarde et l'œuvre exposée. "Cette peinture me parle". C'est en ce sens que nous disons qu'elle est belle. Et nous comprenons très bien que deux personnes peuvent ne pas ressentir les mêmes émotions. Il n'est donc pas toujours possible de se faire comprendre dans ce que l'on trouve beau. Je peux être touché par ce que je vois et que je considère comme beau alors qu'un proche demeurera complètement indifférent. Et je peux demeurer strictement de marbre devant ce qui le fait vibrer. Dans ce cas je dirai : ça ne me touche pas.

Concluons.

Le beau existe assurément, et on peut le définir en disant, par exemple, comme je l'ai écrit plus haut, est beau ce qui me touche, ce qui crée en moi une émotion. Le beau est donc essentiellement subjectif. Puisque le beau découvert par l'un n'est pas obligatoirement pris par l'autre comme tel, il n'est pas possible de parler de beau en soi, ni de critères objectifs du beau. Cela nous invite à une grande tolérance. Nos jugements sur ce qui n'est pas beau ne peuvent qu'être prononcés avec d'infinies prudences. Un signe a posteriori de la réalité du beau sera la perception de ce qu'il produit dans la personne même, son édification : se construire par la beauté.

 

 

1) Jacques Maritain. Art et scolastique, Paris 1920, p.44.

2) op. cit ... p. 47

 

• Article paru dans Confluences N" 93

Publié dans Art

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